Anatole France

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Quillard, Pierre, « Anatole France  », Mercure de France, t. VI, n° 34, octobre 1892, p. 214-220.


ANATOLE FRANCE (I)


Il ne résistait pas; il glissait; il s'échappait par d'heureuses perfidies.

(Anatole France : Jean Racine.)


  Il y avait chez les anciens Romains un certain Dieu Janus, assez modeste, presque ridicule à force de candeur, que l'on nommait Bifrons, à cause qu'il était représenté avec un double visage. M. Anatole France, dans l'ordre littéraire, n'est pas sans lui ressembler beaucoup; non certes que cet écrivain soit candide et ridicule, ni que le symbole doive être ici interprété au sens moral, ainsi que le pourraient penser de méchantes personnes: il ne faudrait point croire en effet que l'on voulût ingénieusement faire allusion à l'attitude parfois ambiguë de l'honorable polygraphe. C'est là, en toute simplicité, une manière de dire que par une évidente et rare faveur du ciel M. Anatole France est en même temps créateur et critique. Il peut ainsi, selon les jours, agréer ou déplaire au même lecteur, et tel qui fut offensé par ses critiques n'osera point se refuser au charme de ses poèmes ou de ses contes. J'en sais qui ne lui pardonneront point de sitôt le silence criminel, ou peu s'en faut, à l'égard d'œuvres qu'il devrait mieux que personne apprécier, sa prolixité, au contraire, sous ombre de fantaisie, sur des sujets extérieurs à la littérature, ni les louanges envenimées, plus cruelles que l'outrage loyal, adressées à la plupart de ceux que nous aimons parmi les morts et parmi les vivants. Et cependant, à moins d'être bourreau de soi-même, il faut s'abandonner avec indulgence et suivre le détestable Tentateur quand il laisse couler de ses lèvres harmonieuses le miel des Poèmes dorés, ou qu'il verse en de belles coupes la prose subtile et forte de Thaïs, encore qu'il y ait là quelque scrupule à s'enivrer avec un vin quasi dérobé et qui redoit les meilleures grappes à des vignes voisines, saccagées astucieusement: mais la liqueur est si douce qu'elle enlève bien vite le remords d'être complice et le change presque en une coupable joie. Il est toujours pénible aux âmes délicates de goûter ainsi des plaisirs défendus ou qui ne soient pas du moins d'une parfaite pureté. Aussi convient-il de féliciter cette fois M. Anatole France: le recueil de contes nouveaux qu'il a publié récemment, L'Etui de Nacre, ne saurait inquiéter les consciences les plus farouches, et la fête intellectuelle où nous sommes invités ne se donne pas dans la caverne d'Ali-Baba. Le seigneur du logis a revêtu de nobles étoffes qui lui appartiennent bien les personnages évoqués en notre honneur: c'est merveille de voir comme le costume leur sied à tous, aux Romains graves et indolents, aux bons ermites, aux saintes touchantes et naïves, aux mélancoliques jeunes femmes de 93.
 Pourquoi ceux-là et non d'autres? Ce n'est point caprice : les époques où ils vécurent semblent propices entre toutes à manifester l'extase douloureuse de l'amour et l'universelle caducité des créatures et des religions. Ce sentiment de profonde détresse que les plus magnifiques rêves des hommes, les dieux, se flétrissent et meurent à l'automne des siècles et sont emportés vers la grande nuit comme de misérables feuilles séchées, n'est exprimé nulle part formellement dans le livre de M. Anatole France: mais une grande pitié nous vient de penser, en lisant ces contes, que les miraculeux fantômes soient nés obscurément dans les âmes, inconscientes d'une telle splendeur en gestation, aient grandi comme par un concours fortuit de lois naturelles et doivent sombrer dans l'irrémédiable oubli, après avoir causé à l'heure de leur gloire, malfaisants et superbes, toutes les folies sanglantes et tous les deuils.
 Voici maintenant qu'ils sont devenus le jouet favori des écrivains : ceux-ci les prennent dans leurs bras en guise de charmantes et fragiles poupées et les endorment pour la tombe avec des chansons de nourrice. M. Anatole France excelle à ces berceuses plus funéraires que des nénies, et je comprends que les derniers fidèles le tiennent pour un mécréant des plus dangereux. Sa timidité native empêche qu'il se rue à des violences ; il vient d'un air ingénu et s'approche de Zeus ou de Jésus comme pour des révérences et des génuflexions; toujours innocemment, avec une sorte de tendresse envers leur royauté déchue, il emporte les images divines; il lui arrive de célébrer leur ineffable grâce par de pieuses cantilènes; mais, ainsi qu'il a coutume en ses critiques d'en user avec les poètes de génie, cependant qu'il semble les exalter de ses louanges, il a bien soin de laisser voir avec une malveillance sournoise leur faiblesse et leur néant.
 Tantôt, dans Amycus et Célestin, il contera l'aventure du vieil ermite et du jeune faune qui vivent en bonne intelligence parce que, au fond, ils ne se comprennent pas. Tous deux, le jour de Pâques, s'écrient avec ferveur: « Il est ressuscité ». « Il », pour Célestin, signifie le Christ, mais Adonis ou quelque autre pour le chèvrepieds: cependant, plus tard, la colline où ils s'étaient retirés deviendra un lieu de pèlerinage, « et les fidèles y vénèrent la mémoire bienheureuse des saints Amie et Célestin ». Tantôt il reprendra la légende si fréquente des époux chrétiens qui demeurent vierges dans le mariage; les paroles qu'il prête à Scolastica morte sont d'une exquise modestie: son mari aux yeux du monde, Injuriosus, remercie à haute voix le ciel qui lui a donné la force de respecter en celle qu'il aimait la mystique fiancée de Jésus : « la morte se souleva de son lit funèbre, sourit et murmura doucement: — Mon ami, pourquoi dis-tu ce qu'on ne te demande pas ? » Mais aussitôt l'ironie savante, exquise et damnable, reparaît: un rosier sorti du cercueil de la sainte enlace la tombe des deux époux, sitôt qu'Injuriosus a rejoint Scolastica dans la mort, et un poète païen, en des distiques élégiaques, chante ce miracle comme un prodige de ses dieux : le rosier signifie les baisers que les amants vierges ne se sont point donnés et enseigne ainsi aux hommes « à goûter les joies de la vie tandis qu'il en est temps encore ». Et l'on ne peut oublier, alors, ce petit chef-d'œuvre d'Ephraïm Mikhael, Armentaria, où nulle dissonance n'adultère l'harmonie religieuse de la légende.
 En de pareils contes et en d'autres, comme Sainte Euphrosine, Sainte Oliverie et Sainte Liberette, il faut peut-être avoir l'esprit fort pervers et naturellement éveillé au mal pour s'attrister de profanations que les simples ne remarqueraient pas. Mais il est bien difficile de ne pas reconnaître dans Le Procurateur de Judée le plus flagrant et le plus monstrueux blasphème. Un patricien romain, qui fut jadis exilé et fit un long séjour à Jérusalem, rencontre aux bains de Baïes, après de nombreuses années, Pontius Pilatus qu'il a connu jadis en Judée. Les deux amis s'entretiennent des jours disparus, de la sottise des Juifs, de la beauté des femmes orientales. L'exilé, qui, dans sa jeunesse, ne méconnut point la débauche, se souvient d'une Juive plus voluptueuse et plus troublante pour les sens: « Elle disparut un jour et je ne la revis plus.... Après quelques mois que je le l'avais perdue, j'appris par hasard qu'elle s'était jointe à une petite troupe d'hommes et de femmes qui suivaient un jeune thaumaturge galiléen. Il se nommait Jésus; il était de Nazareth, et il fut mis en croix pour je ne sais quel crime. Pontius, te souvient-il de cet homme?
 « Pontius Pilatus fronça les sourcils et porta la main à son front comme quelqu'un qui cherche dans sa mémoire. Puis, après quelques instants de silence:
 « Jésus? murmura-t-il, Jésus de Nazareth ? Je ne me rappelle pas. »
 Les apologistes, qui ne s'embarrassent point pour si peu, trouveraient là malgré tout un motif à édification. Ils diraient que Pontius Pilatus ni Lamia n'étaient dignes de comprendre la prodigieuse révolution qui s'accomplissait dans les choses des dieux; ils diraient aussi que l'humilité de son origine montre mieux que les plus doctes raisonnements la force mystérieuse du christianisme. Mais à qui ne se paie point de spécieuse dialectique l'évhémèrisme élégant de M. France apparaîtra comme la plus terrible des impiétés. Sans doute, les dieux, en tant qu'ils se reflétèrent en de basses cervelles d'hiérodoules et de sacristains, méritent des sympathies médiocres et servirent le plus souvent à consacrer diverses infamies: l'invective, la négation hautaine des hommes qui détruisent en eux-mêmes, pour leur en substituer de plus belles, ces images avilies et pernicieuses, n'ont rien que de louable et de légitime, mais l'âpre haine contre les formes inférieures de la pensée chrétienne affligera moins les catholiques et les protestants que cette ironie dépréciante. En outre, à ne considérer que l'effet esthétique, qui nous intéresse seul, pour parler franc, on ne voit point quel profit d'art il y a à dégrader de la sorte la beauté des mythes: élaborés dans l'âme collective des foules, ils ont perdu le caractère accidentel et particulier, et nés de l'homme, par une tacite connivence des poètes, ils sont devenus en apparence supérieurs à l'homme et différents de lui, tant que c'est presque un outrage à l'art même que de rappeler ainsi la misère de leur genèse, au risque de détruire l'illusion.
 Toute conception de l'infini semble, en vertu de son tempérament,offusquer M. Anatole France, et il n'y aurait rien de surprenant à ce que l'héroïsme aussi le dégoûtât comme excessif et dépassant la mesure d'une saine raison. Il faut avouer cependant que l'induction est un peu hasardeuse et que ce mépris, qui s'accorderait assez avec les qualités dominantes d'un si délicieux pyrrhonien, ne se trahit point en tous cas dans le présent livre. On y rencontrerait au contraire quelques figures de grâce suprême et de haute aristocratie qui acceptent sans hésiter un rôle tragique dans le drame de l'amour et de la mort. André qui se dénonce pour « aller en prison et à la guillotine » avec sa maîtresse, la comtesse Fanny d'Avenay qui refuse de s'enfuir et ne veut pas tenter d'être heureuse avec l'homme quelle aime par crainte de perdre ceux qui la feraient évader, sont vraiment d'une parfaite eurhythmie morale, et il faut toute l'adresse d'un prestigieux magicien pour esquiver en de semblables histoires la sensiblerie et l'emphase.
 Nul non plus, à moins de mauvaise foi, ne s'avisa jamais de contester que M. Anatole France fût un des plus artificieux écrivains de ce temps, sinon même le plus artificieux. Bien qu'il ait aimé feindre en un passage de Sainte Euphrosine une estime assez tiède pour ce que l'on appelle la décadence, il ne se fâcherait point, je pense, d'être pris pour un alexandrin, soit qu'on le voulût comparer aux poètes contemporains des Ptolémées ou aux philosophes audacieux qui embellirent les derniers siècles de la domination romaine. Il s'apparente à ceux-ci par un goût marqué pour les spéculations métaphysiques, mais plus encore à leurs prédécesseurs qui se contentaient d'être des artistes raffinés et minutieux. Sa pensée, par un don extraordinaire, est, comme sa langue, compliquée et harmonieuse, naturellement, on dirait instinctivement: il ne se travaille pas à bien faire et garde toujours la grâce d'une heureuse nonchalance. Son insouciante désinvolture est telle qu'il lui arrivera même, en sa hâte d'écrire, d'oublier à quelques lignes de distance le nom de ses personnages (2), mais sans qu'un instant la phrase perde son équilibre et se déshonore à tituber. Et les syllabes se déroulent noblement, comme une théorie de canéphores. On devine bien une science cachée, un art secret : mais le charme est tel qu'il empêche de réfléchir. Lisez une strophe comme celle-ci : « Elles dansent avec tant de langueur, les femmes de Syrie ! J'ai connu une Juive de Jérusalem qui, dans un bouge, à la lueur d'une petite lampe fumeuse, sur un méchant tapis, dansait en élevant ses bras pour choquer ses cymbales. Les reins cambrés, la tête renversée et comme entraînée par le poids de ses lourds cheveux roux, les yeux noyés de volupté, ardente et languissante, souple, elle aurait fait pâlir d'envie Cléopâtre elle-même. » Seul un démon, ennemi de votre plaisir, vous révélerait le mystère et susurrerait à votre mémoire les vers des Catalecta:
 Copa Syrisca caput Graia redimita mitella
  Crispum sub crotalo docta mouere latus
 Ebria fumosa (3) saltat lasciua taberna
  Ad cubitum raucos excutiens calamos.

 Oui, un démon qui traiterait le style de M. Anatole France ainsi que le sacrilège conteur traita les dieux. Je ne veux point t'entendre, adversaire de la beauté verbale. Va-t'en et ne gâte pas ma joie en évoquant à côté d'Hélène, fille de Léda, les larves risibles de l'Ecole romane, sous leur grotesque souquenille empruntée, haillon par haillon, aux glorieux ancêtres.


Pierre Quillard

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(1) A propos de l'Etui de Nacre. (I Vol gr. in-18. Calmann Lévy.).
(2) Cf L'Etui de Nacre, pages 249 et 252 (Germain devient Marcel), et pages 287 et 288 (Fanny d'Avenay s'appelle momentanément Pauline).
(3) Certains manuscrits portent famosa; mais M. Anatole France est trop bien informé pour ignorer aucune variante

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