Contes d’Au-Delà : - Les Illusoires caresses

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Gaston Danville, « Contes d’Au-Delà : - Les Illusoires caresses », Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 88-91.


CONTES D'AU—DELA

LES ILLUSOIRES CARESSES


 — « Mauvaises conseillères, les heures de solitude et de nuit, où les papillons noirs viennent brûler leurs ailes de ténèbres à la flamme du Rêve ! Je suis las, oh très las de remuer vainement, sans cesse, l'incohérente bouillie de souvenirs qui grouille en moi, surgissant à la faveur des associations imprévues, non désirées, ainsi qu'un vilain homme fond sur vous, issu du brouillard, où l'on ne l'a pas deviné.
 « La vie ?...une bien monotone et bien triste succession de grises choses quand ne l'éclaire pas l'incendie des désirs sensuels ou ambitieux. Et alors, là même, c'est l'étreinte forcée, brutale, de la réalité, le cruel corps à corps avec la sensation, l'ennemie, qui a vite fait de fatiguer l'élan initial, avide de mieux et se heurtant à l'infranchissable barrière du dégoût rapide, fatal, dont il meurt.
 « Les bras, tendus avec foi, avec force, vers les inconnus soupçonnés, idéals, retombent plus découragés, plus mols, et incapables de recommencement, dès qu'ils ont connu l'éloignement interminable du but, et qu'ils le tiennent pour chimère.
 « Alors, pourquoi continuer la série des actes nécessaires, bien qu'inutiles, perpétuer l'attente de l'irréalisable, et le sachant; pourquoi ? Et souffrir des contradictions à sa nature, des chocs imposés, se perdre en des rébellions qui n'aboutiront pas. Quand il serait fort simple de descendre sans secousses, les yeux clos, dans le calme apaisant du seul Nirvanâh possible, le Néant! C'est que demeure en l'âme, meurtrie mais lucide, raisonnable et pleinement consciente, un minuscule et perfide levain de curiosité malsaine, déçue d'avance, et qui persiste cependant; un besoin de voir le lendemain, s'il sera semblable à hier, à aujourd'hui, à toujours. Tout me dit qu'il le sera... peut-être ? Combien se posèrent le problème, sans arriver à le résoudre, et qui transigèrent en cherchant les merveilleux, les introuvables Edens, aux horizons radieux de lumière pure et de voluptés jamais ressenties, les Edens fertiles en enchantements renouvelés à l'infini,

en les cherchant dans les ivresses fortuites, passagères, certes immensément attrayantes, dont l'unique défaut est de procurer un réveil trop pénible, une trop lourde désillusion, une fois dissipées. Ces volontaires hallucinations sont donc insuffisantes et mauvaises, car elles favorisent l'intrusion des mélancolies et des dégoûts, qui vous attendent à leur sortie -- comme si la seule existence, sans cela, ne suffisait pas.
 « Pourtant, je ne suis pas sceptique, et voudrais croire. Croire... à quoi! L'expérience, acquise avec la naissance, est un legs ancestral que je ne puis rejeter. Ah ! faire peau neuve, redevenir l'être primitif auquel ne manquait pas les bases essentielles de croyance, parce que les siècles ne les avaient pas détruites !
 « Car le ciel est bien morne où brillent les éternelles étoiles vaguantes, les mêmes que regardèrent ceux d'il y a trente siècles, plus... que sais-je! Et ce que je dis là fut proféré, il y a longtemps, fort longtemps, pour la première fois. Et même, est-ce qu'elle exista cette première fois ?... Risible murmure que celui des paroles humaines, les infidèles traductrices de pensées.
 « Voici le regard blême du jour, et je n'ai pas dormi!»

 ... Une lueur diffuse emplit la chambre d'une vague clarté. Avec quelques grésillements derniers, la flamme s'est éteinte; un moment encore, la mèche fuligineuse demeure pourprée, puis elle charbonne, et toute clarté disparaît de la lampe.
 Le front appuyé sur les livres qui ont distrait son insomnie, une cigarette éteinte aux doigts, Jean, maintenant les yeux clos, s'est assoupi. Seuls les sourcils froncés accusent la continuité de l'obsessionnelle préoccupation, et quelques fiévreux changements d'attitude.
 Or, il lui semble qu'il est très loin, très loin, perdu dans la profondeur d'un infini d'obscurité. De pâles sons de cloche tintent faiblement à ses oreilles, et aussi des voix qui chuchotent, trop bas pour qu'il saisisse le sens des mots à peine entendus. Cela s'approche, grossit; c'est le bourdonnement formidable d'un vaste airain qui vibre, puis, sans apparente transition, recule aux limites de la perception, devient un frêle susurrement, indistinct, et fort doux. Il veut remuer; ses membres sont flasques, cotonneux, et n'obéissent pas. Se résignant, il prend plaisir à faire durer cet état qui le suspend entre l'inconscience et la raison.
 « Se contraindre à l'adoration de virtuelles figures, par soi-même évoquées, sans se soucier de leur présence réelle — à quoi bon ! Avec la somme acquise de sensations, il suffit de les combiner adroitement ; ces faisceaux de choses autrefois vécues, groupées d'une façon variable, au gré des inclinations du moment, prendront, une projection de volonté leur donnant presque leur intensité première, une convenable apparence de vérité. Je ne pourrai atteindre ainsi un maximum que, seul, confère le tangible, mais bien incertaine et bien mince est la limite qui m'en séparera... En somme, c'est la suprême expérience à tenter : pourquoi ne pas me risquer dans cet aventureux, vierge de toute exploration ? — Boletta !...»
 A cet appel, une porte s'ouvrit, et, dans un flot de lumière qui fit douloureusement ciller les paupières entr'ouvertes de Jean, apparut sur le seuil la souriante, et brune fillette, aux cheveux noirs. L'extraordinaire matité du teint pâle se tempérait d'un glacis d'ambre transparaissant, qui, en rehaussant chaudement la carnation, faisait paraître plus profonds et plus doux les grands yeux d'ombre, plus frais, plus attirant, le sanglant incarnat des lèvres, irisées du reflet nacré des dents, presque pas découvertes. Cambrant légèrement le torse, elle s'avançait, extrêmement gracieuse ; et ses mains, dont les ongles roses brillaient, faisaient deux taches claires, aux hanches, sur l'étoffe sombre dont elle était vêtue.
 Comme une draperie funèbre, une lourde tenture muette et sans plis, le silence est retombé derrière elle.
 Mais bientôt — à un signe de Jean elle a compris—sous les petits doigts qui l'animent, et de quelle vie ! le violoncelle prélude.
 Les harmonies, évocatrices des hallucinations tant désirées, pleurent, et chantent, et grondent, et soupirent, s'envolent par la chambre obscure, ainsi qu'une théorie longue, très longue, interminable, de fantômes insaisissables et vite disparus.
 ― « Ces notes qui s'égrènent si lentement, il me semble qu'elles ont d'invisibles, de très frêles mains...et frôlent mon cerveau... Oui, sous mon crâne je perçois leurs rapides effleurements, doux comme de doux pétales de fleurs, qui tomberaient. Et avec elles je tombe aussi, moi... Une chute angoissante et délicieuse, dans du noir, du noir lumineux, peut-être rose. Je sens qu'un seul mouvement, moins que cela, m'arrêterait... Je ne veux pas le faire.... tu entends, Jean... il ne faut pas le faire...»
 — « Je sais très bien, très bien.... Non, un voile m'empêche de distinguer... oh ! cette phrase, où, sanglotent les bémols. Boletta, répète encore... Maintenant, je vois plus clair… Si, je sais très bien où je l’ai entendue… Des lauriers-roses et des lentisques tremblent au-dessus de l’eau violette… si calme… avec des flamboiements d’améthyste… au soleil… Un cygne blanc… des balustres de marbre… Et puis, encore, des massifs de jacinthes et d’œillets… l’odeur des corolles pâmées s’exhale pénétrante… chaude… Sur la terrasse, elle chantait à mi-voix… Les rayures jaunes et rouges de la toile… Son adorable sourire, et les promesses de ses yeux de velours noir… Toujours, toujours, Boletta… Oh ! reste ainsi, reste à jamais ainsi, tremblante évocation de ce qui a été, imprécise et troublante apparition ! Ne fuis pas !… Alors ç’aurait pu être le bonheur… et j’ai passé, si près de lui que je le touchais, mais j’ai passé. Maintenant… maintenant… »
 Il n’acheva pas.
 Boletta était à genoux devant lui, sanglotante. Brusquement réveillé, il eut d’abord un regard méchant, et des imprécations lui vinrent aux lèvres. Mais, devant les larmes de la fillette, sa colère s’évanouit, et, la relevant tendrement, il lui mit un baiser au front :
 — « Cara mia, il doit être l’heure de ton cours. Va te préparer ; je t’accompagnerai ce matin… »
 La petite sortit en souriant, les cils encore humides.

 Resté seul, Jean se croisa les bras, et un énigmatique ricanement plissa sa bouche.

Gaston Danville.

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