Aveline

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G.-Albert Aurier, « Aveline », Mercure de France, t. VI, n° 36, décembre 1892, p. 358-362.


AVELINE
(Légende)

Pour guérir le poète Julien Leclercq de sa maladive sentimentalité.


 Il y avait une fois une jeune fille qui s'appelait Aveline. Elle était si belle et si douce avec ses grands yeux couleur de myosotis, ses chairs pâles comme du lait et ses longs cheveux presque blancs, que les garçons du pays, qui n'étaient pourtant point des poètes, la prenaient tous pour un ange qui avait perdu le chemin du Paradis.
 Un jour qu'Aveline, en robe blanche, et ses cheveux presque blancs flottant sur ses épaules se promenait dans le jardin occupée à cueillir des lys, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, par hasard, était venu se promener dans ce royaume, vint à passer sur la route et aperçut, par-dessus la haie d'aubépines en fleurs, la belle et douce jeune fille, toute blanche, parmi les lys du jardin.
 Il s'arrêta pour la contempler , et comme, à ce moment, un garçon du pays passait sur la route, il lui demanda quelle était cette si belle et si douce jeune fille aux grands yeux couleur de myosotis, aux chairs pâles comme du lait, aux longs cheveux presque blancs.
 — Seigneur, répondit le garçon du pays, elle s'appelle Aveline, mais, sans doute, ce n'est point une jeune fille, c'est un ange qui a perdu le chemin du Paradis.

 Notre-Seigneur Jésus-Christ s'éloigna, tout songeur, et ne tarda point à remonter dans le ciel. Il alla trouver son père, qui était assis sur un trône d'or et qui caressait sa longue barbe blanche, en écoutant les sublimes chansons que chantaient les chœurs des chérubins.
 — Mon père, j'ai vu sur la terre une jeune fille qui s'appelle Aveline. Elle est si belle et si douce, avec ses grands yeux couleur de myosotis, ses chairs pâles comme du lait et ses longs cheveux presque blancs, que les garçons du pays, qui ne sont pourtant point des poètes, la prennent tous pour un ange qui a perdu le chemin du Paradis... Mon père, elle était toute blanche parmi les lys du jardin, et moi aussi je crois que ce n'est point une jeune fille, mais un ange qui a perdu le chemin du Paradis.... Pourquoi, mon père, puisqu'elle en est digne, ne lui ouvririons-nous pas le ciel, et ne lui donnerions-nous point pour compagnons les anges qui sont ses frères ?...
 — Comme il vous plaira, mon fils, mais j'ai peur qu'il en résulte des choses fâcheuses, car en définitive les femmes ne sont point des anges.
 — Ah! mon père, si vous l'aviez vue, toute blanche, parmi les lys de son jardin !....
 — Enfin, mon fils, essayez.

 Notre-Seigneur Jésus-Christ redescendit du ciel dans le pays qu'habitait Aveline.
 Elle était dans sa chaumière à réunir en bouquet les lys qu'elle avait cueillis, et elle en avait mis quelques-uns dans ses cheveux presque blancs.
 — Aveline, lui dit-il, vous n'êtes point une jeune fille, vous êtes un ange qui a perdu le chemin du Paradis.
 — Seigneur, dit-elle simplement, tous me le répètent, mais vraiment je n'en sais rien.
 — Aveline, suivez-moi, je vous ouvrirai la porte du ciel, où, sans doute, vous êtes née, et je vous rendrai la compagnie des anges qui sont vos. frères.
 Ils partirent ensemble, et Notre-Seigneur Jésus-Christ remonta au ciel en l'emportant dans ses bras.
 Elle ne fut point du tout dépaysée. Tout le jour, elle s'amusa à marcher dans l'azur, à se coucher sur les beaux nuages, à écouter les divines musiques des chérubins, à parler avec les anges.... Tous la regardaient courir dans les célestes pourpris, si belle et si douce avec ses yeux couleur de myosotis, ses chairs pâles comme du lait, et ses longs cheveux presque blancs étoiles de fleurs de lys, et tous se demandaient quel était cet ange qu'ils n'avaient encore jamais vu dans le Paradis.
 Avec eux, elle chantait de sa voix si douce et si pure les louanges du Très-Haut, avec eux elle buvait dans des coupes d'or le rose nectar, qui est, comme tout le monde sait, le vin délicieux que donnent les treilles qui poussent dans le ciel.
 — N'avais-je point raison, mon père, disait Notre-Seigneur, Aveline n'était-elle point faite pour vivre parmi nos célestes phalanges?
 — Mon fils, attendons la fin... J'ai peur que de tout cela il ne résulte rien de bon...
 Et, assis sur son trône d'or, le Très-Haut se mit à caresser sa longue barbe d'argent, n'écoutant plus que d'une oreille distraite les sublimes chansons que chantaient les chœurs des chérubins.

 Cependant, il y avait déjà un jour, tout un jour qu'Aveline avait pénétré dans le Paradis, qu'Aveline savourait les voluptés ineffables du Paradis. Etait-elle donc déjà lasse des célestes félicités? Elle ne jouait plus avec les anges, elle ne chantait plus avec eux de sa voix si douce et si pure les louanges du Très-Haut. Elle semblait inquiète. Une imperceptible crispation altérait le calme de son visage pâle, et parfois elle mordillait nerveusement ses lèvres... Elle marchait comme anxieuse dans l'azur, elle faisait le tour de chaque nuage et semblait impatientée de trouver partout des anges, des archanges et des chérubins, jouant ou chantant... Ceux-ci la regardaient étonnés, car ils n'avaient jamais vu pareilles expressions sur des visages... Enfin, comme dans un coup de désespoir, elle arrêta l'un d'eux par sa robe d'azur, et, se penchant à son oreille, elle se mit à lui parler tout bas. Il parut très étonné et il répondit:
 — Mais, je ne sais pas, je ne vous comprends pas...
 Et comme elle insistait, il ne put que répéter:
 — Je ne vous comprends pas.... Je ne sais point ce que vous voulez dire... Je n'ai jamais entendu parler de cela.
 Et il appela d'autres anges et d'autres archanges et d'autres chérubins, et il leur répéta les paroles d'Aveline, mais tous parurent aussi étonnés que lui et tous dirent:
 — Nous ne savons pas... Nous ne comprenons point... Nous n'avons jamais entendu parler de cela.
 Alors Aveline s'éloigna et se mit à pleurer. Mais tous la regardaient, car ils n'avaient jamais vu pleurer dans le Paradis.
 Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui était assis à la droite de son père, l'aperçut tout en larmes, et il lui fit signe d'approcher:
 — Eh ! quoi? lui dit-il, vous pleurez, Aveline? Vous pleurez dans le Paradis? Qu'avez-vous donc, Aveline ?...
 — Seigneur, dit-elle, c'est sans doute le nectar, tout le nectar que j'ai bu... et les anges n'ont pas voulu me dire...
 Elle s'interrompit pour éclater en sanglots, et comme Notre-Seigneur Jésus-Christ ne comprenait point encore, elle fut obligée de se pencher à son oreille et de lui dire tout bas, en rougissant, ce qu'elle avait dit aux anges.
 — Aveline ! Aveline ! dit tristement Notre Seigneur, ne pourrez-vous donc point vivre avec nous dans le Paradis... Les anges ignorent ces vils besoins; ne seriez-vous pas, comme je l'avais cru, semblable aux anges?
 — Seigneur, Seigneur, dit Aveline en sanglotant, si je ne puis me soulager dans le Paradis, il faut que je le quitte, il faut que je le quitte. De grâce, transportez-moi sur la terre, dans mon petit jardin où fleurissent des lys... car vraiment je ne puis plus attendre, je ne puis plus attendre.

 Aveline est revenue sur la terre. Elle se promène encore, toute blanche, parmi les lys du jardin, et les garçons du pays, qui pourtant ne sont point des poètes, lorsqu'ils l'aperçoivent si belle et si douce, ses grands yeux couleur de myosotis, ses chairs pâles comme du lait et ses longs cheveux presque blancs, par-dessus la haie d'aubépines en fleurs, ne manquent jamais de [la prendre] (1) pour un ange qui a perdu le chemin du Paradis.
 Et tous les poètes aussi, qui sont venus de villes lointaines jusqu'où vola la réputation de sa céleste beauté, lorsqu'ils l'aperçoivent si belle et si douce, avec ses grands yeux couleur de myosotis, ses chairs pâles comme du lait et ses longs cheveux presque blancs, par-dessus la haie d'aubépines en fleurs, occupée à cueillir des lys dans le jardin, ne manquent jamais de lui dire, en leurs jolies chansons, qu'elle est un ange qui a perdu le chemin du Paradis.
 Mais elle se contente de les regarder avec un sourire mystérieux, car elle sait bien maintenant qu'elle n'est point un ange, point du tout un ange!
  6 juillet 91.

G.-Albert Aurier.

(1) Ces deux mots manquent sur le manuscrit. — A. V.


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