Chronique

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Laurent Tailhade, « Chronique », Mercure de France, t. I, n° 2, février 1890, p. 33-38.


CHRONIQUE



 En ce temps de Christmas et d'Épiphanie, cependant que la truffe développe toute son âme impériale et que les gels hivernaux, par des procédés inconnus de monsieur Barrès lui-même, éteignent le paupérisme en la personne des grelotteux, il semble que les entrepreneurs de vaudevilles aient négligé pour leurs revues de fin d'année un « clou » d'indubitable effet. L'étrange appétit qui, vers le solstice de décembre, induit les quelconques bonnetiers à s'attabler devant l'eucharistie d'une permanente imbécillité, nonobstant le cagneux fessier des demoiselles figurantes et la dissonance des ponts-neufs, eût trouvé, comme il semble, une pâture généreuse dans le choix d'un compère nouveau. Ce précieux adjuteur des calembredaines séculaires auquel, par une aberration inexplicable, les Éminents Directeurs n'ont point encore songé, vous l'avez nommé sans doute, à cause de l'excessive aptitude qu'on lui voit pour ces sortes d'utilités. Autour du spéculum-Eiffel, dans les gourbis pédiculaires, parmi les éphestions internationaux, combien nous l'admirâmes, inaugurant sans trève,et, de sa popularité magistralement chauffée par la Rousse, conglorifiant Ali-Voyou, notre sympathique visiteur. Son claque d'alors, son grand cordon à peine défraîchi, ne pourrait-il les mettre au service des beuglants influencés, des théâtricules déserts ? Lui consul, fut au grand jour importée la Danse du Ventre, l'ostentation familière du Nombril. Sous son règne, des notaires vertueux, des banquiers suivis de leurs hoirs, des charcutiers avec leurs demoiselles, proclamèrent un honnête spectacle la vue des culetages réservés jusqu'à nous aux oulels-naïls de la rue Joubert. Lazare organisait la victoire (N'est-ce pas, ô Béranger ?) Saadi, qu'un tel prénom incline aux grâces, conduit modestement les jeux des bayadères, sans que l'émotion d'aucune glande altère jamais le zinc de son visage. Aussi de quel succès ne comblerait-il pas le tréteau magnifié de ses complaisances ? La commère fort en peau et mafflue comme il convient lui gazouillerait aux trépignements de l'assemblée un hymne populaire de l'an neuf :

  « Ça commence en I, ça finit en Cha,
  « Et tout le monde a, a l’Influenza ».



tandis qu'une machine d'opéra montrerait le Président, de Bûche Officielle métamorphosé en Bûche de Noël, ouvrant aux futurs récidivistes les jardins de l'Élysée et mimant pour la badauderie contemporaine le geste fictif de la pitié. — Ce qui, somme toute, ne serait guère plus indécent que la croix de légionnaire appliquée à l'histrion Mounet Sully.


 Monsieur Tureau-Dangin, auteur peu lu d'une histoire quelconque de la maison d'Orléans ; le pédant Brunetière ; Émile Zola, ce prévôt des marchands, tant soucieux de blasonner sa boutique achalandée ; le capitaine Viaud, en religion basbleuesque Pierre Loti ; Henri Becque, l'auteur des Corbeaux, courent de concert la gloire académique. Le fauteuil d'Augier, ce poète immortel dont quelques vers applaudis, entre autres ce distique :

  « Ce seront tous les jours nouvelles platitudes
  « Qui dégénéreront bientôt en habitudes »


dépassent ce que Jean Aicard a produit de meilleur, le fauteuil d'Augier prendra-t-il pour assis le dramaturge, les romanciers, le critique ou l'historien ? L'honneur si grand que Becque daigne impartir aux petits vieux de l'Institut, honneur dont s'affligent ceux qui goûtent dans leur cœur l'âpre virilité de son talent, sera-t-il compris par Camille Doucet, par tant d'autres bonshommes excellents comme le prix d'Excellence ? Le tiendra-t-on long-temps à la porte, cet inexorable diseur de vérités ? Subira-t-il le stage humiliant où Leconte de Lisle a plié son orgueil ? Suivra-t-il jusqu'au bout la voie étroite de son infime ambition ? Les jeunes ― ses amis — ne le désirent certes point, encore qu'une mélancolie les prenne devant un tel désir chez un tel écrivain. — Avoir conçu la Parisienne pour lutter contre Pêcheur d'Islande et les larbins de Chantilly, c'est à dégoûter des chefs-d'œuvre et de ceux qui les font.
 De ceux-là ; certes, n'est point monsieur Loti, cacographe impudent et d'autant plus aimé. Car c'est sa profession à lui que d'être aimé et de comprendre dans cet amour les races les plus diverses avec les professions incompatibles. Les reines et les bergères, les femmes jaunes et la veuve Adam, sans compter ses matelots, tout cède au charme de Loti bombant dans l'uniforme et, d'une voix éolienne, expliquant aux personnes les agréments qu'il porte en soi. Carmen Sylva lui lit à haute voix ses meilleurs solécismes. Le frère Yves tente de le réconcilier avec l'armée de mer. — Et je ne serais point étonné que ce vainqueur prît place sous la coupole en attendant monsieur Bourget, autre dentiste de moins de pittoresque, mais pénétrant, ô combien !

 En même temps que s'agitent les apprentifs académiciens, leurs aînés dans la profession ne s'endorment guère sur leurs palmes. En collaboration avec monsieur Fallières, ministre, à ce que je crois, de l'Intérieur, François Coppée, le jeune maître, vient d'obtenir un imposant succès. Cela rappelle Le Passant et console des Jacobites. En frappant d'interdit le bénitier où l'auteur du Pater trempa sa soupe aux larmes, monsieur Fallières (que certains cognominent le « muffe » de Nérac) a fait à cette pauvre chose une réclame près de quoi les banques du Colonel Coddy ne furent que pagnottes et Saint-Jean. Sur le boulevard, les camelots débitent Le Pater avec les cartes facétieuses et la manière de traîter sa belle-mère comme elle le mérite. Des gens acquièrent l'objet qui, d'habitude, vivent aussi étrangers à la littérature que notre Jean Rameau. Rien de plus innocent d'ailleurs. Une guimauve bénite, un mucilage pieux édulcorant l'Épouvantable Souvenir. L'époque terrible où, pour le crime d'un seul et la hideuse ambition du sinistre nabot, flua le sang des révoltés qui « sous le drapeau de la Commune formèrent la grande fédération des Douleurs » (1), où les balles scélérates crevèrent la noble poitrine de Delécluze et massacrèrent un peuple occupé à vomir ses dieux, l'époque farouche de la Commune prend ici une allure de modérantisme peu propre à inquiéter. Et la couardise seule des bourgeois qui nous gouvernent explique la mésaventure dont monsieur Coppée bénéficie agréablement. — Un autre persécuté de lettres, Monsieur Lucien Descaves, ne se plaindra pas non plus des traitements infligés à ses Sous-Offs. Outre qu'il est toujours flatteur de recevoir les injures de monsieur de Cassagnac, je ne pense pas que les poursuites correctionnelles soient pour nuire à l'ouvrage ci-dessus.
 Cinq cents pages de casernes, de bouis-bouis et de lupanars, avec quelque science que les aventures soient conduites, cela peut sembler honnêtement coriace, à moins qu'une attestation d'impudeur, par les magistrats délivrée, n'affriande la clientèle. Le jury que propose monsieur Charles Laurent aux jeunes écrivains ne compensera jamais pour les nouveaux venus dans l'art d'écrire la publicité d'une condamnation infamante. Il n'est bouquin si nauséeux qu'on n'impose aux multitudes en les assurant que c'est « très polisson ». L'excommunication laïque ou religieuse a popularisé les romans de madame Sand, les feuilletons d'Eugène Suë, et, pour contrecarrer le Saint-Siège, des marchands grainetiers entreprirent Jocelyn ? Telle est d'ailleurs l'opinion de monsieur de Bornier, dont la modération intellectuelle onques ne chevaucha paradoxes si fous.

 Et maintenant, pour finir sans transition plausible, une ballade récente de Mitrophane Crapoussin :

  Croûtelevés et marmiteux
  De Nevers, de Chartre ou de Tulle,
  Spatalocinèdes piteux
  Couverts de gale et de pustule,
  Ce bourgeois qui récapitule,
  — Étant ladre mais folichon, —
  Le quantum de votre sportule,
  C'est-de la viande de cochon.

  Philistins gâteux, ce sont eux,
  Les mîteux, que chacun gratule,
  Malgré leurs gestes comateux,
  Leur ventre et leurs doigts en spatule !
  Gazons ceci de quelque tulle :
  O Pétrone ! faut un bouchon
  Quotidien dans leur fistule.
  C'est de la viande de Cochon.

  Tous, notaires galipoteux,
  Monteurs de coups et de pendule,
  Dentistes, avoués quinteux,
  Tous, le jobard et l'incrédule,
  Violent moyennant cédule,
  Et tous, pour ne payer Fanchon,
  Citent les « Devoirs » de Marc-Tulle :
  C'est de la viande de Cochon.

envoi



  Prince, Ibrahim, vulgo Catulle,
  Paul Gébor et madame Chon,
  Nani-Saïb et sa mentule,
  C'est de la viande de Cochon.



Laurent Tailhade.


1. Jules Vallès : l’Insurgé.

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