A propos de l'accent tonique

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Louis Dumur, « À propos de l'accent tonique », Mercure de France, t. I, n° 5, mai 1890, p. 188-194.


À PROPOS DE L'ACCENT TONIQUE(1)


 « On nomme accent tonique ou, simplement, accent, l'élévation de la voix qui, dans un mot, se fait sur une des syllabes. Ainsi dans raison, l'accent est sur la dernière syllabe, et, dans raisonnable, il est sur l'avant-dernière syllabe. L'accent tonique peut être dit l'âme du mot ; c'est lui qui en subordonne les parties, qui y crée l'unité et qui fait que les diverses syllabes n'apparaissent pas comme un bloc informe de syllabes indépendantes. En français, il n'occupe jamais que deux places : la dernière syllabe, quand la terminaison est masculine : l'avant-dernière, quand la terminaison est féminine »
 Telle est - formulée par Littré dans sa préface du Dictionnaire - la définition de l'accent tonique. Les grammairiens qui se sont occupés du sujet sont d'accord avec lui, et pour constater le présence de l'accent tonique dans notre langue, et pour en signifier l'importance ; c'est par l'accent que s'est opérée toute l'évolution du latin français.
 Il semble en conséquence, très naturel, très logique et très français de choisir comme base de rythme, pour le langage poétique, une cadence d'accents toniques revenant à intervalles réguliers.
 Presque toutes les langues modernes l'ont fait. Le français seul ne s'y est guère résolu : et plutôt que de se complaire à cette magnifique ondulation des mots, qui évoque le mouvement de la mer, il se borne à numéroter froidement des syllabes, quitte à donner le coup de cloche avertisseur de la rime, lorsqu'est venu le moment de passer à un autre vers. Il ne peut, cependant, renoncer au rythme par l'accent : chose impossible puisque l'accent est dans l'essence de la langue. Le tort qu'il a, c'est de ne pas s'en servir et de le laisser latent, objet d'instinct de la part des poètes qui le soupçonnent ; au lieu de le sortir de ses entrailles, de le poser en évidence et de l'établir l'un des régulateurs de sa beauté.
 Le seul usage que la poésie française ait fait de l'accent à été d'en douter la sixième syllabe de l'alexandrin et la quatrième (ou la cinquième ou la sixième) du décasyllabe. Encore n'est-ce pas l'accent pur, mais la césure (2). Or, voilà que les poètes contemporains, sous prétexte de liberté, négligent même ce vestige de scansion ; et l'on lit maintenant des vers comme ceux-ci, auxquels je ne reproche rien comme fond, mais tout comme forme :
  « Et Psykhé, la bonne veuve qui sait pourtant
  La stérilité des illusoires espoirs,
  Du promontoire, en l'envol de ses voiles noirs,
  Les encourage d'un geste à peine hésitant » (3)
  «  Mais nous avons hâte d'éclairer cette rue » (4)
 On affectionne des désordres métriques tels que :

« Lasse de ce silence nocturne

Dont s'alarmait son amour,

La princesse à l'âme taciturne

Préluda sur le luth d'amour.

« Dans le fouillis des folles étoffes

Ses doigts aux bagues d'argent

Émurent de somnolentes strophes

Sur les cordes d'or et d'argent. » (5)


 Comparez à cela ces vers des mêmes poètes, où l'accent tonique est disposé régulièrement :

« Sur la grève des mers, il balance ses pas

Pris d'un doux mal d'amour pour sa dame la lune

Qui le leurre au plus loin de la lande et la dune  » (6)

« La Veuve qui pourtant cache en ses voiles noirs  » (7)

«  Et de vous révéler encore à nos esprits

Et d'élever encore à l'univers surpris. » (8)


 Comparez surtout aux vers de neuf cités les vers de neuf suivants, où l'accent tonique tombe de trois en trois (anapestes) :

« Chère main aux longs doigts délicats,

Nous versants l'or du sang des muscats,

Dans la bonne fraîcheur des tonnelles,

Dans la bonne senteur des moissons,

Dans le soir où languissent les sons

Des violons et des ritournelles. » (9)


 Dans cette strophe, il y a pourtant un vers qui détonne, un seul, qui heurte désagréablement l'oreille, au point que l'ont se prend à compter les syllabes pour voir s'il est juste : c'est le dernier. Ce vers est, en effet, faux rythmiquement : l'accent tonique, qui devrait tomber sur la troisième syllabe, tombe sur la quatrième. Pour rétablir le rythme, il faudrait transporter l'accent sur la troisième syllabe, en changeant la quatrième atone, et dire :

Des violes et des ritournelles.


 Le rôle de l'accent tonique est, on l'accordera, considérable. Il n'est donc point chimérique de vouloir s'en servir en poésie. En le disposant régulièrement, on obtient une harmonie indiscutable, et, ce qui est à remarquer, on acquiert alors la possibilité de composer des vers blancs, chose impraticable jusqu'ici, les vers français dépourvu de sa rime n'offrant pas d'éléments suffisants à la mesure.
  Il conviendrait de faire, à ce sujet, l'historique et la critique des tentatives du Moyen-Âge et du seizième siècle en quête d'une métrique française. Je ne l'entreprends pas maintenant. Je dirai seulement que Baïf - pour ne nommer que le plus célèbre de ces chercheurs - basait ses vers non sur l’accent tonique (il ignorait sans doute ce que c'est), mais sur la quantité des syllabes. En somme, il s'efforçait de trouver en français l'équivalent des longues et des brèves du latin, pour en former des mètres calqués sur ceux des anciens.
 C'est donc une confusion extrême que font ceux qui, jugeant les essais actuels de poésie rythmée par l'accent tonique, le représentent comme renouvelés de Baïf et leur prévoient le plus complet effondrement. Les toniques et les atones ne sont pas du tout la même chose que les longues et les brèves, elles sont absolument indépendantes d'elles et exercent une action bien différente sur la prononciation des mots. Voici, par exemple, le mot pâté. Dans pâté, est une syllabe longue et est une syllabe brève : la quantité du mot est donc une longue et une brève, soit un trochée dans le système des langues anciennes. Au contraire, pour l'accent, est une atone et est une tonique : et pâté est un iambe dans le système des langues modernes (anglais, allemand, russe, italien - et français). Dans pâte, la tonique tombe sur la longue ; dans patte, elle tombe sur une brève.
 Le latin basait son vers sur la quantité, sans tenir aucun compte de l'accent.

« Urbem Roman a principio reges habuere »


 Ces premiers mots des Annales de Tacite forment en même temps un vers hexamètre. Si on les lit en prose, c'est-à-dire en marquant l'accent tonique, on devra élever la voix sur les syllabes ur, ro, a, ci, re, e. Si on les scande en pieds, c'est-à-dire en marquant les longues et les brèves, on aura par contre :

Urbem - Romam a - principi - o re - ges habu - ere


 Comprend-on la différence ?
 « L'ancienne métrique - c'est M. Littré qui parle - venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque et s'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire que le pied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves. Ce système, dont l'origine se perd dans la plus ancienne histoire de la Grèce, eût progressivement à lutter contre un puissant adversaire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta ; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné ; et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et de brèves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exigences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques »
 La distinction des longues et des brèves est-elle possible en français ? Ceci est une tout autre question que celle de l'accent tonique. Il n'importe pas ici qu'elle soit discutée ; mais j'espère montrer un jour que là aussi il y a des découvertes à faire et d'importantes ressources à trouver pour la poésie.
 L'accent une fois défini, et sa puissance établie, il s'agit d'examiner comment il se comporte dans la phrase.
 Rien de plus facile pour les dissyllabes et les trisyllabes à terminaison féminine : l'accent frappe la dernière syllabe des masculins et la pénultième des féminins. Ex : chacal,balle, vire.
 Voyons pour les monosyllabes.
 « Quand plusieurs monosyllabes se suivent -- dit M. Chassang (10) - ils se prononceraient difficilement s'ils étaient tous atones ou tous accentués ; les mots atones ont besoin d'être soutenus par des mots accentués ; et des mots qui, pris isolément, seraient accentués, se soudent étroitement au mot suivant, qui prend seul l'accent. C'est ce mélange de mots atones et de mots accentués qui fait l'harmonie de ces vers de Racine :

« Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble. »


 M. Chassang aurait dû marquer aussi le mot pas du premier vers, qui porte, lui aussi, un accent, plus léger, c'est vrai, que celui de jour et de pur, mais existant néanmoins et contribuant à former le rythme iambique de l'hémistiche. Du reste cela est égal : et pourvu que les accents principaux soient à leur place, c'est-à-dire, pour un rythme iambique, sur des syllabes de rang pair, le rythme est très nettement indiqué. Le second hémistiche est anapestique. Quant au deuxième vers, c'est un pur et magnifique tétrapode anapestique.
 De l'examen des phrases composées de monosyllabes et de dissyllabes, il résulte que l'accent se distribue suivant deux lois :
 1° Il ne peut y avoir deux toniques consécutives.
 2° Il ne peut y avoir plus de deux atones consécutives.
 Il ne peut y avoir deux toniques consécutives (sinon séparées par un silence, qui tient lieu d'atone). Voilà pourquoi, dans le second vers de Racine, le mot mer, qui, par lui-même, est tout aussi digne de porter l'accent que le mot fuit, par position est atone. Notez qu'il peut fort bien être souligné par un accent dramatique, sans que pour cela le mot fuit soit moins tonique. Bien plus, dans un vers comme celui-ci :

« Ni n'éclate un ton faux dans l'universel chant » (11)

l'accent tonique, frappant chant, ne peut frapper la syllabe immédiatement précédente sel, qui pourtant, comme finale d'un mot à terminaison masculine, devrait être accentuée ; et il recule sur ver, qui, à l'état normal, est atone.
 Il ne peut y avoir plus de deux atones consécutives. Aussi, lorsque les mots (une succession de monosyllabes peu importants, par exemple) n'imposent pas à l'accent tonique une place stricte, celui-ci se distribue suivant le rythme indiqué par les mots importants, de manière à diviser la phrase en membres égaux, soit iambes, soit anapestes, Ex :

« Mais vous vous trouviez là qui me tendiez mon verre » (12)


 La fin du vers est franchement iambique : accent sur diez, accent sur ver. Nous avons en outre un accent qui s'impose sur , autant par l'importance du mot que parce qu'il forme la sixième syllabe de l'alexandrin, où l'on a l'habitude d'entendre une césure. Nous aurons donc un accent sur me, qui est placé à l'égale distance de la et de diez ; et le second hémistiche sera iambique. Le premier peut indifféremment être divisé en deux ou en trois membres : un accent sur le second vous, ou deux accents, l'un sur le premier vous, l'autre sur trou (remarquez, dans de cas, le déplacement de l'accent normal de viez sur trou, causé par le voisinage de  ; et, dans l'autre cas, la suppression de ce même accent pour la même cause). L'hémistiche sera donc composé ou de deux anapestes, ou de trois iambes. Mais si l'on prend depuis de vers précédents, on lit :

« Puis il fallut manger et boire, comment faire ? » 
Mais vous vous trouviez là qui me tendiez mon verre »


 Le premier vers est entièrement iambique. (À propos de comment, remarquez le déplacement de l'accent sur com). Le second vers sera également entièrement iambique, par analogie, puisque rien n'empêche qu'il le soit.
 Arrivons aux polysyllabes.
 D'après la seconde loi formulée, on concevra aisément qu'ils puissent ou doivent, selon leur longueur, porter un second accent, Existe-t-il une place normale pour ce second accent, ou celui-ci se manifestera-t-il seulement par le mouvement de la phrase et la double loi de position ? Autrement dit, un mot pris isolément, cavalerie, réclame-t-il son second accent sur une place déterminée, soit ca, soit va, ou peut-il être accentué différemment sur ca ou sur va ? (Il ne peut être question de le, qui précède immédiatement la tonique ri). Les grammairiens, sans qu'aucun l'ait nié, ne se sont pas tous préoccupés de ce second accent, bien moins intéressant pour eux que l'autre, qui est de provenance étymologique. Cependant, il peut suffire que quelques-un l'aient observé. J'invoquerai l'autorité de M. Chassang - que l'on consentira, j'espère à ne pas récuser :
 « Les mots français composés de plus de deux syllabes ont, sur la première, une sorte d'accent de surcroit, qui vient s'ajouter à l'accent de la voyelle finale. Ainsi, l'on prononce (en accentuant les syllabes marquées ici de caractères plus forts) : CAvaLIER, CAvaleRIE, ANthropoPHAGE, BELligéRANT. » (13)
 J'ajouterai - cette fois, qu'on me pardonne, de ma propre autorité - qu'un mot de plus de quatre syllabes, comme Méditerranée, portera un troisième accent à l'intérieur, ter, celui-ci, il est vrai, moins fort que le deuxième, lequel était déjà moins fort que le premier, qui est l'accent tonique par excellence.
 Faut-il encore ajouter que ces accents de surcroît sont sujets aux mêmes influences que l'accent principal, lorsqu'ils se trouvent en contact avec une autre tonique ?

« Depuis la voûte impénétrable qui l'abrite

Jusqu'à l'autel de marbre noir, son piédestal,

Tout l'édifice, qu'ornemente un art brutal,

Trahit un culte sombre, au maléfique rite » (14)


 Dans cette strophe, absolument iambique, le polysyllabe impénétrable voit son accent normal de im reculer sur à cause du voisinage de voûte. Tous les autres accents tombent régulièrement.
 Enfin, je mentionnerai une licence, très usitée chez les poètes anglais et allemands, qui consiste à remplacer parfois l'iambe par la trochée, au commencement du vers. Voici ce que cela donne en français :

« Goûte le miel d'après-midi que va t'offrir
Celui de qui les yeux sont ta dernière fête » (15)


 Le premier pied de chacun de ces deux vers, au lieu de porter l'accent sur la seconde syllabe, le présente sur la première. Cela n'enlève rien à leur rythme iambique. Si l'on disait :

Reçois le miel d'après-midi que va t'offrir
Celui de qui les yeux sont ta dernière fête

il gagneraient moins en iambe qu'ils ne perdraient en moralité.
 Me sera-t-il permis, après ces citations de bons poètes, de revenir, pour terminer, sur les deux vers incriminés ici même, et d'expliquer comment il se fait que dans :

Le blanc dominateur, le blanc géant et solitaire,

mi soit tonique au lieu de do, et que dans :

Sur le pont Troïtzky les passants

la syllabe Tro soit atone ?
 Mais je crois qu'il n'y a plus besoin maintenant d'explication, pas plus que pour les autres « erreurs dont fourmille » un modeste essai, auquel je me suis complu peut-être plus qu'il n'eût fallu.

Louis Dumur.

Saint-Pétersbourg, 28 avril 1890.


1. Je dois me contenter ici d'un aperçu. J'espère proposer plus tard une étude régulière sur la prosodie française : mais comme je n'ai pas sous la main les documents dont je compte me servir, il me faut réserver ce travail.
2. Excepté au moyen-âge, où l'on trouve des vers comme celui-ci, cité par Littré :
 « Selon maniere de loial ami. »
3. Louis Denise.
4. Fernand Clerget.
5. Stuart Merrill.
6. Stuart Merrill.
7. Louis Denise.
8. Fernand Clerget.
9. Jean Moréas.
10. Autant que possible, je me mets à couvert, pour ne pas qu'on me reproche encore de tirer de ma fantaisie des choses qui ont été constatées par d'autres que par moi.
11. Charles Maurice.
12. Paul Verlaine.
13. Nouvelle Grammaire française, pages 27 et 28.
14. Édouard Dubus.
15. Laurent Tailhade.

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