1. Champs-Élysées. — 2. Champs-de-Mars. — 3. Arts Libéraux. — 4. Deuxième Exposition Impressionniste et Symboliste (Le Barc de Boutteville).
Le salon officiel, le salon royal, date de l’an 1648. Il s’exhibait au Louvre ; il avait ses Refusés, lesquels exposaient, sous la protection de l’antique Académie de Saint-Luc, rue du Haut-Moulin, dans la Cité ; il avait ses Indépendants, et, traditionnellement ; le jour de la Fête-Dieu, place Dauphine, en plein air, accrochés aux murs tendus de tapisseries, surgissaient les œuvres des « Jeunes ». C’est là que, découragés par les maîtres du jour, se révélèrent Chardin et Lancret.
Rien donc ne change, — surtout aux Champs-Elysées, où la même médiocrité impunie retrousse éternellement sa chemise sur la même correcte anatomie. En peinture, rien ; en gravure, quelques planches intéressantes et même fort belles, entre autres des Baude ; en sculpture, la polychrome Bellone de M. Gérôme est une tentative ratée ; le Saint-Jérome, bois de Savine, est une œuvre ; la Dormeuse de Boucher, une habileté.
Habiles, ils le sont presque tous, ces riches sculpteurs qui empêchent de voir, dans le jardin, les agréables plantes vertes que disposèrent de bons jardiniers ; — habiles, car, pour la plupart, ils se gardent bien de faire eux-mêmes leurs statues, si j’en crois les confidences d’un praticien fort connu dans le monde de la glaise et du marbre.
Vous voulez, sachant de dessin et de modelage ce
qu’on en apprend au collège, étonner vos amis par un Apollon râclant de la lyre, voici la recette :
Sur le vu d’un vague dessin, un serrurier spécial vous fabrique une armature, monte la carcasse de votre dieu ; ceci fait, vous appelez un praticien qui établit le squelette avec des cotrets, des treillis en fil de fer ; si le dieu ou le héros est à cheval, on fourre un tonneau dans le futur ventre de la monture ; c’est économique et ça porte très bien la glaise.
Votre squelette ayant pris une convenable forme, un autre praticien accumule sur les cotrets la glaise, façonne le modèle ; et si vous craignez de vous salir les doigts, vous vous bornez à donner au maître ouvrier, quelques petits conseils, qu’il reçoit avec un mépris déférent.
Le modèle est moulé et le moule est envoyé au bronze, s’il s’agit d’orner de votre bonhomme la grand’place d’une sous-préfecture ; si vous visez le musée de Chicago, vous avez recours au metteur au point, à l’Italien anonyme qui « fait les points » sur le modèle, puis le reproduit en marbre.
Ce marbre, l’artiste, parfois, fait semblant de le retoucher, — surtout s’il s’agit d’un buste, d’un portrait : devant la « Madame », il gratte de la poussière, mais peu, se méfiant de son incompétence, connaissant le prix du marbre et le prix des praticiens.
Enfin, il signe — l’œuvre qu’il n’a pas faite.
Un bon metteur au point se paie de dix à vingt francs par jour ; Léonard touche jusqu’à trente francs, et il faut le retenir des années d’avance. Avoir sa collaboration, c’est s’assurer la réputation d’un bon artiste, c’est pouvoir viser, sans ridicule, à la troisième médaille, c’est faire enrager les confrères trop pauvres pour payer leur gloire huit cents francs par mois.
Léonard (que les sculpteurs amateurs et gens du monde connaissent bien) expose pour son propre compte, — mais on ne remarque ses œuvres que signées d’un nom célèbre.
Michel-Ange, Coysevox, David d’Angers, Rude, Clésinger faisaient leurs marbres, taillaient dans la dure matière les formes ébauchées déjà de leurs propres mains ; quel sculpteur aujourd’hui en est capable ?
Il y a beaucoup de sculpture aux Champs-Élysées ; il y en a peu au Champ-de-Mars, mais ce sont des œuvres de Rodin, Baffier, Dalou, Bartholomé, Charpentier.
Non moins intéressants (et peut-être plus) sont les bois sculptés de Rupert-Carabin, une table et un coffre, où s’affirme la volonté de créer une décoration originale qui ne doive rien aux modèles du passé, aux meubles et objets dits de style, mais dont le style fuit s’ils sont imités. Également marqués du même souci du neuf et du spécial les meubles en marquetterie de MM. De Montesquiou et Gallé, les étains de Desbois, de Baffier et de Charpentier, les émaux de Thesmar, et enfin les admirables grès émaillés de Carriès, ses cires et ses bronzes patinés (ceci en collaboration avec M. Bingen, le fondeur à cire perdue), qui sont la joie et la gloire du salon du Champ-de-Mars.
C’est beaucoup dire, peut-être, car voici l’Hiver de Puvis de Chavannes, l’Océan de Whistler, Maternité de Carrière, trois chefs-d’œuvre dont il suffit de constater l’existence.
Ensuite, si l’on met également hors de pair les merveilleux Intérieurs de cathédrales de M. Helleu, reste à noter une quantité d’œuvres intéressantes ou seulement honorables, des Sisley, des Sargent, des Cazin, des Blanche, des Labre, des Boldini, etc.
La curiosité des badauds va au Christ ouvrier de M. Béraud ; cela s’appelle exactement le Christ à Montmartre et cela représente une descente de croix (Acheté par M. de Mun pour les cercles ouvriers).
Parmi les gravures, des eaux-fortes de Whistler ; des pointes sèches de Norbert-Gœuneutte et Helleu ; des bois de Valoton, etc.
Dans le voisinage, M. Burn Jones expose de très beaux dessins.
Comme nous l’avons annoncé déjà, le Christ aux outrages, de Henry de Groux, refusé par le jury du Champ-de-Mars, trouva un asile (en bien mauvaise compagnie) dans les salles du Palais des Arts Libéraux. A ce tableau déjà célèbre, au moins par son odyssée, M. de Groux a joint les cartons d’une vaste composition (un triptyque en quatre panneaux, aurait dit Albert Wolf) représentant une Procession en Flandre. C’est une vaste scène d’un large réalisme, où l’on admire surtout une science rare de la composition, beaucoup de hardiesse et de vérité dans le groupement des personnages. L’œuvre définitive est en Belgique.
Avec M. de Groux nous voici revenus à l’art nouveau,
à la recherche de l'impression originale. La deuxième exposition impressionniste et symboliste organisée chez M. Le Barc de Boutteville nous confirme en cette créance qu'il faut chercher l'art véritable en dehors des écoles et des groupements. officiels.
Ce petit salon de la rue Le Peletier, — que l'on y joigne les Rose + Croix et les Indépendants, voilà les vraies Expositions de l'année, les seules dont nous eussions dû parler, — si nous n'avions craint de paraître trop tout d'ivoire : malheureusement, les tableaux n'étaient pas encore accrochés quand il nous a été permis de les passer en revue (ils ne l'ont été que le 18 mai) et nous ne pouvons guère donner aujourd'hui qu'une rapide nomenclature :
De Filiger, des paysages, un Christ enfant, esquisse adorable, une paysanne bretonne ;
De Mme Jeanne Jacquemin, Les visionnaires, Salutations ;
Des Ibels, des Dezaunay, des Angrand, des Anquetin, des Bonnard, des Duval-Gozlan, des Gifau-Max, des Moret ; Besnard expose le Jet d'eau, belle page décorative; Petitjean, des Baigneuses qui se baignent dans la lumière ; Luce, une scène nocturne ; Ranson, le Serpent et autres excitantes fantaisies, chefs-d’œuvre non de peinture, mais de décoration ; Séruzier, un paysage aux couleurs accueillantes, très vives, et très harmoniques ; Maurice Denis, des femmes dans un jardin, vues aux Indépendants ; Signac, une marine ; Roy, le Calmo ; Vogler, des paysages, un Bassin des Tuileries, nettes et sincères impressions d'art ; Guilloux, des paysages toujours très personnels, que ne valent pas ses vues de Paris ; Maufra, des marines ; Henri-Edmond Cross, enfin, une série de marines ou de paysages maritimes dont l'un, la mer vue sous un rideau de mélèzes, est une pure merveille.
D'autres envois sont annoncés : on les signalera supplémentairement le mois prochain.
R. G.
(1) V. Livraison de mai, page 60 : Les Premiers Salons.