Contes d’Au-delà- La Marguerite

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Gaston Danville, « Contes d'Au-delà: La Marguerite », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 35-38.


CONTES D'AU-DELA


LA MARGUERITE


« ... Une vapeur lourde et froide enveloppe les choses, les vagues choses du matin, de sa laiteuse transparence : ce sont des arbres, qui se dressent informes, grands, plaquant leurs silhouettes muettes, immobiles et sombres, près du vide de la route, ainsi qu'une haie, bien alignée, de hauts gardiens noirs. Rarement apparaissent des ombres mouvantes, qui passent dans la brume.
 Les feuilles mortes jonchent la terre de leurs petits cadavres roux ; et de cette terre, de cette pauvre terre dépouillée, toute nue, ridée de sillons bruns, vient une inexprimable tristesse, qui monte, monte, envahit tout de sa morne angoisse, et ouate mon âme d'un mélancolique brouillard de regrets...
 S'enfuient les longues fumées blanches. De fantômes pâles, ce sont les insaisissables robes. Elles volent, frôlant les cîmes des arbres, se déchirant parfois à leurs branches sans s'arrêter, elles volent, poussées par une bise hurlante qui les chasse, impitoyable. Mais voilà qu'un décor plus précis, scintillant de rosée, sort de ces voiles déchirés. Le charme est-il rompu, que cessent les fantastiques apparences, et que disparaît l'envoûtement qui tenait cachée la nature sommeillant?
 A l'Orient, un soleil rouge teinte de sang les nuées lumineuses, aux reflets diaphanes d'opale ; et, par la plaie faite aux nuages lointains, s'aperçoit un coin de ciel bleu, de ce bleu passé d'aigue-marine ou de turquoise.
 Ah! clairs réveils, réveils joyeux, réveils resplendissants des étés chauds, où êtes-vous?
 Jolies fillettes aux cheveux blonds, aux cheveux bruns, toujours beaux ; gaies fillettes en robes claires, qui couriez, suivant les libellules rapides, près des ruisseaux où fleurissent les nénuphars, où êtes-vous?
 Et vous aussi, rêves d'or, flamboiements d'idéals entrevus, volutes bleues de cigarettes blondes, roses décloses au bord des chemins, baisers d'amantes, ivresses partagées...
 Sont-ce pas eux qui s'envolèrent tantôt, devant l'Heure implacable, fuyant sans trêve dans le Présent triste, frêles illusions si vite évanouies?...

Cette pâquerette! — ô l'ironie poignante, contenue en cette fleur de printemps, née là, un jour d'hiver — cette pâquerette mignonne qui s'entrouvre!
 ... Oui, ce fut une marguerite toute semblable, que j'interrogeais avec Elle.
 Etait-ce hier?
 Non ; il y a plus longtemps que cela ; et je me souviens.
 Maintenant, elle est morte!
 Ah, cette petite fleurette des champs, comme elle paraît innocente, virginale! Elle aussi, me semblait plus pure même qu'un lys.
 Maintenant, elle est morte ! Ses yeux, ses yeux de pervenche... ils ne se rouvriront plus, et plus jamais, non, plus jamais, elle ne boira mon âme, de ses lèvres aux mystérieuses caresses, de ses lèvres rouges, de ses lèvres chaudes.
 Comme elles doivent être froides, à présent!... Mais pourquoi revient-elle ainsi, en mon âme, moi qui croyais avoir pu oublier. Oui, je la revois, la frêle et charmante créature, qui n'est plus... Un soir, où les étoiles riaient dans les cieux assombris, un soir tiède de printemps, je l'avais rencontrée — cette marguerite qui s'effeuille en mes doigts, étrangement! — Des parfums pâles montaient des fleurs endormies. Qu'elle était belle !... Un peu...
 Un peu... beaucoup!. ..
 En effeuillant la marguerite, elle riait, d'un rire franc qui la secouait toute, et découvrait ses dents, ses adorables petites dents, blanches ainsi que de blancs pétales de camélia. Sa silhouette cambrée, se profilant dans les demi-teintes d'un dessous de bois, où l'épaisse torsade des cheveux blonds brillait seule, nimbe d'or, est demeurée assez précise en ma misérable cervelle pour la troubler encore. Quoique très enfant, elle avait, en même temps que ces gentillesses mièvres de gamine, un fonds de délicatesse, plus sérieuse, de femme.
 Passionnément... passionnément!...
 Certes, ce fut passionnément que je l'adorai. A voir parfois, en son visage à l'ovale délicat de vierge, luire un instant ses yeux de violette, d'un éclat humide, tout mon être pantelait sous le poids d'un ineffable bonheur, et mes moelles tressaillaient d'une obscure, vibrante et indéfinissable volupté. Elle avait fait de ma vie la sienne ; et j'ai cru, insensé, que cette félicité pouvait ne pas finir! J'ai cru cela — alors, les églantiers rosissaient, les bois se drapaient d'émeraude, nous allions tous deux sous le soleil chaud. — Maintenant, les buissons sont défleuris, les branches pleurent leurs feuilles ; il fait froid, et je suis là, sans elle... Hélène!... Hélène!...
 ...Oh, l'inoubliable, l'horrible sensation !... je ne rêve pas... mes mains sont mouillées d'une tiède rosée... comme en cette nuit affreuse. — Non, ce sont des larmes !
 Pourquoi, pourquoi ce souvenir toujours revient-il m'angoisser, comme un terrible cauchemar? C'est vrai, elles ne sont pas rouges, mes mains... mains de brute... mains qui l'ont tuée...
 J'avais veillé ce soir-là. Penché sur ma table, travaillant, par la porte entrouverte me parvenait le bruit rythmé de sa respiration. Elle dormait.
 Me suis-je assoupi ? Sans doute ; car, à un moment, reprenant possession de moi-même, comme au sortir d'un rêve — ah! il commençait, le rêve, rêve lugubre et trop réel — j'entendis un bruit anormal dans la chambre. Est-ce à ce moment que j'eus l'atroce idée de me saisir d'une arme ? Et pourquoi ? — Mais qui dira jamais les causes obscures, secrètes, confuses des obéissances irraisonnées, des aveugles, des complaisantes soumissions aux ordres de l'Inconscient ! — Brusquement j'entrai, et je vis un homme, un autre, couché là, près d'elle... Encore, à cette heure, la vision m'obsède, de sa précision troublante et funeste. Là, elle est là... C'est l'ombre fauve de ses cheveux qui lance ainsi des rayons d'or sur la liliale floraison des chairs nacrées, que teinte imperceptiblement d'azur le délicat réseau des veines transparaissantes. Ce sont eux... devant moi... ce sont eux... et ils rient, je crois... Ah!...
 Ai-je fouillé le lit de mon couteau? Il ne me souvient plus. Je suis, il me semble, tombé sur un fauteuil, très las, hébété ; et tout était rouge... rouge... le lit, mes mains!... Et tandis que le corps chéri tiédissait à côté de moi, un sommeil noir m'envahit. Je dormis très bien, cette nuit-là.
 Le lendemain, les yeux dessillés à peine, le cadavre de l'aimée m'apparut, seul ; et je compris que j'avais été la victime des hérédités malheureuses, et d'une mensongère hallucination.
 A moins que... le coupable... l'autre... ne se soit enfui... Doute cruel, pesante incertitude... Ma raison chancelle ; et... je ne sais pas.
 Oh! si cela était!... Non, je suis un misérable.
 ...Hélène, Hélène... ne viens pas ainsi me torturer de ton regard accusateur... Quels yeux de reproches tu fixes sur moi !... Dis-moi — quel cercle de feu étreint mes tempes — dis-moi que tu pardonnes.
 Passionnément... Pas du tout!
 Chère âme, tu es vraiment belle ainsi. Mais... cette marguerite est rouge... et qu'as-tu donc sur tes vêtements... Du sang!... du sang... le ciel aussi en est rouge, et j'en vois danser des taches devant moi...
 Oh! je souffre, je souffre! Mon Dieu... Hélène... »


Gaston Danville.

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