Cantilène des Neiges d’Antan

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G.-Albert Aurier , « Cantilène des Neiges d’Antan », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 336-337


CANTILÈNE DES NEIGES D'ANTAN




Théophana, brebis rose de Brumissa,
Pasiphaé, Circé, qui naquit de Persa,
Galathée, Euridice, Amaryllis, Omphale
Enchaînant Heraclès de tresses triomphales,
L'incestueuse Phèdre, Alceste, Sémélè,
Eriphile, Doris et la mutine Eglè,
Clio, Nisa, Pénélope, l'épouse insigne,
Calliope et Léda, plus blanche que son cygne,
Péribée et la nymphe Erato, Nicéa,
Et la princesse aux bras neigeux, Nausicaa
Dont les royales mains lavaient en l'eau du fleuve
Le linge du palais, Pyro, la sombre veuve,
Naïs, fleur de l'Ida, Cassandre au rire amer,
Alcis, Rhéa, Téthys, joli lys de la mer,
Andromède, Phrynè, la plaideuse badine,
Eriphanis, Myrto, la jeune Tarentine,
Polymnie, Ilione, Electre, Alcinoè,
Théophano, Nyctis, Prognè, Philonoè,
Timandra, Parthenope, Œnone, Iphigenie,
Et la grande Sappho qui puisait son génie
Dans les baisers d'Erinne, Hia, Calypso
Pleurant sur son rocher l'infidèle vaisseau,
Atalante au pied vif, si légère à la course,
Et la nymphe Biblis qui fut changée en source,
Andromaque, Thébè, Néèra, Philonis,
Et Clymène et Myrrha, la mère d'Adonis,
Mèlissa, Niobè, la mère sacrilège,
La farouche Médée experte en sortilèges,
Et Sinope qui but aux lèvres d'Apollon,
Et celles-ci qu'on vit, dans le divin vallon,
Étreindre tes flancs nus, Muse de Mitylène,
Savantes aux baisers autant qu'aux cantilènes,
Myrtis de Béotie, Anytè, Praxilla,
Nossis et Corrina, Moero, Télésilla...
Hélène, et les sanglants combats qui vinrent d'elle,
Philomèle, qui fut muée en hirondelle,
Déjanire qu'aima le centaure Nessus,
Et celles qui baignaient leurs seins dans l'Ilissus
Et dont les noms légers vibraient comme des lyres...
Et vous, belles, et vous, ô blondes hétaïres,
Que l'amoureuse Attique encensait de ses vœux,
Et qui grisiez des chauds parfums de vos cheveux.
Cent peuples implorant vos caresses ingrates,
Vous, Aspasie, vous que consultait Socrate
Sur des cas de morale, et vous, trop blonde Hymnis
Pour qui mourut d'amour la brune Parthénis,
Toi, blanche Mégara, si badine et si vive
Qui, dans tous les festins, découvrais aux convives
Les riches nudités de ton ventre poli,
Et vous, Démonassa, vierge au geste joli
Qui vainquîtes Chrysis au bel art des caresses,
Doris, Syrinx, et vous, Thaïs, aux belles tresses,
Bacchis de qui les yeux étaient d'onde et de ciel,
Glycère dont le nom avait le goût du miel,
Ananthe qui dansais, nue, aux sons de la lyre,
Myrrhirie dont la chair fleurait l'ambre et la myrrhe,
Toi, Laïs, qui montrais aux promeneurs du Pnyx
Tes jambes de Carare et ta gorge d'onyx,
Cléïs que Phidias jugea digne du socle,
Et vous, Théoria, maitresse de Sophocle,
Vous, volage Herpyllis, qu'Aristote enchaîna,
Et vous, Agathoclée, et vous, Ganathœna,
Vous, svelte Danaé qui traîniez sur les dalles,
Avec tant de langueur, l'argent de vos sandales,
Toi, Musarie, et vous, Rhodope, Philinna,
Vous, Lyra, Pannychis, Clinias, Hippona,
Vous, beaux noms d'or, orgueil des impudiques joûtes,
O vous, belles d'alors, ô belles, ô vous toutes,
Joyeux sons, oubliés de nos barbares voix,
O belles, n'êtes-vous les neiges d'autrefois ?
Plus encor que vos corps vos noms sont en poussières,
Ils feraient ricaner nos époques grossières !...
Sonores comme l'or et plus doux que le miel,
Ils ne chanteront plus, vos beaux noms, sous le ciel...
O vous, faste défunt de l'antique Hellénie,
Sappho, Phryné, Bacchis, Glycère, Iphigénie,
Si les morts ont des pleurs, pleurez en vos tombeaux :
Vos filles ont troqué vos noms pour de plus beaux,
Et les poètes las des immuables thèmes,
Sanctifieront bientôt ces modernes baptêmes!...
Ils vous célébreront, nymphes des temps nouveaux,
Vierges aux cheveux roux, troupeau de jeunes veaux !...
Vos noms étoileront leur strophe adamantine,
O vous, Zozo, Nana, la Goulue et Titine !...
Et, demain, nous verrons un Virgile — de goût-
Dont tu seras l'Amaryllis, Grille-d’Égout!...

 Septembre 1890.


G.-Albert Aurier.


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