A propos du « Premier Livre Pastoral »

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Ernest Raynaud, « A propos du "Premier Livre Pastoral" », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 197-204.


A PROPOS
DU « PREMIER LIVRE PASTORAL »


 Depuis le jour où le Mercure de France l'a signalé à l'attention des lettrés, Maurice du Plessys a parcouru un glorieux chemin. C'était naguère un personnage de légende où la malignité du monde s'exerçait à propos d'un opuscule de M. Anatole Baju. Son nom éveillait mille fables grotesques et succulentes. On savait qu'il mettait ans ses ajustements un soin féminin, qu'il affectionnait la soie et le velours, qu'il posait le pied en marchant avec l'art des suprêmes danseuses. Les jeunes gens fraîchement échappés de province traduisaient en chansons l'étonnement qu'ils avaient à considérer ses pardessus de forme spéciale, et les brasseries du quartier latin en résonnaient longuement. Le Poète souriait de ces complaisances et de cette opinion vaine, estimant que fournir un aliment aux sarcasmes et faciliter leur tâche aux médisants est encore le plus sûr moyen de parvenir. Epris de renommée, comme toutes les âmes généreuses, il était d'une complexion à l'accepter même d'une excentricité. Il se fût aisément contenté d'une gloire à la Brummel; mais les dieux lui gardaient une autre destinée.
 Il a surgi depuis des brouillards de la légende pour resplendir d'une clarté véridique. Il s'est inscrit à l'une des pages de l'histoire des lettres françaises.
 Au moment ou il quittait Anatole Baju, il rencontra Jean Moréas où l'attendait la même vivacité d'affection,la même fièvre apologétique, mais ce dernier commerce lui fut davantage profitable. Son scepticisme débordant fut tôt contenu par la foi vigoureuse du Maître. Lui qui avait traversé les littératures en plaisantin, s'émut au contact de ce prêtre fervent des Muses, qui va sur terre indifférent à tout ce qui n'est pas divin. Il comprit ce qu'il y a d'injuste pour le poète à mésuser de ses dons. Il pressentit le sacerdoce. Toutes ses neiges de surface ne tardèrent pas à se fondre pour laisser fleurir l'ardente conviction qui couvait en lui. On le vit secouer sa paresse. Il travailla, non plus au hasard de ses stations dans la fumée des cabarets, mais dans l'ombre des bibliothèques, avec régularité et méthode. Il se fit traduire Homère, Sophocle. Il réapprit les textes de Virgile. On le rencontrait, la nuit, au bras de Moréas, buvant la parole attique où bourdonnaient les lumineuses abeilles. Avec sa merveilleuse finesse, il démêla tout de suite ce qu'il y avait de spécial dans cet esprit encore mêlé aux ondes impures d'un prétendu symbolisme, et, fort de quelques sympathies, il accoucha Moréas d'une religion nouvelle.
 Cette idée romane, logiquement mûrie, n'est donc pas seulement, comme d'aucuns le prétendent, née du besoin d'étonner. A l'heure ou éclata le manifeste du Figaro, les symbolistes et les décadents se disputaient l'attention. Si dissemblables qu'ils parussent, les uns et les autres étaient le produit d'une erreur commune : le Romantisme. Les décadents avaient pris aux romantiques le sens exagéré de la couleur; ils en étaient tombés au japonisme, au tachisme, à l'audition colorée. Les symbolistes avaient hérité du goût des romantiques pour le macabre et le nébuleux. Ils pataugeaient dans une incohérence barbare qui voulait être du rêve. Conduits par un abus de basses analogies qu'ils décoraient du nom pompeux de symbolisme, ils en étaient venus à traduire en un patois grossier des hallucinations alcooliques ou artificielles que Baudelaire avait du moins promues à la solennité d'un style académique.
 Que devenaient dans tout ceci les qualités distinctives de notre race : la netteté du discours et sa belle ordonnance? Sous prétexte de nous donner du rêve écrit, on nous conduisait au galimatias le plus éhonté. Il importait de restituer à la langue française son intégrité première. Il importait de sauvegarder notre patrimoine de cet assaut furieux donné au nom de Wagner par des hordes belges, allemandes et tartares. L'idée romane est donc née surtout d'un réveil de l'esprit national.
 Nous n'oublions pas que nous avons été nous mêmes parmi les combattants de la première heure du décadisme et du symbolisme, mais nous n'en éprouvons aucune honte, car — il faut le dire — cette tentative a été dans ses origines bien intentionnée et même assez féconde, quand elle n'aurait eu pour résultat réactionnel que la démonstration de l'impossibilité de rendre véritablement l'art contemporain à la vie sans abjurer avec franchise le faux idéal romantique qui l'a perverti.
 A l'apparition du manifeste roman, l'émoi fut vif parmi les poètes reniés. Outre que c'était pour tous une « réclame » qui leur échappait, ils comprirent qu'ils étaient irrémédiablement perdus. Des jeunes hommes se transformèrent en chiens furieux, qui avaient été réputés jusque-là pour leur mondaine correction. Les glaces du Soleil d'or et d’Harcourt, habituées à des images plus tranquilles, en reflétèrent soudain mille poings férocement tendus, mille chevelures provocamment secouées. On s'explique le déchaînement des colères. Ce manifeste surprenait les symbolistes et les décadents au lendemain de enquête de M. Huret, alors que, tout enivrés du premier encens de la réclame, ils s'étaient crus installés définitivement dans la faveur publique. On venait de les proclamer novateurs, et la voix la plus autorisée d'entre toutes, abjurant le faux idéal qu'ils exploitaient, attestait qu'ils n'étaient que les continuateurs stériles d'une littérature épuisée.
 Comme on ne trouvait aucune objection sérieuse à opposer à ce principe roman, on se replia sur des points de détail. On plaisanta le mot d'Ecole, impliquant une discipline rigoureuse, un faisceau d'efforts si peu en faveur dans ces temps d'anarchie où le désordre et la confusion ont seuls crédit.
 Certes, on l'a maintes fois proclamé : il n'y a en Art que des individus, mais ces individus, sans rien perdre de leur puissance et de leur individualité, peuvent travailler selon un principe commun. Maurice du Plessys nous sera le meilleur argument, en prouvant qu'il n'a rien perdu de ses qualités premières de grâce et d'élégance pour s'astreindre à la formule romane. Il y a gagné au contraire en force et en éclat.
 D'ailleurs, à part quelques objections par trop malintentionnées, comme celles, par exemple, de M. Henry Fouquier, qui se doublaient de toute l'importance du Figaro, et qu'il importait de rectifier sur-le-champ, il nous parut plus noble de les mépriser toutes, pour n'y répondre plus tard que par des œuvres.
 C'est pourquoi nous nous devons d'insister aujourd'hui sur ce Premier Livre Pastoral, qui véritablement ouvre le feu.
 L'auteur a mis quelque coquetterie à parfaire ce livre en peu de mois, peut-être pour confondre ceux qui l'accusaient d'impuissance. S'il y paraît à quelques réminiscences décadentes, nous n'en revendiquons pas moins cette œuvre pour issue de la règle romane, et c'est à juste titre que sa couverture s'orne la première de l'image de la Déesse où, pour nous, s'identifient la Pallas grecque et la Minerve latine.
 Au sortir de la boue et des marécages de la littérature décadente, nous retrouvons dans ce livre l'air salubre et vivifiant des purs sommets. Toutes les pages volent balayées d'un souffle vraiment épique. A l'encontre de Moréas, qui est davantage un élagiaque, Maurice du Plessys s'emploie à imiter, autant qu'il est en lui, les fougueuses hardiesses de Pindare. Il s'élance, à sa suite, dans les régions du pur lyrisme, et l'audace règle seule son vol aventureux . Il a sorti des ruines d'Alcée et de Stésichore des joyaux d'un éclat sans pareil. Son style frémit de tout l'or rapporté d'explorations lointaines. Il aime les rivages délaissés; il a ramené de l'oubli les dépouilles opulentes de Rousseau le Pindarique, et il a rendu tributaire jusqu'à notre Lebrun.
 Il a retrouvé le dédain farouche du fils de l'Amazone. Il s'applaudit de se connaître. Un orgueil indomptable emporte son discours, comme il y paraît par ce Tombeau de l'auteur, tuméfié d'une si formidable emphase.

   Ci repose Plessys qui d'un souffle d'athlète

 Entonna des buccins qui faisaient peur aux cieux

 Et qui, de l'éternel trophée ambitieux,

 A fléchi d'un poing fort l'inflexible arbalète.


  Vous, Muses! Attestez, sincères pucelettes,

 Qu'un qui de Moréas suivit le pas pieux

 Sonna gros du beau soin de toujours sonner mieux:

 Oui, ceci vous direz, si sa garde, vous l'êtes!


  Dites 'cor qu'ouvrier du plus grave des styles,

 II tira de la harpe en images tranquilles

 La Terre porte-ciel, porte-onde, porte-feu !


  Mais ce qu'il faut surtout que l'âge à venir sache,

 C'est que fieffé de chiche et que repu de peu ,

 II porta bellement son morion sans tache.


 Une autre fanfare orgueilleuse sonne à chaque vers de cette Ode à la gloire des Muses romanes dont le Mercure de France eut, en son temps, la primeur (1), et qu'à ce titre j'estime inutile de reproduire, mais qui reste un modèle d'éloquence.
 L'éloquence est d'ailleurs l'une des vertus de ce poète, qui s'y applique avec la conviction qu'écrire bien dans sa langue est encore la meilleure manière de penser juste. Il a raison. Comment la forme saurait-elle être dissoluble de l'idée? Comment saurait-il y avoir des idées véridiques exprimées dans une langue fausse? Comment une langue véridique saurait-elle masquer l'Erreur? On a déjà fait remarquer que les Parnassiens, qui passent pour d'habiles formistes diseurs de rien, ne sont en somme que des écoliers maladroits, et qu'on ne peut lire un sonnet de M. de Heredia, par exemple — je prends M. de Heredia parce qu'il est habituellement cité dans ces sortes de discussions — sans y rencontrer de surprenants solécismes et de choquantes impropriétés de termes.
 La maîtrise de Maurice du Plessys éclate dans ces fragments d'hymne à Hermès, dont il semble la vivante incarnation:

 Car Hermès est espiègle et sa barbe est maligne

Et ne s'ébat jamais qu au dam des dieux puissants...

 N'a-t-il pas du dieu la sveltesse élégante, l'astuce industrieuse et les longues chaînes d'or de la persuasion?

 ...............................................

 Tel, aux mufles fumeux, le farouche attelage

 S'en venait, régulier, par les labours glissants,

 Et le fils de Maia, d'une main toute sage,

 Contenait leur pied grave au chemin qui descend.

 Une chanson volait dans sa barbe maligne

 Et son cœur était doux du labeur accompli:

 II avise soudain entre les rares vignes

 Un noir bloc qui luisait comme un marbre poli.

 Or, c'était une bête, à moins que quelque roche

 Par l'horreur entaillée en défi au ciseau

 N'eût poussé quatre tout petits pieds aux tout croches

 Ergots, palmés d'ailleurs comme des pieds d'oiseau,

 Et tiré des cent plis d'une mouvante poche

 Un petit hochant chef aux deux yeux en biseau.

 Tel le noir monstre, énigme et peur de la nature,

 Etait lourd sur le sol dont il semblait issu,

 Et de plats émaux verts pavaient son dos bossu

 En cent pierres, bûcher d'une splendeur obscure.

 Qui, l'une à l'autre jointe en mosaïque dure,

 Chancelaient de feux noirs comme un vieux bouclier.

 Le divin conducteur, épris de l'aventure,

 Va du poing rassurant l'attelage effrayé,

 Le détourne meuglant du monstre épouvantable.

 Et, l'ayant à dix tours solidement lié,

 Il le fie au vieux tronc d'un chêne inébranlable:

 Puis, curieux non moins qu'ambitieux de telle

 Capture, de la bête approche à pas prudents.

 Or la bête était comme morte et ce pendant

  Qu'elle avait sou gros col allongé, d'un mortel

 Coup de pointe, il la perce avec son dur trident.

 Un sang blême coula de la triple blessure;

 Les subtils petits yeux moururent dans deux pleurs;

 Une bave funeste épouvanta les fleurs;

 Un soupir monstrueux consacra ta chaussure,

 Dompteur!


 Je ne m'attarderai pas à défendre le poète du reproche qu'on ne va pas manquer de lui adresser de pédantisme, à cause qu'il use de l'apocope et qu'il pave son style d'archaïsmes. Ces artifices commandés par la haine de la vulgarité ne peuvent surprendre que les ignorants.
 On lui reprochera aussi son retour à la fable grecque ; mais, les religions n'étant qu'une façon de penser, il est loisible au sage d'épouser celle qui lui convient, et si les poètes romans entrepris le mythe hellénique, c'est que seul il fournit une matière suffisante aux plus hardies entreprises du rêve, c'est que seul il offre des signes assez puissants pour traduire les plus complexes « états de vie », c'est qu'en un mot il est seul capable d'amener l'esprit à son dernier degré d'épanouissement. Et c'est ici le lieu de rappeler aux néo-mystiques et aux kabbalistes d'aujourd'hui que cette religion, qu'ils répudient comme réfractaire à la rêverie nébuleuse, au « vague à l’âme » , et comme dénuée d'action suggestive, est le berceau de l'occultisme à qui elle a légué pour assises le principe de ses grandes divisions.
 Parlons sans périphrases. La littérature française n'a aujourd'hui qu'une œuvre à consommer, je dirai même qu'une raison d'être, c'est de renouer la tradition classique, unique expression complète et fidèle du génie national. C'est cette noble tradition française, héritière d'Athènes et de Rome, qu'il faut faire revivre et développer dans tous ses éléments.
 L'admirable Pélerin passionné de Moréas a déjà renoué triomphalement le premier chaînon de la tradition traîtreusement rompue. L'école romane française est sortie toute armée de cette muse miraculeusement reparue; c'est par sa voix que la perfection peut-être trop exclusive de Racine se parera des grâces de Thibaut de Champagne et de la vigueur de Ronsard. Ainsi s'effectuera cette synthèse réservée à l'heure présente. Nous saurons d'ailleurs garder notre Parnasse reconquis du Python exotique. Le poète, dans son Eloge martial des Muses retrouvées, chante:

 Le blé déjà florit en innombrables piques:

  Plein déjà du soigneux dessein

 De combler de son sang tes ferventes barriques,

 Bacchus hâte pour toi la rondeur des raisins;

 Déjà nouant le pampre à son grave portique,

 Ton seuil est ferme au plus fameux du Palatin

 Et jà, qu'on voit seconde aux emprises belliques,

 Déjà la Victoire arme le zénith de ton destin!

 En vain, encontre au pavois qu'une troupe gaillarde hausse,

   Gueules dont tu te gausses,

 Entendes-tu la haine faire rage comme mâtins;

 Vois, épuisant tout le noir lait dont elle est grosse,

   Sur l'arène retomber l'envie;

 Vois que, de ton or, avide en vain, Genséric ira qui convie

   Le cupide Avare pérégrin:

  Soins vaniteux ! Caution de ta vie,

  Minerve t'a lacé son propre gorgerin:

 Comm' pour rien doncques, aux inébranlables môles.

  Neptune charge en escadrons marins,

 Entends, César ! entends ruer son impuissant tumulte à ton trône

   La canaille mamelu' d'airain !

 Nous acceptons avec confiance l'augure de ces derniers vers. L' Apollon roman, rétabli dans ses droits par Moréas et sa « gaillarde troupe », défie désormais l'outrage des Barbares. Le Pèlerin passionné va reparaître incessamment, restauré, purgé de ce qu'il avait pu contenir d'indigne et d'infidèle, et rendu ainsi à son intégrale et pure expression de poème classique. Que Raymond de la Tailhède se hâte de nous donner la Métamorphose des Fontaines et que notre ami Charles Maurras nous fasse goûter bientôt le miel de ses traités philosophiques, et l'école romane n'aura plus de détracteurs que ceux-là seuls qui sont à jamais fermés à la lumière et à la vérité.

Ernest Raynaud.


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