Caquets de Rupture

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Jules Renard, « Caquets de Rupture », Mercure de France, t. II, n° 14, fevrier 1891, p. 76-80


CAQUETS DE RUPTURE

A Georges d'Esparbès.

Mme Vernet. — François Aubain.

 F. Aubain. — Je viens de faire ma dernière course à la mairie. Tout est prêt. Que ne peut-on s'endormir garçon et se réveiller marié !
 Mme Vernet. — Moi, je suis allée chez le fleuriste. Il s'engage à fournir tous les jours un bouquet de quatre francs. Oh! j'ai marchandé! Par ces temps froids, ce n'est pas cher.
 F. A. — Non, s'il porte les fleurs à domicile et si elles sont belles.
 Mme V. — Naturellement. Ensuite, j'ai prié Madame Praiteau de nous chercher un éventail, une bague, une bonbonnière et quelques bibelots ravissants. Elle n'avait rien en boutique. J'ai dit que nous voulions nous montrer généreux, sans faire de folies toutefois.
 F. A. — Évidemment. Et ce sera payable?
 Mme V. — A votre gré.

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 Mme V. — Vous avez vu la petite, aujourd'hui?
 F. A. — Oui, cinq minutes seulement. Sa mère a fixé la date. Nous nous marierons dans trois mois, le dix-huit mai.
 Mme V. — Trois mois, c'est long.
 F. A. — C'est trop long. Aussi, n'est-ce pas, nous ne sommes plus obligés de nous quitter tout de suite. Nous avons le temps.
 Mme V. — C'est cela. Vous voulez que vos amours se touchent, et qu'il n'y ait qu'à enjamber pour passer d'une femme à l'autre. Mon pauvre ami , il vous faudra pendant ces trois mois priver la petite bête.

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 Mme V. — Dites-lui bien que le bleu sied aux blondes. J'ai là une gravure de toilette exquise que je vous prêterai. A-t-elle du goût?  F. A. — On n'a pas de goût à son âge.
 Mme V. — Elle m'intéresse, moi, cette petite. Je voudrais faire son éducation, et je la défendrais contre vous-même. Voyous, aime-t-elle les jolies choses?  F. A. — Oui, quand elles sont bien chères.

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 F. A. — Assisterez-vous à mon mariage?
 Mme V. — Suis-je invitée ?
 F. A. — Certainement.
 Mme V. — J'irai.
 F. A. — Vous n'avez pas peur de trop souffrir?
 Mme V. — Rien ne gronde dans mon cœur. Quand je me suis donnée à vous, ne savais-je pas qu'il me faudrait un jour me reprendre? Mais le décrochage a été pénible. Nous n'en finissions plus. Nos deux âmes tenaient bien.
 F. A. — C'est vrai. L'affaire a un peu traîné en longueur.
 Mme V. — Si je ne me sentais pas tout à fait détachée de vous, je couperais à l'instant, sans pitié, les dernières ficelles.
 F. A. — Et plus tard, après le mariage, viendrez-vous nous voir? Je vous présenterais comme une amie, une parente même.
 Mme V. — Ou une institutrice pour les enfants à naître.
 F. A. — Je me garde de plaisanter. Chez moi, vous serez chez vous. Votre couvert sera toujours mis.
 Mme V. — Et ma place dans votre lit toujours bassinée.
 F. A. — Pauvre amie, tu souffres !
 Mme V. — Pas du tout. Mais vous m'agacez avec votre système de compensations.

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 F. A. — Ne parlons donc point du présent, parlons du passé — qui a passé si vite.
 Mme V. — Comme vous êtes nature ! Une belle fille, une fortune vous attendent. Vous voilà casé. Vous croyez me devoir, en dommages et intérêts, quelque pitié. Il vous plairait d'être sentimental un quart d'heure au moins. Vous vous dites : « Puisqu'on me prépare un bon dîner, je vais regarder mélancoliquement ce coucher de soleil. »
 F. A. — Alors, parlons de votre avenir. Que ferez-vous?
 Mme V. — Je veux être sérieuse...
 F. A. — Vous l'êtes déjà, et du bout des doigts vous tambourinez sur vos tempes comme un caissier qui trouve une erreur.
 Mme V. — Pratique. Ma santé ne me permettrait plus l'amour pour l'amour. Je chasserai au mari.
 F. A. — Si la bête passe près de moi, je vous préviendrai.
 Mme V. — Riez. Dès demain matin, je commencerai mes courses.
 F.A. — A quelle heure?
 Mme V. — De bonne heure. Je me lève très bien, quand personne ne me retient au lit.
 F. A. — Sincèrement, je vous enverrai des adresses.

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 F. A. — C'est l'instant de nous énumérer nos qualités. Je commence : vous ferez une excellente épouse.
 Mme V. — Vous serez un bon mari, et si j'avais été plus jeune, je ne vous aurais pas cédé à une autre.
 F. A. — Restons-en là.

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 Mme V. — Dites-moi : la petite est-elle propre ?
 F. A. — Comme les fauteuils de sa mère un jour de réception.
 Mme V. — Veillez a ce qu'elle fasse régulièrement sa toilette intime : c'est très important.

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 F. A. — Avouez que, la première, vous avez songé à notre séparation. Moi, je me trouvais très bien.
 Mme V. — Encore!
 F. A. — Oui, je vous ai aimée de toute ma force, et je crois qu'en ce moment même vous êtes ma vraie femme.
 Mme V. — Du calme, mon ami, vous allez dire des bêtises, et comme je ne vous permettrai pas d'en faire, vous me quitterez avec la faim.
 F. A. — Tes lèvres?
 Mme V. — Pas même mon front.
 F. A. — Ta bouche, tout de suite...
 Mme V. — Faut-il sonner?
 F. A. — Comme au théâtre. C'est inutile. Votre esclave, votre femme de ménage est partie.

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 Mme V. - Oh. nous resterons amis, de loin. F. A. — Amis de faïence. Soyez certaine que je ne dirai jamais de mal de vous.
 Mme V. — Vous êtes trop bon. Si, de mon côté, il m'arrive de vous noircir, ce sera par politique et pour les besoins de ma cause. Me rendez-vous mon portrait ?
 F. A. — Je le garde.
 Mme V. — Il vaudrait mieux me le laisser ou le déchirer que de le jeter au fond d'une malle.
 F. A. — Je tiens à le garder, et je dirai : c'est un portrait d'actrice qui était très bien dans une pièce que j'ai vue.
 Mme V. —Et mes lettres?
 F. A. — Vos lettres froides de cliente à fournisseur, je les garde aussi. Elles me défendront si on me soupçonne.

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F. A. — Je me vois descendant les marches de l'église avec la petite en blanc. Et je pense — faut-il vous le dire ? — je pense à des histoires de vitriol.
 Mme V. — Ah, vous me sondez! Eh bien, mon ami, changez vos idées au plutôt : elles vous donnent l'air niais. Est-ce assez vilain, un homme qui a peur ? Car vous avez peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude levé en parapluie. Ce sera drôle à divertir un saint dans sa niche. Vous mériteriez — mais je craindrais de tacher ma robe.
 F. A. — Je m'en vais.
 Mme V. — Oui, je sais, vous vous en allez — tout à l'heure.

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F. A. — Quel beau livre on pourrait écrire sur nos amours. Il n'y aurait qu'a réciter.
 Mme V. — Un livre gris, dont tout le noir serait pour moi et pour vous toute la neige.
 F. A. — Je crois que ça se vendrait.

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F. A — Dites-moi : nos petites affaires sont bien réglées Vous ne me devez rien. Je ne vous dois rien.
 Mme V — Oh! mon ami.
 F. A. — Permettez. Je crois ne vous avoir pas rendue trop malheureuse, et je tiens à ce que tout se termine correctement. Oui ou non, vous dois-je quelque chose ?
 Mme V. — Voulez-vous une quittance ?
 F. A. — Ma chère, vous êtes amère comme une orange dont il ne reste plus que l'écorce.
 Mme V. — Vous seriez bien aimable de vous en aller.
 F. A. — J'ai toute ma soirée à moi.
 Mme V. — Je ne vous la demande pas.
 F. A. — Mauvaise ! c'est moi qui vous demande humblement la vôtre, y compris la nuit, bien entendu.
 Mme V. — La nuit aussi ? Je vous en prie, ne vous forcez pas.
 F. A. — Je vous assure que cela me ferait plaisir.
 Mme V. — Ainsi, vous me proposez, bonnement, de faire, une dernière fois, quelque chose comme la belle en amour. Ensuite nous nous donnerions une poignée de mains, et l'honneur serait satisfait. Vous êtes malpropre.
 F. A. — Madame !
 Mme V. — Voilà que vous faites ces petits préparatifs de faux départ qui consistent à prendre son chapeau et à le poser successivement sur toutes les chaises, pour le reprendre encore et le reposer.

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 F. A. — Nous sommes arrivés.
 Mme V. — Moi du moins, et je descends de voiture, tandis que vous continuerez vers des pays neufs.
 F. A. — Je voudrais, sans être banal, vous dire quelque chose de très tendre.
 Mme V. — Oui, le mot de la fin, le mot fleuri qui parfumera mon souvenir pour la vie. Vous ne le trouvez pas. Cherchez.
 F. A. — Il me vient et s'en retourne. J'ai comme de la ouate dans la gorge.
 Mme V. — Ne vous faites pas de mal. Désenlaçons-nous sans douleur. Allez, et aimez bien la petite.
 F. A — Ah! je l'aimerai — plus tard.
 Mme V. — C'est vrai. Il faut le temps de donner un peu d'air à votre cœur.  F. A. — Je vous vois calme. Il me semble que je vous laisse sur une bonne impression et que le moment est venu de partir. Vos nerfs dorment. Je m'en vais, doucement, à l'anglaise. Ne vous dérangez pas, il fait encore clair dans l'escalier.
 Mme V. — Quel vide, tout de même, et que de choses vous emportez !
 F. A. — Oui, mais il vous reste le beau rôle.

Jules Renard.

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