Boèce au moyen-âge

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Hermès, «  Boèce au moyen-âge », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 66-69



BOÈCE AU MOYEN-AGE(1)


 Le grec Hermas, chrétien et platonicien, et familier même davantage avec les dires de Diotime qu'avec les paraboles évangéliques, écrivit, aux temps de saint Paul, un livre, le Pasteur, qui a servi de modèle à tout un cycle de livres. Le début en est tout à fait pur et plein de grâce :
 « Celui qui fut mon hôte à Rome me vendit une jeune fille. Beaucoup d'années après, je la revis, je la}} reconnus et je me mis à l'aimer comme une sœur. Mais avant cela, un jour qu'elle s'apprêtait à se baigner dans le Tibre, je lui tendis la main et la menai vers le fleuve. En la regardant, je me disais en mon cœur : Je serais heureux de posséder une telle femme, si belle et si honnête. Je pensais cela et pas davantage. Or, quelque temps après, en me promenant avec ces pensées, je rendis hommage, à la créature de Dieu, songeant combien elle était magnifique et belle. Et m'étant promené, je m'endormis. Et l'Esprit me ravit et m'enleva vers la droite, en un lieu où un homme n'aurait pu marcher. Car c'était un lieu plein de rochers et abrupt, et impraticable à cause des eaux. Quand j'eus franchi ce lieu, j'arrivai dans une plaine : et, les genoux fléchis, je commençai de prier le Seigneur et de confesser mes péchés. Et comme je priai, le ciel s'ouvrit, et j'aperçus cette femme que j'avais désirée, me saluant du haut du ciel et disant : Hermas, salut. Et moi, l'apercevant, je luis dis : Madame, que faites-vous là ? Et elle me répondit : J'ai été reçue ici pour dévoiler tes péchés au Seigneur. Madame, demandai-je, les dévoilerez-vous vraiment ? Non, dit-elle. Mais écoute les paroles que je vais te dire. Dieu, qui habite dans les cieux et qui de rien a créé toutes choses et les a multipliées pour sa sainte Eglise, Dieu est irrité contre toi : parce que tu as péché envers moi. Répondant, je lui dis : Madame, si j'ai péché envers vous, où, en quel lieu et en quel temps vous ai-je jamais adressé une parole déshonnête ? Ne vous ai-je pas toujours estimée comme une dame ? Ne vous ai-je pas toujours révérée comme une sœur ? Pourquoi donc m'accusez-vous d'actions si abominables ? Alors, se mettant à rire de moi, elle dit : En ton cœur est montée la concupiscence du mal. Et ne te parait-il pas que c'est une laide chose pour l'homme juste que la concupiscence du mal soit montée dans son cœur ? C'est un péché pour lui, un très grand péché. L'homme juste en effet pense des choses justes. Et c'est en pensant des choses qui sont justes et s'avançant dans cette droite voie qu'il trouvera au ciel un Seigneur propice à sa cause. Mais ceux qui pensent en leur cœur des choses défendues assument la mort et la captivité : surtout ceux qui aiment ce siècle et qui se glorifient dans leurs richesses : et ceux qui ne pensent pas aux biens futurs, leurs âmes sont vidées de tout. Ainsi font les douteux qui n'ont pas d'espoir en le Seigneur et méprisent et négligent sa vie. Mais toi, prie le Seigneur, et il guérira tes péchés et ceux de toute ta maison et ceux de tous les saints. Quant elle eut prononcé ces paroles, les cieux se fermèrent » (32).
 Voilà bien le prototype de la Vita nuova de Dante; mais Dante n'a sans doute connu Hermas qu'à travers l'imitation qu'en a faite Boèce dans sa Consolation. A vrai dire, le traité de Boèce provient du Banquet encore plus que du Pasteur, mais tous ces livres et d'autres ont des analogies de filiation. Diotime, la Domina d'Hermas, la Monique évoquée dans la Vie heureuse de saint Augustin, la Philosophie telle que la voit Boèce, Béatrice, - autant d'êtres de rêve ou d'idéalisation appartenant à la mystérieuse famille.
 Avoir une place, même toute petite, parmi ces créateurs d'âmes, c'est la gloire du sénateur Boèce, Maître des Offices à la cour de Théodoric et qui fut mis à mort sur des accusations assez obscures portées contre lui par Cyprien, comte des Sacrées Largesses.
 Sa réputation durant tout le moyen-âge et son influence sur le développement de la philosophie scolastique proviennent évidemment d'une toute autre cause ; beaucoup plus pratiqués qu'on ne le croit et avides de savoir à un degré ignoré de notre siècle de lassitude, les gens de ces temps (si pleinement lumineux pour qui n'a pas sur les yeux le bonnet d'âne fabriqué par la Renaissance) estimaient au-dessus de tout le livre qui leur apportait soit des arguments de raisonnement, soit des faits, soit des notions nouvelles touchant les sérieux problèmes qu'ils ne se lassèrent jamais d'étudier. Or, entre les deux grandes écoles qui se battaient, sous des noms différents, pour les éternelles causes qui sont l'idéalisme (réalisme du moyen-âge) et le réalisme (nominalisme du moyen-âge); entre Platon et Aristote, également mal connus par les traditions et par des bribes de textes incorrects, de traductions libres, - Boèce, philosophe mitoyen, mi-platonicien, mi-aristotélien, apparut comme une sorte de Juge dont l'impartialité était sans cesse consultée.
 Cette position de Boèce est nettement indiquée par Godefroi de Saint-Victor : assis entre Platon et Aristote, étonné de la controverse indéfinie, écoutant avec soin ce que disent l'un et l'autre, il ne sait lequel des disputeurs favoriser, il n'ose clore définitivement le débat :

Assidet Boethius, stupens de hac lite,
Audiens quid hic et hic asserat perite,
Et quid cui faveat non discernit rite,
Nec praesumit solvere litem definite.


 Donc, au tribunal du Maître des Offices, Platon disait : Les universaux existent en dehors de toute connaissance subjective. Il y a dans le monde, au-dessus de nous, une idée, un archétype de chacune des choses qui forment le monde visible; et ces idées seules sont stables et permanentes; elles sont, en somme, les seules réalités véritables et connaissables; les choses ne sont que d'obscures copies de ces formes éternelles, et on ne peut les connaître que par leur ressemblance avec les immuables types. Aristote disait : Cette doctrine que l'Ecole résume, « Universalia extra et ante rem », me semble radicalement irrationnelle. Moi, je ne monte point au général pour redescendre au particulier, mais je pars du particulier pour atteindre le général; le particulier seul existe vraiment; l'individuel seul est réel et l'universel est un de ses attributs(3).
 Platon parlait comme un métaphysicien, Aristote comme un savant, et Boèce, simple philosophe de bonne volonté, n'osa jamais aller si loin ni à droite, ni à gauche : Ayant traduit Aristote et commenté Platon, il lui restait pour l'un et pour l'autre une timide tendresse presque naïve. Il aurait voulu les concilier : la conciliation est encore à faire; ce fut l’œuvre tentée par la philosophie scolastique, - mais Boèce ayant refusé de dire le dernier mot, nul ne le proféra : Platon triompha avec le génie de Scott Erigène ; Aristote, avec le génie de Thomas d'Aquin.

Hermès.



 (1) Boethius, an essay, by Hugh Fraser Stewart (Londres, Blackwood). Cet ouvrage est un manuel de Boèce, un très bon travail d'érudition où tout est dit avec méthode et sobriété.
 (2) Hermae vetustissimi theologi Pastor, à la suite de Claudiani Mamerti de Statu Animae (Cygneae, 1655, in-16).
 (3) Voir le chapitre intitulé : Boethius and the scholastic problem. Cf. B. Hauréau, Histoire de la philosophie scolastique, t. Ier.


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