« Au Pays du Mufle »

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Alfred Vallette, « "Au Pays du Mufle" », Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 357-361.


« AU PAYS DU MUFLE » (1)

 M. Laurent Tailhade renie son Jardin des Rêves, dont Théodore de Banville écrivait :« Il contient au plus haut degré les qualités essentielles à la jeune génération artiste et poète, c'est-à-dire à la fois la délicatesse la plus raffinée et la plus excessive, et le paroxysme, l'intensité, la prodigieuse splendeur de la couleur éblouie. » L'œuvre à quoi un tel maître appliquait de telles paroles ne justifie aucunement le dédain en lequel la tient son auteur. Mais c'est affaire à lui, et, comme fit naguère en ce recueil (2) M. Ernest Raynaud, je voudrais ne pas insister sur ces premiers vers. Je les rappellerai néanmoins avant de brièvement indiquer comment, selon que je le crois, l'original esprit et le rare poète qu'est M. Laurent Tailhade — d'abord plus spécialement voué, semblait-il, à cette poésie « d'inspiration catholique où se complaît souvent sa latinité dans les fumées d'encens que traverse une lumière de vitrail » (3) — s'est momentanément détourné du but radieux, comment s'activa l'autre artiste — le terrible autre — d'ordinaire assoupi en lui et ne se manifestant guère, en ses fugaces réveils, que par des épigrammes pour la plupart jamais écrites et en tout cas point colligées en vue du volume.
 Le sonnet Préface du Jardin des Rêves éclaire sur la psychique de M. Laurent Tailhade alors qu'il composa ce livre. Le poète est déjà bien désabusé. Nombreuse est la jonchée légère de ses illusions défuntes, et c'est sans mélancolie — car il n'est pas précisément un élégiaque !— qu'il la contemple, et surtout sans se plaindre. On ne gémit point si l'on est un dieu : il n'a qu'à toucher Lazare pour que Lazare revive. Aussi a-t-il recueilli les frêles vestiges des si tôt mortes, il les a ensevelis dans un riche tombeau, et, au lieu de se lamenter en vain du sort implacable qui les flétrît venant d'éclore, il ressuscite à son gré les fleurs merveilleuses dans tout leur éclat :
  Bien que je sois brisé comme sont les frégates
  Qu'emporte l'océan sur les récifs houleux,
  J'ai gardé le trésor de mes beaux rêves bleus
  Dans des coffrets ornés de perles et d'agates.
  Je remonte parfois le fleuve nébulleux
  De l'enfance, bordé de flores délicates,
  Et je revois passer les robes écarlates
  Des anges disparus dans les ciels fabuleux.
  Les jardins sont remplis de valseuses pâmées,
  Les roses dans les vins se meurent, parfumées,
  Les baisers ont une aîle et passent en riant...

 Toute la flore des rêves d'adolescence et de jeunesse, expirée aux premiers souffles du Mal, resplendit dans le jardin un moment si dévasté. — Résurrection inefficace: l'illusoire réalité a duré tant que se consommait l'œuvre ; le poète n'a plus maintenant que tristesse à se promener en son jardin refleuri, dont les parfums, aussi odorants qu'autrefois pourtant, ne le grisent plus. Les délicieuses fragrances, jadis brises des cieux et qui lui ouvraient l'infini, il sait qu'elles émanent d'une combinaison chimique... Il sait, il sait trop, et sa détresse est profonde:

  Mon âme est un décombre où le vent et la pluie
  Insultent ce qui fut la splendeur d'autrefois,
  Un tableau dédaigné que personne n'essuie,
  Un instrument fêlé qui cherche en vain sa voix,
  Un palais déserté dont les murs noirs de suie
  Se souviennent encore d'avoir couvert des rois.

 Mais le poète est sur le chemin de Damas : il voit soudain, et il s'oriente vers le catholicisme — sinon un baume pour sa misère d'homme sans foi, du moins un inépuisable trésor pour son âme d'artiste. Il a jeté sa gourme dans le Jardin des Rêves, tout de poésies fugitives, à quoi l'on reprocherait de manquer de l'unité sans laquelle il n'est point d'œuvre : son prochain ouvrage sera un livre et non un recueil, livre un par l'inspiration et qui dira les fastes de l'Église, les somptuosités de la liturgie romaine, la magnificence du temple et du tabernacle, la majesté des orgues, la suavité des cantiques montant à Madame Marie... Nul mieux que lui n'évoquera les incomparables splendeurs du culte et n'en exprimera l'infinie beauté artistique : il connaît son architecture imposante, dont les bêtes fantastiques lui ont sans doute confié leurs secrets ; il sait la courbe des arceaux, l'élancement des flèches, la gracilité des colonnes, les légendes et les symboles des vitraux, les pénombres et les lumières des saints lieux, les rares étoffes richement brochées, la rigide draperie ecclésiastique aux plis lourds; il est un extraordinaire sertisseur de gemmes; les enluminures des vieux missels lui sont familières; il a surpris l'onction du geste sacerdotal; il a le sens des choses sacrées et des cérémonies religieuses, et il est peut-être l'unique poète vraiment latin de notre époque si généralement embrumée de métaphysique allemande. Mais, comme il est d'un âge impie et que lui non plus n'a la foi, comme il serait incapable de cette œuvre inférieure qu'est une poésie seulement plastique, l'âme qui vivifiera son livre n'est pas — oh! pas du tout! — celle qu'insufflaient à leurs créations les candides artistes du moyen-âge, et il n'est point téméraire de supposer que cette glorification de l'Église par un prestigieux mais incroyant poète moderne n'aurait pas l'approbation papale...
 Tel est le livre que vraisemblablement, à en juger par certaines poésies du Jardin des Rêves et d'autres subséquentes, nous lirions aujourd'hui, s'il n'était arrivé à M. Laurent Tailhade la commune mésaventure de rencontrer le Mufle — ou plutôt, car, hélas, il le connaissait, la malchance de ne le plus supporter à peu près silencieusement. Mais, aussi, le monstre, depuis quelques lustres, a tant grandi, grossi, que sa formidable hure intercepte la lumière du ciel : son ombre dense noie les parvis, ensevelit les portails où le poète contemplait l'extase des saints de pierre, efface l'histoire éternelle inscrite sur les vitraux, éteint les ors de l'autel et des chasubles, immerge les foules du temple, qui, angoissées, ont tu leurs chants et laissé mourir les cierges. Or, devant le panmuflisme d'une société tellement goujate qu'elle a perdu jusqu'aux primes notions de la politesse, M. Laurent Tailhade a succombé aux assauts furieux de ce que j'appellerai son second moi de poète — le moi aux épigrammes jusqu'alors platoniques, puisque non publiées, — tout à fait différent de l'autre, moins noble aussi, et momentanément la meilleure partie de lui-même fut absorbée par la pire. Au reste, la sanglante satire de Au Pays du Mufle était actuellement fatale de la part d'au moins un de ceux qui, d'humeur peu bénigne, ont très aigu le sentiment du pignouffisme: une telle voix, providentielle, était nécessaire à l'immanente et supérieure justice qui régit le monde. Ne fût-ce que peu de minutes durant, il est consolant de croire à cette justice-là, et j'en verrais volontiers une preuve ici même, en ce que, au lieu du piètre versificateur qui eût pu assumer le rôle de stigmatiser son temps — œuvre informe et partant éphémère, tout au plus bonne à fustiger une époque d'ignominie accidentelle et partielle —, c'est un ouvrier sans égal qui en eut la pensée, de telle sorte que l'universelle et incommensurable vileté contemporaine fût gravée en lignes perdurables sur les tables d'airain.
 Mais, précisément à cause de ce pullulement du mufle, je déplore que M. Laurent Tailhade gaspille tant d'heures à lui bâtonner individuellement le groin — méthode avec laquelle il en oubliera, et des meilleurs, ce qui est dommage — et je le préfère de beaucoup lorsqu'il généralise. La satire qui s'en prend aux individus est inférieure et dangereuse parce que, d'abord, elle est fréquemment injuste ; il y a des degrés dans la muflerie, et, à propos de telle ou telle personne nommée ou suffisamment désignée par son vers, on a jugé que le poète allait un peu loin. Et puis, à ne considérer qu'un seul objet, on est sollicité par des détails sans importance: on ne peut pas ne point apercevoir la verrue du nez qu'on pichenette (gracieux euphémisme en l'occurrence), et, au lieu de courir au but, qui est de ridiculiser d'un mot la difformité de ce nez, on s'attarde à dépeindre la verrue, sa topographie, la sinuosité de ses ravins, la nuance de ses sommets et l'altitude de six poils qu'elle féconde. Énumération et analyse du secondaire au détriment de l'essentiel, et jamais on atteint à la synthèse, qu'on obtient toujours, par contre, à envisager une catégorie, un genre, un groupe. La satire individuelle est, de plus, inopérante ; loin d'y prêter créance, on s'en méfie, et si elle passe à la postérité ce n'est qu'à titre de spirituelle boutade: elle entame à peine l'épiderme, telum imbelle sine ictu. La satire collective, qui, de toute nécessité, n'a souci que des caractères généraux, est moins amusante sans doute, mais d'une portée bien supérieure, et son trait nerveux, point alourdi de fioritures inutiles, véritable arme de guerre, file avec légèreté, décrit une sûre trajectoire, frappe juste où il faut, pénètre profondément et proprement.
 Il serait pédant et superfétatoire en ce recueil, suivi surtout par des lettrés qui n'ignorent point M. Laurent Tailhade, de tâcher à un essai de critique sur Au Pays du Mufle, et de rechercher avec exactitude la place que lui assigne ce volume. M. Armand Silvestre, dans la préface, établit d'ailleurs sa filiation par Villon et Théophile Gautier: « De Gautier il a l'impeccabilité souveraine ; de Villon l'emportement lyrique et l'abondance cadencée du verbe. Son vers passe du frémissement de la lyre au claquement du fouet ». Il me suffira de constater que, depuis des temps immémoriaux, depuis nos plus vieux bardes et nos premiers conteurs, nul livre n'offre un tel ragout d'ironie coupante et d'acerbité d'esprit, et je noterai la constante « belle humeur » souvent facétieuse et toujours caustique épandue en cette œuvre d'un que, sous son impassibilité souriante de parfait gentleman, je soupçonne tant d'être un irréparablement triste. Il n'est pas besoin non plus d'insister sur l'envergure de la raillerie— Ah ! que n'est-elle dédiée à M. Jules Simon pour ses doctes travaux sur la dépopulation ! — intitulée Ballade de la génération artificielle ; sur l'admirable mouvement lyrique de la fameuse Ballade confraternelle pour servir à l'histoire des Lettres françaises ; sur la perfection et la joyeuseté de la Ballade pour se conjouir avec le « Petit Centre »; sur la qualité du sarcasme à froid de Sur champ d'or et de toutes les pièces qui visent le menu bourgeois, sa dame et sa demoiselle ; enfin sur la si doucement mélancolieuse goguenardise — qui me rappelle invinciblement Rutebeuf — de la Ballade sur le propos d'immanente syphilis :
  Du noble avril musqué de lilas blancs
  Hardeaux paillards ne chôment la nuitée.
  Mâle braguette et robustes élans
  Gardent au bois pucelle amignottée.
  Jouvence étreint Mnazile à Galathée.
  Un doux combat pâme sur les coussins
  Ton flanc menu, Bérengère, et tes seins
  Jusques au temps que vendange soit meure.
  Or, en ces jours lugubres et malsains,
  Amour s'enfuit, mais Vérole demeure.
 N'est-ce pas d'un « sentiment » exquis ? Mais M. Laurent Tailhade n'a point l'hypocrisie du vocable, et, lors de sa publication dans le Mercure de France, cette ballade provoqua maintes indignations : de pudibonds crânes pointus ne parvinrent jamais à y voir autre chose que l'avant-dernier mot du refrain, qu'ils taxèrent délibérément de « cochonnerie ». Il n'y a rien à répondre à ces âmes comme-il-faut, sinon qu'elles habitent à toujours le pays d'où le poète a rapporté son livre,  
 J'ai par deux fois, au cours de cet article, souligné l'adverbe momentanément appliqué à l'état d'esprit qui enfanta les poésies de Au Pays du Mufle. Absolue est ma conviction, en effet, que M. Laurent Tailhade ne se confinera point dans la satire. Il ne l'abandonnera pas tout à fait peut-être, mais certainement il songe à l'œuvre annoncée, ce livre au titre si bien à lui et prometteur de toutes les rutilances : Les Escarboucles.


Alfred Vallette.


(1) 1 vol. petit elzévir (Léon Vanier).
(2) Notices littéraires : Laurent Tailhade (n° de janvier).
(3) Armand Silvestre, Préface de Au Pays du Mufle.

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