Comme tout le monde

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Remy de Gourmont, « Comme tout le monde », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 267-268.


COMME TOUT LE MONDE

 A quelqu'un venu lui soumettre, anxieux, un cas de conscience, M. Renan répondit : « Faites comme tout le monde. » La noblesse inattendue d'une telle parole nous impressionna vivement, et, pour « faire comme tout le monde », nous résolûmes, dès que nous parvint la « fatale nouvelle de sa mort », d'interviewer un des nombreux amis du célèbre académicien. Notre choix fixé sur M. l'abbé S., ancien condisciple du défunt et qui garda toujours avec lui d'excellentes relations, M. Hermès a bien voulu se dévouer à une tâche neuve pour lui et aller recueillir, de la bouche même du sympathique ecclésiastique, l'appréciation suivante:
 « Monsieur Renan eut dans sa vie deux grandes passions, l'exégèse biblique et Paul de Kock. Ce goût sacerdotal, il le prit au séminaire de Saint-Sulpice, où M. l'abbé Le Hir enseignait l'aleph et le schin de la science judaïque; ce goût papal, il le prit encore au séminaire, en un temps où les vertus de Grégoire XVI excitaient une grande émulation et où Paolo di Coco était la littérature de fraude des séminaristes malins.
 « Je l'avoue, l'auteur de la Femme aux trois culottes eut sur M. Renan une excessive influence. Sans doute M. Renan acquit à cette fréquentation l'amour du style simple, de l'ironie douce, du sous-entendu mi-tendre, mi-polisson, mais à l'historien et au savant une telle intimité fut certainement peu profitable, car elle lui enseigna, assez fâcheusement, l'art des hypothèses romanesques, des déductions fantaisistes ou précipitées, lui inculqua enfin des habitudes d'esprit en désaccord avec ce que M. Le Hir attendait d'un si éminent disciple.
 « Paul de Kock ! — A ce nom, que de souvenirs : un Pape, un Beau-Père de l'Eglise, toute une tradition ecclésiastique infiniment respectable! Et pour ceux qui (comme votre humble interlocuteur) eurent la joie de se compter au nombre des fidèles amis de M. Renan, que de charmantes souvenances! La grande veuve d'Israël, alors l'épouse respectée de l'illustre et vénérable Défroqué, était obligée a des ruses pour arracher aux mains de son mari la Pucelle de Belle-ville : « Ernest, lui disait-elle, sois raisonnable, écris d'abord ce que t'a demandé M. Buloz, — et je te rendrai ton joujou. »
 « Pauvre grand homme ! Le voilà, comme M. de Kock lui-même, au pays des Ombres! Il a quitté les joies de sa vie, après en avoir compris le néant, après avoir senti l'universelle vanité de tout, de la gloire et des banquets, de l'amitié et de l'interview, de la bonté et de la philologie. Et voilà qu'au seuil de son éternité, quelque part dans les espaces , il a fait connaissance avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour lequel, d'ailleurs, il professait une grande estime. Cependant, je le crains, — l'entrevue a dû être orageuse. »
 Sur ce mot de la fin, notre envoyé spécial (qui est fort intelligent) comprit que l'entretien était terminé, et il prit congé, avec un sourire entendu, du respectable abbé, — en lui promettant le secret le plus absolu.

R. G.

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