Saint Thomas d'Aquin, en sa Somme (2), examine cette question : « La Sottise est-elle un péché » — et, après les distinctions et les réserves que lui dicte sa théologique prudence, conclut pour l'affirmative. En tant que péché, la sottise (stultitia) provient, dit le Docteur Angélique, de ce que le sens de la spiritualité est hébété (3). Ce genre de sottise est fait de haine et de peur, de bassesse et d'ennui: haine de Dieu et de l'Art; peur de la suprême Vérité; infimité mentale qui ne se plaît, comme l'escarbot, que dans l'excrément; ennui de vivre en un four, sans lueur et sans espoir.
A le pourchasser, ce péché quadriforme (que d'aucuns croient le Péché parfait, le Péché en soi, Barbey d'Aurevilly usa une partie de sa vie ; pour cette tâche il se fit journaliste et polémiste; un à un, il prit les gens de son temps, les pesa par la méthode différentielle, rédigea leur « bulletin de pesée », — et sur ce bulletin on lit fréquemment: Sottise: Cent pour cent du poids total.
C'est qu'en effet nul corps de métier ne fut en aucun temps davantage affligé par la sottise que la corporation des gens de lettres. Du moins la maladie est-elle plus visible chez eux, car leur occupation première est d'en faire la confession publique, d'indiquer du doigt leur tare, de tirer vanité de leur bosse, de hausser au-dessus des autres têtes leur microcéphalie.
Tous y passèrent : pseudo-mystiques et faux historiens; poètes attristés par l'orgueil et fades romanciers tout bêlants de sentimentalité; vaudevillistes, bas-bleus, et tous les rétameurs de la vieille casserole Littérature. Cette fois, ce sont les épistoliers que le Connétable, mouchetant la pointe, bâtonne du plat de son épée, devant Balzac amusé et complice. Plats
d'épée, — mais d'aucuns reçoivent en compensation d'amicales tapes sur la joue, signe de dédain autant que d'absolution ; pour Madame Sand, une poignée de verges entortillées d'orties.
Celle-là, il la fouette un peu rudement, et, lui relevant la cotte, fait voir que sous la robe de la princesse il y a le grain de peau d'une vachère: et quand on a bien vu, il refouette.
De tels articles, ce dut être bien agréable de trouver cela au bas de journaux où, à cette heure, ce sont les incompréhensifs Ginisty qui pérorent et qui jugent. Juger! « Elle ne jugeait pas », dit Villiers de l'Isle Adam en notant le caractère de la marquise Tullia Fabriana (4). Que l'actuelle critique n'a-t-elle un peu de cette pudeur!
Barbey d'Aurevilly, lui, pouvait juger, s'étant offert lui-même, et avec une certaine témérité, aux critères des hommes. Injustes souvent, mais toujours logiques et en concordance avec ses principes, ses jugements sont légitimés par le talent et par le courage. Au lieu, comme Sainte-Beuve, de louvoyer pleutrement, entre non pas même les extrêmes, entre les moyennes, il dit crûment sa pensée, — et voilà pourquoi ces vingt volumes intitulés Les Œuvres et les Hommes resteront comme un précieux répertoire.
Qu'on l'achève, cette vaste maison aux mille fenêtres, qu'on y dresse un escalier, c'est-à-dire une minutieuse table analytique, et nous avons des Causeries, non du Lundi, mais de tous les jours, — et en dépendances du palais dont les salles sont le Prêtre marié, les Diaboliques et tant de chefs-d'œuvre, elle fera très bonne figure, la vaste maison aux mille fenêtres.
Remy de Gourmont
(1) Les Œuvres et les Hommes (II° série : XIXe siècle):La Littérature épistolaire, par Barbey d'Aurevilly (Lemerre, éditeur).
(2) Summa totius theologiae S. Thomae Aquinalis (Cologne, 1639): Secundae secundac partis Volumen primum. Quaestio XLVI, Art. 2.
(3) Ibid., Art.3.
(4) Isis.