Aux Indépendants

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Julien Leclercq, « Aux Indépendants » , Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 298-300.


AUX INDÉPENDANTS



 II serait d'un mauvais conseil d'engager le public, hélas ! peu nombreux en cette exposition, de s'attarder dans les premières salles où c'est, comme chaque année, un lamentable spectacle que nous donnent des peinturlureurs qu'un peu d'habileté eût rendus dignes du Palais de l'Industrie, et qui s'en consolent par leur conviction naïve d'être des indépendants. Dans la salle avant-dernière, MM. Rauft, Perrot et Perier montrent des velléités de tendances originales.
 M. Perier seul a quelque mérite ; il y a des intentions dans sa Convalescente. M. Perrot n'entend rien au pointillisme. M. Rauft aime Degas et Chéret, ce qui est bien, mais il n'a ni la fantaisie du dernier, ni les qualités de dessin du premier, qui est un maître : c'est plus que médiocre.
 Dans la dernière salle, la seule intéressante, si tout n'est pas admirable, une partie tout au moins des toiles accrochées méritent la discussion.
 La société des Artistes indépendants est cette année en deuil de trois de ses membres : Vincent van Gogh, qui fut et reste un grand peintre de ce siècle ; Seurat, tempérament de chercheur et d'initiateur, un militant d'avant-garde ; Dubois-Pillet, qui fonda la société et fut un bon administrateur. Mais faisons un tour de salle :
 Dubois-Pillet. — Soixante toiles. C'est l'œuvre d'un amateur d'art qui eût pu employer plus mal les loisirs que ses occupations lui laissaient. Quelques jolies natures mortes de sa dernière manière ; nous préférons l'autre.
 Georges Seurat. — L'an dernier le Chahut, cette année le Cirque. Recherches curieuses peut-être, mais cette géométrie est-elle de l'art ? Des tons rares et fins dans ses marines. Peint ses cadres : puérilité.
 Paul Signac. — Beaucoup d'habileté et d'assimilation. Harmonie conventionnelle, aucune sensibilité. La Mer, c'est le Fleuve, et réciproquement. Le portrait de M. Félix Fénéon est bien amusant.
 Charles Angrand. — Nous en parlâmes louangeusement l'an passé. Il est à craindre que trop d'adresse n'émousse la sensibilité de ce peintre qui, après Camille Pissaro, est le plus bel artiste de son groupe.
 Van Rysselberghe. — Ecole des Beaux-Arts, classe de M. Lefebvre, — voyez le dessin. La couleur est jolie et d'un virtuose qui se croit sans doute un révolutionnaire.
 Henri Cross. — J'aime mieux Carolus Duran.
 Léo Gausson. — Rendez-nous, cher Monsieur ! le Gausson d'autrefois. Bien que peu, il valait mieux. Horreur !
 De Toulouse-Lautrec. — Belle exposition. Nous sommes restés longtemps devant le tableau : A la Mie. Grandes qualités de style. Pas très personnel, mais enfin !...
 Armand Guillaumin. — Un peintre puissant qu'on peut ne pas aimer. Il est brutal. Discutable, mais incontesté : c'est Zola peintre. Du rouge et du bleu (ses jaunes sont rouges, ses verts sont bleus) et avec ses deux couleurs il nous donne sa vision fortement matérialiste d'une nature exubérante.
 Anquetin. — Dans une manière joliment décorative, son Torse de jeune fille vous sollicite au passage. Le dessin est pur. Des roses du visage aux crèmes chaudes du torse c'est d'une magique dégradation de tons. Cette toile compte parmi les trois ou quatre qui de cette salle sont les meilleures. Nous aimons aussi le profil de femme (No 17). Les paysages et le décor sont inférieurs. Par la composition et les particularités du dessin, le Pont des Saints-Pères tient de la fresque, mais il semble que la couleur n'en soit pas assez murale.
 Emile Bernard. — Un tout jeune peintre de beaucoup de talent qu'il ne faudrait pas juger sur les toiles qu'il expose. Une seule, Peupliers au déclin, vaut d'être citée. Ajoutons-y la nature morte où l'on sent les qualités du peintre. Le reste n'a rien de définitif. On n'expose pas le produit de recherches incomplètes.
 Maurice Denis. — Ce mystique nous arrête. Il expose pour la première fois. Il est à souhaiter que ses dessins de Sagesse, de Paul Verlaine, trouvent un éditeur pour une édition luxueuse de ce beau livre. Dans la femme nue de son Décor, il n'y a pas harmonie entre la couleur qui vibre trop et la ligne qui est silencieuse et doit l'être. Belles promesses.
 Pierre Bonnard. — A mentionner son petit tableau : L'exercice.
 Anna Boch. — Admire van Gogh et ça se voit.
 Daniel-Monfreid. — Admire Gauguin et ça se voit.
 Willumsen. — Parmi ceux qu'a influencés Paul Gauguin, c'est un des rares dont la personnalité soit apparente. Qu'on rie devant ses toiles, c'est affaire aux niais. M. Willumsen a du tempérament. Deux bretonnes sur la rue et la fin du bavardage sont dans un caractère de puissante originalité. Ses eaux-fortes sont fort belles. Sa sculpture sur bois est mieux qu'intéressante. Il y a chez ce peintre un don d'ironie qui n'est pas à fleur d'âme.
 Vincent van Gogh.La Résurrection est le chef-d'œuvre de l'exposition des Indépendants, et, de plus, un chef-d'œuvre. On a tout dit sur cet admirable artiste.
 Lucien Pissaro. — Nous n'aimions pas sa peinture. Ses gravures sur bois sont remarquables.
 Albert Trachsel. — L'architecte symboliste. Le lever de lune (fragment de décoration d'un temple à la lune) ne renseigne pas suffisamment. Mais son épure du Palais des extases, dans sa simplicité de lignes, nous montre à quelle volupté architecturale on peut atteindre par des courbes. L'architecture n'avait pas encore exprimé cela.


Julien Leclercq.
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