« Sur Albert »

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Charles Morice, « Sur "Albert" », Mercure de France, t. I, n° 11, novembre 1890, p. 405-411.


SUR « ALBERT »


 Ce livre est « une synthèse du héros contemporain et tend à personnifier une époque, comme avant lui les Rolla, les Adolphe et les Werther. » (1)
 Voilà le but.

 Que vaut-il ?
 Qu'en vaut la réalisation foncière et formelle ?

I


 Sérieux d'esprit et noble d'intention comme est à coup sûr Louis Dumur, nous lui devons d'autres témoignages que ceux d'une vaine complaisance.
 L'objet principal de son œuvre, tel qu'on vient de le voir nettement indiqué, est-il littéraire ? Je ne le crois pas. Se proposer de réunir en un personnage de fiction les traits les plus saillants du jeune homme de ce temps, avoir pour terme d'élection d'inscrire un nom nouveau, à une date nouvelle, dans la liste des « héros » de l'ennui moderne, c'est commettre une double erreur : sur les conditions naturelles de la conception artistique et sur le domaine légitime de l'art. Car un tel projet, sincèrement exécuté, se réclamerait de la psychologie sociale, qui est étrangère à la littérature, et contraindrait l'écrivain à procéder en vue d'une immédiate généralisation, système dangereux à l'originalité. Au lieu de descendre en soi et de se demander : qu'est-ce qui constitue la vie propre de mon esprit ? que dirai-je que ne puissent pas dire les autres hommes ? l'écrivain a cherché et mis en lumière celles de ses qualités qu'il partage avec le plus grand nombre de vivants, dans la région dite raffinée, — et au fermer du livre on a le sentiment qu'un curieux, de bien du loisir, a pris le bizarre soin de marcher le plus exactement possible dans de vieilles traces de pas, — non sans adresse d'ailleurs et en nous donnant parfois l'illusion de l'indépendance.
 Il est aussi désastreux d'inscrire d'avance un livre dans une certaine catégorie que de le dédier à un certain public. L'un et l'autre désirs révèlent une pensée assujettie, une préoccupation extralittéraire. Il y a un souci d'étiquette inconciliable avec la liberté essentielle à l'action poétique.
 Et puis, la catégorie en question est tout à fait chimérique si on se l'assigne comme point d'arrivée. Les romans et les poëmes qui ont personnifié une époque n'ont point du tout été écrits dans la pensée de personnifier une époque, ni d'exprimer aucun état d'âme collectif quelconque. Ils ont été conçus — tous — sous l'influence de certains accidents très personnels ; ils ont été écrits — tous — dans un but très personnel de délivrance, ou de satisfaction. La douleur d'être constitué de telle sorte qu'il était incapable d'atteindre aux réalisations heureuses dès qu'il en avait constaté la possibilité, une passion sans harmonies spirituelles, les idées nouvelles (amour de l'humanité, amour de la nature, amour de la liberté) dont il avait pris le goût dans La Nouvelle Héloïse, enfin le suicide d'un ami, — voilà les « accidents » où Gœthe a trouvé le sujet de Werther. En l'écrivant il ne pensait à aucune généralisation, il ne faisait profession ni de moraliste, ni de critique : homme, il cherchait son repos, il se « débarrassait » d'un fardeau spirituel : poëte, il accomplissait sa fonction. René, et Obermann, et Adolphe, et Volupté, et Les Lettres d'Everard, etc., ont été écrits et conçus comme Werther. Un seul, parmi les grands livres de cet ordre, semble faire exception. Ce que nous savons des partis-pris d'objectivisme de Flaubert et les nuances mêmes du titre nous incitent à croire que L'Éducation sentimentale était classée d'avance, qu'on y voulut fixer les traits communs d'une génération. Il suffit pourtant de se souvenir des autres ouvrages de l'auteur pour reconnaître dans L'Éducation comme dans Madame Bovary, comme dans Bouvard et Pécuchet, une tendance primordiale chez Flaubert à la généralisation dans l'exception secondaire : c'était l'inférieure moitié de sa nature orientée d'autre part à la splendeur. De plus, outre les traces évidentes d'« accidents personnels, » L'Éducation nous donne un éclatant exemple d'œuvre d'art realisée en des vues d'art pur, d'art unique ; la thèse du titre s'efface dans les intensités vitales des êtres faibles, bons, méchants, qui font là leurs gestes courts, sans intentions. Flaubert a beaucoup moins voulu personnifier une époque que donner une forme belle au sentiment de mépris apitoyé qu'excitaient en lui ces pauvres êtres. C'est la critique historique. après coup ― comme toujours ―, qui assigne une place à ce roman parmi les œuvres « symptomatiques. »
 Il y a plus. Les seuls livres ont un tel rang qui ne l'ont pas ambitionné, parce que le désir net, raisonné, de faire la synthèse d'une époque dans la vie ou le fragment de la vie d'un personnage, est simplement irréalisable en tout temps ― et, au nôtre, de si claire sorte que cette évidence est de celles qui rendraient la vue à des aveugles !
 Pour nous donner en un Werther de n'importe quelle date le héros du temps, il faudrait procéder par des voies éclectiques où l'art et la passion trouveraient peu leur compte. Quelle est, en 18xx, la dose moyenne de la sensibilité, de l'intellectualité, de la sociabilité, etc... ? Sur un certain nombre d'individus d'âge, d'éducation, de facultés, de vertus et de vices sensiblement égaux, combien, ô statistique, en comptons-nous, chez lesquels les mêmes causes produisent les mêmes résultats ? Quelle est, en 18xx, la plus normale pratique, par exemple, de l'amour ? — ... et ces mots : « normal, moyen, » caractériseront nécessairement le factice personnage fondé sur ces données d'expérience générale, — quand l'art ne vécut jamais que d'excès ! Que si l'écrivain, artiste et sentent le besoin de spécialiser sa création pour lui donner des couleurs, prend la peine de jeter cette entité — constituée pièce à pièce de documents humains — dans quelques complication d'événements, dans quelque crise sincère, autobiographique peut-être, tout l'art du monde n'empêchera personne de distinguer le point ou Albert cesse de « personnifier son époque » pour n'être plus que l'incarnation d'un homme véritable : et ce seront, dans le roman malencontreusement conçu. deux œuvres parallèles, plus éloignées l'une de l'autre que le mensonge plein de vérités d'un beau tableau et l'exactitude pleine d'erreurs d'une bonne photographie.
 Je me doute bien qu'il y a mille autres moyens de traiter ce genre d'écrire ; quel que soit le tour choisi, toujours nous y démêlerons l'artifice qui n'est pas l'art, la perpétuelle poursuite d'un type factice où tous les types se rencontreraient comme en un carrefour, la défiance des enthousiasmes qui pourraient exciter à créer quand on ne veut qu'imiter, l'indigent emprunt fait, dans cette défiance, aux suggestions de la vraie vie.
 À certaines époques, toutefois, de large impulsion générale, supposons qu'il soit possible d'enclore les siècles simultanés de quelques millions de destinées dans la minute d'un seul vivant qui leur prêterait le masque de son nom. Qu'en faut-il dire, s'il s'agit du moment qui est le nôtre ? S'il s'agit de l'éparpillement, de l'écharpillement qui nous caractérise par un défaut absolu de caractères communs ? Dans le Jadis qui s'évoque aux livres de Gœthe et de Chateaubriand, nous sentons bien que ces grands esprits pouvaient — sans, bien entendu, aucun vœu de le fixer objectivement et résolûment en leurs œuvres — reconnaître au fond de leurs propres émotions le frisson d'un monde qui s'écroulait, d'un monde qui se levait. Les noms mêmes de Sainte-Beuve et de Lanfrey, au lendemain, au surlendemain des grands changements, retiennent quelques traits assemblés du visage de leur instant, fait d'épuisement et de déception. Mais aujourd'hui, cherchez : c'est l'époque ou l'Exception prend les prérogatives de toutes règles. Toute entreprise qui nécessite un concours de plusieurs personnes, de plus de trois, apparaît puérile ou fossile, à moins, comme lien, qu'elle ait l'Argent, devenu le seul terme commun, le seul point de contact, (2) dans cette dispersion infinie.
 En passant,et comme on pourrait objecter certaine communauté de scepticisme, je ne veux répondre que par le nom de l'un de nous, de qui l'on dit, çà et là : le Jeune Homme Moderne. C'est le rôle que semble assumer M. Maurice Barrès. Qu'il s'y plaise ou qu'il y condescende, je crois qu'il a tous les torts de préméditation d'un Albert. Factices, l'un et l'autre. Et c'est, tandis que de plus en plus s'écartent de la poussière ceux qui gardent une foi ou qui viennent de la trouver, un sceptique assuré, un dilettante même qui joue ce personnage de conviction...
 (Ce n'est pas trop le lieu — et il y faudrait trop de mots — d'indiquer les origines de cette dispersion. Elles sont dans le grand fait scientifique et moral qui a substitué l'idée de l'Humanité à l'idée de la Nationalité, dans la Révolution et dans l'Électricité. Depuis que les unités nationales s'effacent devant d'énormes intérêts communs, les centres provinciaux ont tôt disparu ; les centres nationaux sont en train de disparaître. Les langues s'échangent entre elles et tendent à se fondre en quelque sténographie parlée ou la science et l'argent feront de plus en plus tous les frais d'effort. Les mêmes causes ont produit cette fièvre de déplacement qui favorise et qu'exalte l'industrie du transport, si bien que le mot actuel du monde, c'est : VITE. — Or, ce qui se produit sous nos yeux a son départ dans nos âmes.)
 Les temps sont sans doute passés ou les grandes œuvres étaient celles qui se formaient lentement, par des traditions longues, dans l'imagination et dans la mémoire des races : alors les grands poëtes n'avaient qu'à donner une forme définitive au profond et informe désir qui chantait vaguement dans toutes les pensées. Depuis que les hommes se parlent des deux bouts de la terre ils ne s'entendent plus au fond de l'âme, parce qu'on ne se peut rien dire du fond de l'âme dans le style du télégraphe ou dans le glapissement caricatural du téléphone. Depuis que les peuples sont des frères, il n'y a plus de famille ; depuis que le monde est notre patrie, nous sommes tous exilés. Cette façon de tant nous répandre dans la vie extérieure, toujours davantage emmure notre vie intime, et comme les ressemblances morales s'acquièrent surtout par l'imitation — consciente ou non — l'écart s'accentue à l'infini entre des êtres réduits, quant au moral, chacun à ses propres ressources, puisque tout à l'heure personne ne fera plus à personne des confidences qui resteraient incomprises. Les hommes vont, viennent pour des intérêts matériellement communs : mais cette communauté comporte des réserves qui ne pourront que grandir à cause de la distance immense des âmes actuelles : en sorte que la Chine est aux portes de Paris, mais que nous sommes séparés les uns des autres par de plus hautes et plus solides clôtures que les vieilles murailles historiques de la Chine.
 Personnifier, incarner en un personnage de roman cette époque?

II

 Aussi Louis Dumur a-t-il un peu trahi les exigences naturelles de son plan. Il a tout à fait négligé les clauses scientifiques de l'affaire où il demeure l'indifférent avocat d'un singulier quelconque du total pluriel :
 « Il n'avait rien d'extraordinaire qui le distinguât du commun des nouveaux-nés... »
 Rien d'extraordinaire non plus ne le distingue à la dernière heure. Le suicide n'est pas une originalité. Albert est — (quelque notion d' « atavisme ») — de famille provinciale et bourgeoise ; c'est tout. Précoce, il souffre de son entourage, il souffre de ne rien comprendre — cet enfant ambitieux ! aux rouages de la grosse machine, et de son impuissance conçoit quelque pessimisme. À Paris, il a bientôt vu la fin de son capital et le voilà pion. Il expérimente, entre temps, l'amour, le jeu, les lettres. Rien ne le retient, rien ne peut le satisfaire : c'est de la noblesse et de la naïveté. Moins jeune, quand Albert aura franchi l'heure sotte où l'on se tue en songeant que le monde est indigne de nous, il saura que les contingences extérieures ont en nous-mêmes leur suprême raison d'être, qu'il ne faut rien chercher hors de nous, que l'amour — ainsi que toute autre « occupation » de la vie — n'a son sens qu'en l'état d'âme ou il nous jette.
 Par ces erreurs, ce livre — d'un projet si difficile, je disais impossible — reste au-dessous de ce qu'on devait attendre du talent de Dumur — de qui nous savons de beaux vers. — Ce sont des généralités vagues et d'heure peu moderne, malgré le désir. Albert est déçu partout, par tout, en tout. Aussi bien la nature même que les œuvres humaines le mécontentent. Non que la nature ou les œuvres des hommes brusquent et froissent en lui quelque pensée précieuse, une idée à lui du monde, un grand désir. Non : tout uniment, il n'avait pas rêvé le monde comme ça et il reste chagrin de sa déconvenue. Mais l'Albert qui s'est survécu sait, aussi bien que personne, que ce monde, ou nous aurions tort de chercher un idéal tout fait, n'est que l'assemblage vague et vaste où, tous, comme dans une inépuisable carrière, nous devons puiser les matériaux de notre beau Palais. Il n'existe pas, ce monde, en tant qu'objet de nos désirs : mais quelle vie l'anime aussitôt à nos yeux si, comme il faut, nous y voulons voir, avec un reflet du désir universel dont nous prenons notre part, de quoi donner une direction à notre personnel désir et de quoi le nourrir et l'exalter et le grandir en nous grandissant en lui ! C'est le Champs du Désir, le monde, rien de plus et tout cela.
 Je ne m'arrête pas à reprocher à Dumur le dandysme des « gros mots, » retentissement de cette École du Brutalisme d'il y a quelques années et de piteuse mémoire. En particulier, ce n'est pas pour le lui enseigner qu'il faut faire observer à Louis Dumur que « baiser » n'a qu'un sens : voyez Littré ou l'Académie, et que ce sens-là, mais il faut s'y tenir, n'est pas le bon.
 Ces brutalités sont d'autant plus dissonantes que le livre, toutes faites les réserves qui précèdent, abonde en jolies pages. Maggie, — comme une nouvelle à part, cet épisode dans le roman, — est une chose singulière et plaisante. L’Évolution d'un Pessimiste est bien, dans les données courtes.
 On pourrait dire, au résumé, de ce livre : Écrit trop tôt quant à l'auteur, trop tard quant à nous. Il y a des insignifiances que, dix ans ensuite, l'auteur d’Albert eût raturées. Mais, même parfait au possible, il serait toujours, pour nous, à l'imitation d'anciens livrés et terriblement destitué d'actualité. — C'est peut-être M. Édouard Rod qui aura fait le dernier René. Sentimental et froid, tout ensemble, il paraît dédié à une certaine classe de lecteurs en retard, et c'est le René des médiocres. Je parle de la Course à la mort. M. Dumur a choisi ses personnages parmi les intellectuels : voilà ce qui le date d'un temps où le Mercure de France — première manière — était plein de vie. La souffrance n'a pas diminué depuis les grandes plaintes harmonieuses des anciens poëtes. Pour les répéter sans les copier vous avez eu la ressource de dire au trivial ce qu'ils disaient au lyrique. Quand on pense que vous eussiez eu moins de peine à parler le premier — d'autre chose, de précisément vous seul pouvez savoir quoi !

***


 Moralité :
 C'est un bruit commun qu'il y a des livres qu'on peut refaire tous les vingt ans ;
 C'est un faux bruit.

Charles Morice.


1. M. Camille de Sainte-Croix dans un récent article de la Bataille littéraire.
2. « ... Encore qu'à chacun suffirait peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui, en silence, une pièce de monnaie... »

Stéphane Mallarmé.


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