Carte postale à M. Jules Renard

De MercureWiki.
 
Adrien Remacle, « Carte postale à M. Jules Renard », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 351-353.



CARTE POSTALE A M. JULES RENARD

Au sujet des simples et des compliqués


  Mon cher Renard,
 Votre dédicace sur la garde du précieux Écornifleur me pourvoit d'un brevet de « compliqué ». Que c'est aimable de la part du « simple » que vous vous croyez et dites de bonne foi! Les bourgeois se doutent-ils, enfin, du parti qu'un compliqué — comme notre ami Barrès, par exemple — saurait tirer d'une exploitation rationnelle de son complexe moi ? Cela peut bien aller à trois volumes, oui... peut-être même à quatre, avec un « examen » des trois, quelques notes, des « concordances », sans compter les commentaires annexes sur Vinci, Ignace de Loyola et M. Renan, les volte et post-faces, et, peut-être encore, des « manœuvres de la dernière heure. »
 Ah ! si nous nous mettons tous à bûcher nos moi, et les concordances, quelles mines d'or à creuser, pauvres compliqués que nous sommes! Et moins que jamais le public va savoir auquel de nos nous entendre. Vous écorniflez seulement, vous; faut-il vous en féliciter ? Si c'était votre moi que (au lieu de sonder au plus profond des abîmes tout de suite, comme Barrés) vous écornifliez, quelle longue théorie d'in-18 jésus, Seigneur ! En ce cas, je ne plaindrais ni nous, ni vous, sincère que je vous sens, sinon simple. Mais, heureusement pour vous, à un autre point de vue, vous n'êtes point l'Ecornifleur, ce malheureux qui vit sa littérature, la vomit et y revient, dans la pleine horreur d'une parfaite conscience. Ou, si vous êtes ce forçat, c'est seulement par lointaine transposition, tout ce que nous écrivons ne pouvant être, d'évidence, qu'autobiographie transposée. D'ailleurs, vous ne dites pas: « L'Ecornifleur, c'est moi. » Cela me donne confiance.
 Mais, vous, simple, et moi, compliqué ? Vraiment ? Dites-moi donc par télégramme, je vous en supplie, ce qu'est un simple ! J'attends votre retour du courrier au coin du feu, anxieux. Je n'ai jamais observé un seul de nos actes journaliers (ceux d'habitude et d'instinct exceptés) qui n'accusât des quantités de mobiles coefficients ; vos gestes à vous auraient-ils moins de raisons? Et puis si, compliqué, j'essaie de me montrer simple, nait une complication. Et l'inverse? Pire encore. Enfin, je prends un simple avéré, vous par exemple, et le place entre deux miroirs : voilà que j'aperçois des milliers de Jules Renard de grandeurs différentes. Je sais bien qu'en absolu il n'existera encore qu'un Jules Renard, mais aux yeux de qui ? Pas même à ses propres yeux. Et si j'ajoute une troisième glace, postures et lignes se multiplient, à décourager.
 Je m'y perds. Eclairez-moi, vous qui savez ce que c'est que le simple. J'attends votre réponse pour me mettre à l'œuvre. Je vous confesse que, dès longtemps, je m'étais proposé de me mettre à écrire vers 40 ans, quand j'aurais lu et appris au moins une modeste partie de ce que les derniers venus de nos jeunes écrivains savaient de naissance, eux qui ont déjà tout lu, relu et médité vers 22 ans et demi.
 Un complément de bagage, de grâce!
 Poignée de mains.

Adrien Remacle.

 Merci, en attendant. L'Ecornifleur est une étude uniquement curieuse. Serait-ce Poil de Carotte, seul, qui a poussé ? J'en doute. Il n'eût pas donné un si grand arbre.


Outils personnels