Chronique d'été

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Leo Trezenik , « Chronique d'été », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 337-339.


CHRONIQUE D'ÉTÉ


Les Cloportes


 « Flaubert nous disait aujourd'hui : « L'Histoire, l'aventure d'un roman, ça m'est bien égal. J'ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary, je n'ai eu que l'idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes. L'affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu que, quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j'avais conçu Madame Bovary tout autrement. Ça devait être, dans le même milieu et dans la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste... Et puis, j'ai compris que ce serait un personnage impossible. »
 Cette phrase du Journal, des Goncourt (ler vol., p. 367) me revenait en mémoire, ce juillet dernier, comme dans un creux de roche cotentinoise, le front rafraîchi par Noroué qui me tournait complaisamment les feuillets, je lisais le manuscrit des Cloportes, roman singulier, qui porte le sous- titre de « Scènes et Types de campagne », et que Jules Renard, l'un des collaborateurs les plus appréciés du Mercure de France, se prépare à publier au Roquet, cette mauvaise gale, après le Magot de l'Oncle Cyrille.
 Les Cloportes, en effet, ne sont guère, à proprement parler, un roman, s'il est entendu que ce vocable définit une œuvre où l'affabulation tient une place importante ; aussi, feuilletonnés dans un quotidien, par tranches minces, ils eussent peu fait haleter les clients de M. Jules Mary, voire les friands de M. Georges Ohnet. La petite « histoire » qui s'y dévide tout doucettement se réduit à ceci :
 La vieille bonne des Lérin, dont la « vue baisse », est remplacée un beau matin par une jeune, Françoise, nièce d'Honorine, la vieille. Dans une minute de déraison, le fils de la maison engrosse Françoise. Clandestinement, celle-ci accouche, jette son enfant dans le puits, et, déséquilibrée par son crime, se fait extatiquement brûler sur un feu de bourrées. Honorine reprend sa place. Et la vie d'avant recommence. Un point, c'est tout.
 Aussi, n'est-ce aucunement pour nous conter ça que l'auteur a écrit les Cloportes. Cela ne serait vraiment pas la peine. Ce qu'il a voulu, en toute évidence, et je dois dire que son but est rempli, c'est nous donner les sensations de la vie de province, terne, grise, vide, végétante. Il a choisi ses types parmi les végétants les plus végétants, il les a placés dans un décor qu'il connait, le Morvan, où il est né, et dont pourtant il s'attarde rarement, tant ses types lui tiennent au cœur, à nous faire passer devant les yeux, en de rapides pages, le panorama trop peu accusé. Ce qui l'intéresse uniquement, ce sont les êtres, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs façons d'être. Mais, ses types, il n'en étripe point, comme il est de mode, la psychologie profonde, hypogastrique et épigastrique, il les fait parler et agir, et c'est eux-mêmes qui s'apprennent et se découvrent à nous, par menus détails.
 Je ne veux pas entrer dans l'analyse minutieuse des Cloportes. Le directeur du Roquet m'en voudrait, et à juste titre, de déflorer une œuvre à laquelle il va donner une très prochaine hospitalité. Je veux surtout féliciter M. Jules Renard de persister dans la voie qu'il a inaugurée avec Crime de village, cette petite plaquette de nouvelles, presque toutes si savoureuses, qui est à peu de chose près son œuvre de début, et dont plusieurs, la Meule, par exemple, rappellent très heureusement, toute originalité gardée, la manière aiguë, l'observation narquoise et pince-sans-rire de M. Guy de Maupassant dans ses Contes de la Bécasse.
 La province, absolument dédaignée par nos intéressants « fin-de-siècle », tellement «  fin-de-race » qu'ils s'intitulent d'eux-mêmes décadents, a bien changé depuis Balzac ; ses notaires, ses curés de village, ses paysans, exigent de nouveaux historiens, mais ceux-ci se rencontrent rares, parce qu'il est de notoriété publique que l'étiquette « moeurs provinciales » collée sur un livre, pour artistique et exceptionnelle qu'elle soit, a l'inconvénient rédhibitoire, aux yeux de combien d'éditeurs, de n'être aucunement commerciale.
 Je crois pourtant, en dépit de tout, que les Cloportes viendront à leur heure comme tout livre nous initiant, sans lâches compromissions avec la convention routinière, aux dessous moraux, pas très propres, de la vie de mollusques des petits bourgeois de province.
 Et il convient également de féliciter l'excellent directeur du Roquet, M. L. de Saunier, d'ouvrir toutes grandes les portes de son journal si éclectique, si vibrant pour le présent, et si plein de promesses pour l'avenir, à une œuvre jeune et curieusement originale comme les Cloportes, au lieu de nous ressasser, comme tant d'autres périodiques, quelque banale, insipide et chlorotique étude de « mœurs parisiennes ».

Léo Trézenik.

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