Comment on nous juge en Italie

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Ernest Tissot , « Comment on nous juge en Italie », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 249-253.



COMMENT ON NOUS JUGE EN ITALIE



 L'autre mois,parmi les livres que l'éditeur Gianotta de Catane prenait la peine de m'envoyer, il s'en trouvait un de critique littéraire signé Luigi Capuana (1). Ce fut le premier ouvert, car un ouvrage de M. Capuana a grandes chances de n'être pas quelconque; et, par le temps qui court, ceux qui valent la peine d'être lus se font rares, même chez nous. Mais quel ne fut pas mon étonnement à voir qu'il y était question du Théâtre Libre, du Théâtre d'Art; et que ces sujets y étaient traités avec une compétence, une politesse qui sont des leçons de prince à l'adresse de plusieurs de nos critiques patentés. J'ai cru donc qu'il intéresserait les lecteurs du Mercure de France de savoir ce que pense un des bons critiques d'Italie des tentatives de ceux que l'on pourrait appeler ― en poursuivant la comparaison ébauchée au Figaro, par M. Huret, je crois, entre le Mercure de France et la Revue des Deux-Mondes ― vos poètes et vos auteurs ordinaires. Et si, par la même occasion, j'indique aux curieux de littérature étrangère un auteur très fort comme on dit en style de journal ― j'aurai vraiment atteint le but que je m'étais proposé - un but tout fait devoir présent, d'ailleurs, n'est-il pas vrai?
 Deux mots sur l'auteur: M. Luigi Capuana est avec M. Giovanni Verga, dont il est, depuis de longues années, l'ami très intime, le représentant le plus en vue du naturalisme italien ― ou, selon la manière de dire de là-bas, du vérisme. Il a publié Giacinta, un roman brutal et palpitant que l'on a été jusqu'à comparer à Madame Bovary et qui eut bien quatre éditions. Ce qui, en Italie, indique un grand succès, car en librairie, comme en philosophie, tout ici-bas est relatif. On lui doit encore un recueil de contes pour les enfants vraiment délicieux, dont une traduction française serait tout indiquée ; deux ou trois romans: Le Parfum, Frisson, aucun n'atteignant la maîtrise de Giacinta; quelques volumes de nouvelles parfois exquises, jamais banales, et quatre volumes de critique parmi lesquels celui que j'ai l'honneur de vous présenter. M. Capuna est Catanais; il aurait donc dans ses veines, d'après M. Reclus, du sang grec plus pur que celui des Athéniens d'Athènes. Vous comprendrez alors pourquoi il est artiste au point qu'on l'appelle volontiers le Paul Bourget d'Italie (n'est-ce pas tout dire ?) et pourquoi aussi il ne se départ guère, en critique, de 1a plus aimable bienveillance. Il est des traditions de race comme il en est des traditions de famille, elles sont inoubliables — et ceux de la patrie de Théocrite ne seront jamais des barbares. Il est possible qu'ils en sachent beaucoup de choses bien moins long que nous, car, là-bas, la nature est trop belle ― et pour eux, le mot de Méphistophéles est, certes, plus vrai que pour nous ― mais n importe, vous ne leur ferez jamais prendre des lanternes pour des étoiles. Si peu qu'ils sachent,c'est assez pour nous pénétrer. Ne sont-ils pas fils de race la plus intelligemment artiste qui ait jamais été?
 Ecoutez plutôt M. Capuana: sa critique, genre Lemaître, n'a pas ombre d'érudition, et pourtant, quoiqu'elle parle d'étrangers qui lui sont presque des inconnus, elle est juste que c'est un charme et jusque dans les nuances des idées: « Armand de Pontmartin, dit-il, ne laisse rien qui puisse lui survivre. Avec lui, ses Causeries sont mortes. De son vivant, cette espèce de Marquis de la Seiglière de la critique littéraire faisait plaisir. Égaré dans la société nouvelle, il ne la comprenait, ni ne la voyait guère telle qu'elle était. Il la jugeait selon les critères d'un autre siècle, mais sa parole facile, plaisante, claire et élégante était une compensation. Il parlait des faits de la journée et pour cela il intéressait. » — « Alphonse Daudet, écrit-i1 dans un autre chapitre, est le Sardou du roman. Presque tous ses travaux sont, pourrait-on dire, le diagnostic de quelque curiosité maladive du public parisien. Or Daudet sait que la moitié du public européen, grâce aux chroniques des journaux, est pris, lui aussi, plus ou moins profondément, de la même curiosité malsaine. Le coup tiré sur Paris se répercute donc aussitôt à des milliers de lieues loin de Paris. Et Daudet ne s'est trompé qu'une fois, avec l’Évangéliste. » Il faudrait traduire encore ses considérations sur Jules Sandeau, qu'il appelle bien joliment, un écrivain clair de lune ; sur Émile Augier, dont il admire les grandes œuvres en regrettant trop de Gabrielle, trop de Paul Forestier; sur M. Edouard Rod, auquel il reproche de faire, au détriment de l'art, la part trop belle a la psychophilosophie ; sur M. Henry Becque enfin. Il admire comme il convient Les Corbeaux et La Parisienne et dit, avec raison, que la représentation de ses pièces seront plus tard « des dates mémorables dans l’histoire de l'art dramatique moderne ». Mais j'ai hâte d'arriver aux pages sur les œuvres et les auteurs dont je vous parlais en commençant. Après avoir répété l’intérêt et l'influence qu'eut en Italie le naturalisme français, M. Capuana se demande si le spiritualisme, le symbolisme ou le décadentisme ― car il hésite entre ces différentes appellations — semble promis à de si glorieuses destinées. Il en doute, mais ajoute en italien grécisant: « D'ailleurs, s'il y a des roses, elles fleuriront. Et puis, ce n'est pas un mal de donner un coup d’œil à ce que l'on va tentant autre part. L'expérience apprend. » Alors rapidement, d'après Charles Morice et d'autres esthéticiens qu'il ne nomme pas, M. Capuana cherche à résumer les théories du Théâtre d'Art et du Théâtre Libre. A propos de ce dernier, il a tort de nommer un arrangeur de spectacles dont on ne doit parler que dans les compte-rendus des tribunaux, mais il a raison de signaler la concordance entre les efforts des George Ancey, des Pierre Wolf, de Paris; et des Hauptmann, des Sundernann, de Berlin. Il y aurait, sur ce point, toute une étude à faire; je la signale à qui de droit, des pièces comme l’Honneur, de Sundermann, méritant plus que notre curiosité. Comme exemple du Théâtre d'Art, il nomme Chérubin, de M. Morice, « qu'il n'a pas lu et dont il ne peut parler » ; la Fille aux mains coupées, de M. Pierre Quillard, « qui plait par l'étrangeté de la conception et par l'excellence de la forme »; et Madame la Mort, de Mme Rachilde, dont, au cours d'une analyse aimable, il traduit un fragment de la scène du second acte, entre Paul Dartigny, Lucie et la Femme voilée. L'étude se termine par des considérations coupées de citations sur l'Intruse et les Aveugles, de M. Maurice Maeterlinck. Voici la conclusion : « A observer ces différents ouvrages, on remarque bien clairement une confusion entre la poésie lyrique et la poésie dramatique, comme si l'on tentait d employer dans un art les moyens d'un autre. Les symbolistes citent Eschyle, Shakespeare, Molière parmi leurs prédécesseurs. Mme Rachilde avait, probablement en mémoire les fantômes de Banco et du roi de Danemark lorsqu'elle imagina le personnage voilé de Madame la Mort. Sans doute, Maeterlinck a cru faire du Shakespeare en notant les sensations d'où naît la terreur de l'inconnu. Et les caractères ? et les passions ? et le choc qui produit les catastrophes vraiment tragiques? Eschyle, Shakespeare, Molière s'en occupaient avant tout. Le fantôme qui apparaît sur l'esplanade du château d'Elseneur n'est pas une hallucination objective, mais c'est pour ainsi dire un être de chair et d'os. Il veut que le crime dont il a été victime soit puni, il vient demander vengeance. Hamlet ne sachant rien ne peut, par conséquent, se créer l'hallucination du fantôme de son père... Quant à la terreur de l'inconnu, plus qu'une sensation, c'est un sentiment qui peut devenir, si l'on veut, un moment de l'action dramatique mais qui ne saurait, comme semble le prétendre M. Maeterlinck, constituer toute l'action, tout le drame... Ah, avant de s'aventurer à la recherche d'une nouvelle formule dramatique, ne serait-il pas plus sensé, plus opportun de rechercher si en débarrassant l'ancienne formule de toutes les inutiles conventions dont elle est encombrée il ne serait pas possible d'en extraire de nouveaux sucs vitaux pour l'art théâtral? A ce point de vue, retourner en arrière, refaire au théâtre une tentative pareille à celle des préraphaélites en peinture, pourra seulement, et si l'on veut, divertir un instant et intéresser un peu ― parce que l'habileté de l'artiste est grande et que le goût du spectateur est fatigué. »
 Ces remarques sont sévères, mais elles sont courtoises ― on comprendra que je ne les discute pas. Je ne tenais, d'ailleurs, qu'à vous indiquer comment le Paul Bourget d'Italie appréciait la fantaisie bizarre de Mme Rachilde, la poésie d'art de M. Pierre Quillard, l'étrangeté névrosée de M. Maurice Maeterlinck ou l'esthétique subtile de M. Charles Morice.
 Il y avait aussi une politesse à faire ― elle est faite.

Ernest Tissot


 (1) Libre e Teatro, Luigi Capuana, 1 vol. (Niccolo Gianotta, editore, Catane, 1892.)


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