Byzance

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Alfred Vallette, « Byzance », Mercure de France, t. I, n° 9, septembre 1890, p. 305-309.


« BYZANCE »(1)


 C'est à un art laborieux et requérant de très spéciales facultés que se voue le talent de M. Jean Lombard. Dans L'Agonie, parue il y a deux ans, revit la Rome décadente d'Héliogabale, livrée aux turpitudes dont lui donne l'exemple son empereur asiatique : La Ville n'est plus qu'un immense lupanar où les patriciens et la majeure partie du peuple rivalisent d'ignominie, et seules quelques âmes chrétiennes se révoltent devant tant de débauches et de cruautés. Byzance ressuscite le monde oriental du VIIIe siècle, dans un épisode de la longue guerre des Images. Mais, ici, les hontes impériales — car l'Excrémentiel ne fut pas de mœurs absolument orthodoxes — ne sont point dépeintes comme dans L'Agonie, moins que là curieuses du reste, et pas une fois l'on ne pénètre l'intimité du Grand-Palais.

 Le drame commence alors que Constantin Copronyme, le Cavallin, l’Excrémentiel, est Bazileus de Byzance, depuis longtemps partagée en deux factions religieuses : l'Iconolâtrie, dont le grand chef est Hybréas, l'Hégoumène de la Sainte-Pureté, et qui rallie les Démocraties de Byzance et les Verts : c'est l'Orthodoxie, la religion de Jésus, des Humbles, des Faibles, des Pauvres, le Bien, la Vie ; et l'Iconoclastie, qui obéit au Patriarche châtré de la Sainte-Sagesse, avec qui sont le Grand-Palais, les Dignitaires, l'Armée, les Bleus : c'est la religion des Fiers, des Forts, des Riches, le Mal et la Mort.
 Depuis Léon III l'Isaurien, père de Copronyme, la guerre des Images a été presque uniquement religieuse, l'Iconolâtrie n'ayant à élever au Basiléat que cinq vieillards de race Helladique, descendants de Théoclose, incapables de parleur infirmité — le Basileus Philippicus leur a fait crever les yeux — de gouverner l'Empire. Mais un portefaix thrace, le batelier de la Corne-d'Or Haraïvi, « aventureux et porté au sacrifice et à la propagation » apprend à Hybréas l'existence d'un enfant mâle du sang de Justinien, le Sclavon Oupravda, qui vit obscurément avec sa sœur Viglinitza, son aînée d'une dizaine d'années, dans un quartier pauvre de la ville, et la guerre devient politique — Constantine V sera renversé, Oupravda, qu'Hybréas instruit dans la religion des Eikônes, nommé Basileus. Puis, comme partie des Verts tiennent pour les cinq frères aveugles, Oupravda sera uni à Eustokkia, la petite-fille du plus âgé d'entre eux, Arghiras, et leur seule descendance. De sorte que la race isaurienne asiatique, iconoclaste, sera remplacée au pouvoir par la jeune race sclavonne alliée à la vieille race helladique, Iconolâtres.
 Le batelier Haraïvi, le spathaire Sepeos et l'hénioque Solibas fomentent la conjuration. On résout de précipiter du Cathisma, aux premières courses de l'Hippodrome, l'Autokratôr Constantin — mais contre l'avis d'Hybréas, qui ne voudrait agir qu'à coup sûr, une fois en possession d'une force terrible que lui ont révélée des livres aryens, qu'il travaille à conquérir et certainement conquerra : le feu détonant. L'entreprise échoue, et Sepeos, saisi par les soldats, est mutilé on lui coupe une main, un pied, et on lui crève un œil. Une deuxième sédition des Verts échoue encore, malgré l'emploi du feu détonant , incomplètement asservi par Hybréas. Oupravda, dans la défaite, tombe aux mains de Constantin V, qui lui fait crever les yeux.
 Laissé libre pourtant, Oupravda épouse Eustokkia, qui le console et le soutient de son inébranlable foi en l'avenir : il leur naîtra un enfant, un mâle, et ce fils, du sang de Théodose allié au sang de Justinien, sera Basileus. Et « à l'écouter, Oupravda avait de mélancoliques joies, mieux alors serrait Eustokkia en ses faibles bras ; il versait des pleurs lents sur son sein aux étoffes. resplendissantes et revivait malgré la mort de ses regards ».
 Au reste, ce ne fut jamais par ambition de dominer qu'Oupravda voulait l'Empire d'Orient, « dont les magnificences lui allaient moins que les, paroles mystiques d'Hybréas. Comme d'un sol vierge, l'Art des Éikônes, l'Orthodoxie par leur culte, le combat du bien contre le mal, l'union de la race sclavonne et helladique pour la prééminence, à Byzance, de la religion du Iezous, lui éveillaient de confuses idées, des sensations et des plaisirs tout cérébraux, illuminés, comme d'un rubannement de soleil, par l'enseignement de l'Hégoumène ». C'est Viglinitza, sœur d'Oupravda, qui a hérité des aïeux l'amour de la puissance et de la domination. Elle chérit à la fois, méprise et jalouse son frère. La grande tristesse de son âme barbare et virile est que, sœur d'Autokratôr quand Oupravda aura remplacé Constantin, elle ne sera pas même Augusta. Mais, son frère aveuglé elle ne réfrène plus ses convoitises : Oupravda est débile et n'aura point de postérité ; or, un fils d'elle aussi serait du sang de Justinien et pourrait prétendre à l'Empire d'Orient. Vainement, pour être fécondée, elle se donne au mutilé Sepeos — qui Meurt peu après — vainement, à Haraïvi, qui a subi l'ablation du nez lors de la dernière défaite, vainement à, Solibas amputé des deux bras..,
 Cependant Eustokkia va mettre au monde un enfant, et, pour le préserver d'un attentat probable du Pouvoir, elle se réfugie avec Oupravda et Viglinitza dans l'église de la Sainte-Pureté, inviolable asile. Constantin V, en effet, à l'instigation du Patriarche de la Sainte-Sagesse, a résolu de tuer dans le ventre de la mère le rejeton d'Oupravda. Il fait cerner la Sainte-Pureté de ses troupes et de ses machines de guerre et l'édifice est sapé, démoli, détruit de fond en comble avec ses richesses artistiques, et sous ses ruines périssent écrasés en même temps qu'une foule de kaloyers et de Verts, Haraïvi, Solibas, l'Hégoumène Hybréas, Oupravda, Eustokkia, Viglinitza — Viglinitza qui ne voulait point mourir, qui meurt sans se confesser : « j'étais jeune,j'eusse pu être fécondée. Et une génération serait née de moi, qui aurait plus tard obtenu l'Empire et intronisé la race sclavonne au Grand-Palais... Infécondée et seule, que ferai-je ? Je meurs, mais n'accepte pas la mort : je la subis. Quant à mes fornications, ah ! Théos, le Iezous et la Panaghia m'en absoudront sans confession ».

 Telle est, dans sa grande ligne, cette œuvre compacte, une, de si périlleuse ordonnance. Combien de qualités n'exige point un livre semblable, et quel effort. Rien que par l'intégrité de sa conception, M. Jean Lombard décèle d'infiniment précieuses aptitudes de pensée ; il se montre dans l'exécution, écrivain de beaucoup de talent, mais surtout artiste supérieur. C'est avec un tact rare, un sentiment parfait des valeurs qu'il dose et combine les trois éléments dont est formée l'œuvre : le drame individuel, où se dessinent, se développent, évoluent des caractères particuliers ; le drame social, vaste tableau de mœurs où se distinguent, représentés par des factions, les divers courants d'esprit de la population sous Copronyme ; enfin la reconstitution architecturale et topographique de Byzance. Cette dernière partie, qu'un écrivain moins artiste n'eût point sauvée de la fastidiosité, est prodigieusement traitée par M. Jean Lombard. Sa description n'est pas seulement une féerie de couleur, mais — ce que n'ont pas du tout compris certains descriptifs naturalistes — elle est fractionnée, graduée, toujours correspondante et proportionnelle à une action. Rien n'est plus inharmonique et contraire à l'art que la description en bloc, ennuyeuse, morte, et, pour tout dire, absurde comme le serait l'étude à fond, dès qu'il apparaît, de tel personnage qui doit entrer dans la composition du livre et ne se dévoiler que peu à peu. M. Jean Lombard se garde bien d'une si déplorable hérésie. Ce n'est qu'en accompagnant les personnages du drame — conduits par l'enchaînement normal des circonstances — que le lecteur assiste aux courses du cirque, à un concile, à des suppliées, pénètre dans les prisons du Grand-Palais, dans les cellules des kaloyers et dans l'église de la Sainte-Pureté, resplendissante d'Eikônes ; navigue sur la Corne-d'Or incendiée de soleil, dansante, de nefs, bariolée de voiles de forme latine ou helladique ; voit et sent revivre enfin Byzance, magnifique sous le pur ciel oriental, avec ses édifices bombés de coupoles la Sainte-Sagesse surmontée de la croix helladique, des églises et des monastères, l'Hippodrome, l'Aqueduc de Valens, des jardins, des statues, des thermes, des portiques, des nymphées, des tribunaux, des marchés, puis les quartiers pauvres, les faubourgs grouillants de population composite. — Or, le livre lu, toutes les descriptions partielles emmagasinées — sans ennui possible, j'insiste — simultanément avec les fragments de l'action auxquels elles correspondent, il se trouve que le lecteur possède la somme des personnages étudiés individuellement, le tableau complet des mœurs sociales, la vision totale de la ville : le poème archéologique se dresse dans toute son intégralité. Peu importe, d'ailleurs, qu'il renferme plus ou moins de vérité historique : c'est un roman.
 Byzance est donc une belle œuvre d'art. Cependant — à des artistes tels que M. Jean Lombard, on doit son opinion tout entière — je noterai une impression fâcheuse que m'a laissée ce livre, impression d'automatisme dans les agissements. Trop souvent les personnages m'ont fait l'effet de héros d'opéra, sans spontanéité ni vibrance, obligés de ne se mouvoir que selon un rythme voulu, emprisonnés dans une mesure le sais bien que la grandeur du cadre, la figuration innombrable, la solennité de certaines scènes, l'ampleur même de la synthèse et jusqu'à la splendeur du décor, contribuent à produire l'impression théâtrale ; pourtant cet écueil, qui me paraît être le plus dangereux de ces aventures archéologiques, peut être évité : témoin Salammbô. Il va de soi que je ne donne point la lance dans ce moulin à vent : le procédé employé par M. Jean Lombard — et que j'estime, d'ailleurs, indigne de son talent — pour frapper les physionomies en répétant à satiété les deux ou trois attributs avec quoi il les caractérise : Constantin V, une barbe noire sous un nez blanc que l'auteur rappelle à chaque rentrée en scène de l'empereur ; Scléros, anagnoste de la Sainte-Pureté, une barbe qui tombe dans le rire, remonte dans un claquement de dents, et chaque fois que surgit Scléros il rit, sa barbe tombe, remonte. Ce procédé, point neuf, est ici particulièrement malheureux en ce sens qu'il ajoute à l'allure mécanique des personnages; mais il n'est pas un défaut constitutif, et je n'en aurais certes point parlé si je n'avais eu à signaler l'automatisme que j'ai dit, bien, constitutif celui-là et qui tient l'âme même de l'œuvre.
 Volontiers je querellerais encore M. Jean Lombard sur un point. Mais M. Camille de Sainte-Croix, dans un de ses récents articles de la Bataille, a excellemment écrit de cette question délicate, et je ne saurais mieux faire que de déférer à son autorité.
 « Il faut d'abord que je me plaigne à l'écrivain, non point de la complication, de son vocabulaire, riche et savant, qui donne de si flamboyantes couleurs à ses tableaux , de reconstitution, mais bien de certains jeux de phrase qui n'ont d'autre byzantinisme que celui des erreurs littéraires contemporaines...........................................................................................
 Entre les deux manières supérieures d'écrire, tout personnellement ou tout impersonnellement, c'est sans doute à la seconde, qu'a visé le romancier de Byzance. Il serait donc plus conforme à son plan, et par conséquent meilleur pour son œuvre, qu'il la dégageât mieux des amusements où se perd d'ingéniosité de nos blasés. »

Alfred Vallette


 Août 1890.


1. 1 vol., par Jean Lombard (Albert Savine).


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