Contes d’Au-Delà : L’Ange noir

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Gaston Danville, « Contes d'Au-Delà : l'Ange noir », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 240-247.


CONTES D'AU-DELA
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L'ANGE NOIR


 Un vol de flamants roses traversait de fantasques nuages d'argent, brodés sur la soie bleu turquoise. Près de la tenture exotique, girait lentement un petit squelette japonais, très blanc, mat, accroché au candélabre par un fil mince, que Pierre n'apercevait pas, du divan où il s'était étendu. Veloutée, tremblante, la clarté douce de la bougie, allumée lorsqu'il rentra, se reflétait dans les deux brillants du plastron empesé, et coulait de chatoyants glacis d'or fluide sur le frac, au revers duquel une minuscule branchette de bruyère achevait de se faner. Les palpitations de la flamme mouraient au bord de la pénombre où se trouvait le visage du jeune homme. Assise devant la cheminée, sur un coussin écarlate, en une pose grave, presque hiératique, sa chatte fixait la pourpre pâle des braises agonisantes de ses yeux phosphorescents — croissants d'émeraude striés de jade. Dans l'obscurité flottante, traversée de lueurs diffuses, l'abat-jour chiffonné d'une haute lampe plaquait une large touche lilas, rehaussée de soufre clair. Le vent, au dehors, jouait une vibrante et lugubre symphonie nocturne, s'échevelait en longues gammes chromatiques, inspirait, de son souffle furieux, l'orgue des cheminées graves, et, répondant à l'appel de la plaintive harmonie, des pensers tristes, faibles, douloureux, s'évoquèrent, les souffrances aussi.
 Pierre sentit, soudain, revenir l'étreinte oppressante, qui tout à l'heure fouilla son cœur avec la persistance d'une pince effrayante dont les mâchoires se resserreraient toujours, sans se rejoindre: c'est maintenant, en sa poitrine, à la fois, une brûlure intense, atroce, et comme un lent déchirement fibre à fibre de tous ses muscles. Il n'ose hasarder un mouvement, sans que ne s'exaspère l'horrible torture. En même temps, sa tête devient d'une lourdeur extrême, à laquelle s'ajoute la fulguration continue de pointes ténues, multiples, vacillantes, s'enfonçant tout à coup, l'assaillant, infatigables, de leurs fines morsures. Le masque contracté, il souffre, silencieux, immobile; seulement ses dents s'impriment en l'exsangue lividité des lèvres, et ses ongles éraillent la paume de ses mains crispées. Par instants, en ondes torrides, des flots de sang courent sous sa peau moite, frissonnante, inondent la face, envahissent le front, puis le crâne, montent à l'assaut, furieusement, tandis qu'aux tempes le balancier insupportable des artères frappe régulièrement ses coups de gong, sonnant la charge; et il lui semble que sa tête est emplie de bêtes grouillantes, dont les gueules innombrables et tranchantes, les museaux affolés fouillent son cerveau. Va-t-elle pas se rompre? Il dut mettre entre lui et l'à-côté le voile opaque et sanglant des paupières abaissées, tant les moindres vibrations lumineuses retentissaient douloureusement sur son être meurtri, décuplées par la fatigante tension de ses nerfs exacerbés, irritables à l'excès, en ce moment de suprême, d'infinie angoisse.
 Puis succède au paroxysme de transes un bien-être relatif, avec toutefois de rapides lancinements, commémoratifs de la terrible passe traversée, derniers éclairs d'un orage, s'apaisant, et qui sillonnent le ciel plus pur, encore que zébré de sombres lambeaux de nuages. La fugitive ressouvenance de la soirée, passée sans aucun présage menaçant chez Madame de Prézilles, s'esquisse dans la cervelle enténébrée, où planent des relents de stupeur; soirée insignifiante, qui s'enguirlanda des habituelles jeunes femmes, du cortège accoutumé d'habits noirs, sans que s'y plaçât le moindre incident à retenir. La trame des sensations pénibles s'amincit, se déchire, disparaît enfin. Pierre respire largement, s'étire, comme délivré d'un mauvais cauchemar, heureux de ne plus rien percevoir d'inquiétant. Enhardi par la tranquillité des nerfs détendus, du corps rasséréné, il se lève, se dirige vers un meuble aux incrustations curieuses de malachite et de jaspe, en ouvre un tiroir: des lettres. Il le repousse doucement, et trouve au-dessus le tabac cherché; minutieusement il en roule une cigarette entre ses doigts demeurés tremblants. De capricieuses arabesques se forment et se défont; des spirales moirées, de bleu laiteux, montent, se perdent en un dessin changeant, escaliers de rêves candides, sertis d'azur. Pierre écoute les rafales, dont continue la course vibrante. Le fracas s'en atténue au travers des persiennes abattues, des vitraux, autour desquels le plomb figé serpente irrégulièrement, des rideaux bruns, rigides, voilant à demi la fenêtre de leur cuirasse, aux bosses cuivrées, et dont les cassures prennent un soyeux, un chaud éclat d'airain luisant, neuf: le bruit de la bourrasque devient ainsi un chant, psalmodiant les mélancolies lointaines, combien douces, semblant répéter la plainte des flots, aux soirs de jusant; et la faible, la si triste mélodie, brode ses arpèges grondants sur le ronronnement monotone du félin assoupi, dont la boule touffue, grise, tache de couleur apâlie le satin cramoisi où il ébauche une éclipse imprécise. Des craquements de boiseries sèches lézardent de brèches sonores le demi-silence.
 Abattu, non par la lassitude bienfaisante qui appelle le sommeil, mais par la survenance des découragements, de la peur éprouvée au sortir du danger, accablé de l'instable et morne fouillis d'idées qui le troublent, le jeune homme ne se résout pas à se coucher, car il connaît trop les insommies cruelles où les membres agités se refusent au repos, où les yeux vaguent dans les ténèbres, où l'esprit rode dans la nuit fantômatique. Cependant, insidieuse, perfide, une somnolente torpeur l'engourdit, à laquelle il essaie de se soustraire, redoutant les affres des visions imaginaires et terrifiantes, qui apportent les craintes, les suffocations, le recul, l'anéantissement vis-à-vis du péril, dérisoire et vain, dangereux pourtant à l'égal d'un réel, sinon davantage.
 La rêverie s'en va, molle, incertaine, fuit par les espaces libres du vaste champ des souvenirs, dévie aux crochets brusques des associations qui l'aiguillent en de multiples sentes. D'abord se rencontrent des insignifiances, vite négligées ; le paysage de fiction s'anime ensuite, se peuple de personnages, qui prennent une vie faite de posthume; des ombres, égarées au tréfonds de la mémoire, reviennent en lumière. Une figure enfin se détache des groupes confus, des coexistences divergentes; une tresse noire, des épaules nacrées, d'une courbe idéale, un torse fuyant de femme la complètent. Quelle fut celle-là? Ah, les lettres entrevues tout à l'heure! Pierre remue involontairement les lèvres, d'où sort un nom; puis, sans le remarquer, il prononce très bas des mots incohérents, n'entendant pas les paroles qui traduisent, inconscientes, ses pensées intimes.
 « Elle doit être morte... Je sens qu'elle est morte... Quand?... Cette nuit, peut-être! Ha, l'étrange pressentiment : mes os se sont glacés...
 « Comment cette idée absurde m'arrive-t-elle, et en ce moment où, par une singulière coïncidence — très singulière, certes — son image me hante, aussi nette de formes qu'au premier jour de son apparition, lorsqu'aux heures d'ivresse elle pénétrait sans bruit dans cette chambre?
 « Pourquoi ne serait-elle pas morte? Je la vois, en ce moment, si pâle; trop pâle pour une vivante. Surtout je n'aime pas cette chevelure terne, incolore, qui masque sa nuque: elle avait de si beaux cheveux.
 « Hein?... Quelqu'un vient de parler, ici, et quelque chose est entré, de froid, de fluide... oui, quelque chose...... la chatte se réveille et miaule, et renifle, son poil se hérisse. Vraiment il se passe de l'anormal : quoi?
 « Je n'observe rien... rien...
 « Aucun bruit. Et je n'ai pas bu d'éther!
 « La force surnaturelle de cette conviction funèbre m'épouvante. Je ne voudrais pas croire à cette glaciale révélation, surgie soudain, immotivée; et il m'est impossible de me soustraire à l'évidence étrange dont elle m'accable.
 « En hiver, le jour tarde à poindre : les heures ne prennent leur vol que pesamment, et je suis seul, seul, toujours seul, sans autre compagnie que celle des méchantes pensées! Aussi, ne fus-je pas cruel, lâche, impitoyable, lorsque la voix stupide de l'orgueil parla en moi. Je l'ai laissée partir, voilà tantôt dix mois... oh, après une scène futile, que j'eusse terminée d'un mot. Ce mot brûlait mes lèvres; par vanité imbécile, par sot amour-propre, je ne l'ai pas prononcé. D'un baiser, d'un geste, je pouvais la retenir : elle était si bonne, si charitable à mon âme facilement blessée. Mes bras, que je devais tendre, sont restés inertes, ma bouche close, mes yeux durs. Pendant la seconde fatale, où elle s'arrêta au seuil de cette porte, se retournant à demi, incertaine encore, la notion exacte du demain vide d'elle, de la bassesse de ma conduite, m'effraya. Je la laissai partir... Voici tantôt dix mois; n'est-ce pas plutôt hier,que je cherchais sa forme svelte à mes côtés, que je croyais entendre le bruissement accoutumé de sa jupe, le piétinement menu de ses pas?... Jamais je ne la revis ailleurs qu'aux chimériques contrées de songe... Morte! »
 Pierre, désireux d'échapper à l'emprise des regrets stériles, se résolut à l'éther.
 Bientôt, il sourit aux prodigieuses, aux démesurées merveilles, dressées dans la brume onduleuse de l'Imaginaire. Un tourbillon passe, balançant sa vapeur grise, terne, au-dessus des gouffres immenses d'Infini, qui vont jusqu'aux mauves horizons, devinés si lointains que de l'Espace énorme émane un délirant vertige, un superstitieux effroi, mêlé d'attrait. Le sol est jonché de floconneuses plumes d'oiseaux; il s'agite de convulsions lentes, se couvre de pustules qui gonflent, s'enflent jusqu'à éclater, puis se réduisent à de mignonnes bulles: elles s'évanouissent. Des masses se meuvent, rampent, se déplacent, avec de sinueuses déformations courbes ; une incandescence de brasier plane sur ce chaos, qui se précise.
 « Vois-tu : là-haut vont scintiller les lampes de cristal, aux lustres miroitants, d'où tombe la cascade étincelante des pendeloques vertes et rouges. Les bayadères peintes, comme de frêles idoles dont les membres aigus seraient vêtus de mousseline, courent en fresques de mosaïque autour de la voûte rutilante. Sur les piliers, carrés robustes, puissants, que constellent des clous bronzés, s'en dressent d'autres, colonnes de cinabre, où s'érige l'image sacrée de la Bonne-Déesse!
 « Vois-tu, amie, comme s'élance l'essaim tourbillonnant des ballerines souples, provocantes guêpes au corselet niellé de damasquinures d'ombre, légères, si légères ! Les tambourins grondent, et les flûtes profèrent des modulations harmonieuses. A ce spectacle, mes membres se délient des attaches terrestres, et j'éprouve une jouissance inexprimable à ne plus percevoir le fardeau de la vie, à planer au-dessus des laideurs humaines oubliées!
 « Reste ainsi près de moi, amie... Ah j'ai senti naguère que tu entrais silencieuse, j'interrogeai... tu ne me répondis pas. Tu avais froid, car le frôlement de ta vêture fluide m'a touché... tu ne t'es pas assise près du foyer... Près de moi reste encore ; dis-moi que tu as oublié le funeste moment où je fus si mauvais ?... Si tu savais, m'amie, comme j'ai souffert, comme j'ai pleuré, comme j'ai maudit mon absurde et néfaste colère. Maintenant, je me ferai si humble, si soumis, si tendre, que tu m'aimeras; nous étions si heureux autrefois! Pardonne, de grâce, pardonne-moi. Belle ! Tu es toujours belle! Tes cheveux très longs — comme tes cheveux sont longs ! — brillent encore d'une teinte incertaine d'améthyste ou de saphir que je me plaisais à y regarder luire. Et tes yeux, tes yeux noirs — en vérité ne sont-ils pas plus noirs! — apportent à mon âme le repos qu'elle y trouvait jadis. Tu gardes ce teint virginal, alliciant, que possédaient tes chairs éburnéennes... Mais où vais-je chercher des chairs?... Il fait sombre; oui, il fait très sombre; et je n'aperçois, par les ténèbres, que de vagues îlots blanchâtres.
 « Pourquoi ne me parles-tu pas? J'adore ta voix, j'adore entendre son timbre mélodieux et frais. Tu restes muette... et ce voile qui t'enveloppe?...
 « Vas-tu le rejeter, pour m'apparaître radieuse, éblouissante, parée comme à une fête... Et quelle fête serait plus joyeuse que celle-ci! Car tu me reviens, n'est-ce pas, tu as oublié, tu pardonnes? Dis-moi un mot; donne-moi un baiser...
 « Ah, voici de la lumière, et ce rayon de lune, filtrant discrètement, vaut pour moi l'irradiance de tous les soleils, puisqu'il me permet de mieux te voir...
 « Tu ris, je crois, tu ris, et tes petites dents nacrées réverbèrent la clarté qui les illumine... Ciel! c'est horrible! est-ce que je rêve ! Non, non, elle me fait mal... Ces ongles, ces ongles en pointe, ces ongles de morte, qui s'enfoncent en mon cou... et cette tête décharnée, osseuse, qui me regarde de ses orbites vides... Ah ! »
 A un trophée d'armures, il arrache un couteau ouvert, et, hagard, frappe le fantôme...
 Dans le même temps il ressent une commotion vive à sa poitrine; sa chemise s'empoisse d'une liqueur tiède. Pierre titube, hébété, tombe défaillant, et, après avoir mal repris conscience du réel, meurt sans comprendre qu'il s'est tué lui-même, victime d'une hallucination mensongère, au cours de laquelle, attribuant ses sensations à une personnalité étrangère, il a cru à la présence réelle de l'amante délaissée, à sa transformation macabre, ignoré qu'en lui portant ce coup il n'atteignait que soi.

 La chatte geint doucement, en flairant le cadavre, tandis que, près de la tenture exotique où un vol de flamants roses traverse de fantasques nuages d'argent, le petit squelette japonais continue de girer lentement, accroché au candélabre par un fil mince, que Pierre n'aperçoit plus.

Gaston Danville.

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