Contes d’Au-delà : Vainement

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Gaston Danville, « Contes d’Au-delà : Vainement », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 63-69.



CONTES D'AU-DELA
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VAINEMENT
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 Ce fut vers le soir que je fis cette rencontre, maintenant inoubliable, et que conserve précise, à l'égal presque d'une obsession, la vue quotidienne du paysage témoin, de l'endroit où se passa ce que je tiendrais à l'heure présente pour rêve, ou plutôt pour cauchemar, si cette vision journalière des lieux qui demeurent exactement semblables, eux, et vers lesquels une force stupide me pousse à revenir chaque jour, ne me rappelait que ce fut réel.
 Le pays est très inconnu et fruste ; peut-être est-ce à cause de cela que je l'aime, mais aussi la mer exerce sur moi des séductions d'amante. Loin d'elle j'éprouve une pénible sensation de vide ; il me manque son bruit, ample et attirant, majestueux et tendre, cette berceuse que les flots redisent aux plages sableuses, au détour desquelles se dresse le profil bistre des falaises. Car ce n'est pas l'onde calme et sans flux que je désire, le lac bleu qui baigne les côtes des pays de soleil et les archipels d'or ; je veux l'immensité mouvante, s'avançant avec des menaces glauques, des ondulations perfides, enlaçant les écueils de ses puissantes étreintes pour fuir ensuite, lentement, abandonnant une dentelle d'écume, un tapis d'algues brunes, se retirant au large, non sans brusques retours et longs baisers.
 Que d'heures furent ainsi passées en rêveries horizontales sur le dos rugueux des roches, caressées de la brise tout imprégnée d'une poussière humide, qui sur les lèvres laisse sa trace saline, amère et pourtant douce ! L'ambiance s'embaumait du parfum des genêts, des bruyères, et nul importun ne venait troubler ma solitude heureuse. Mieux que les cigales, mieux que les oiseaux des plaines, la chanson des coquillages oubliés et bruissants accompagnait les songes délicieusement vagues, éclos au souffle des hasards ; tandis que se jouaient les lames onduleuses semées de lueurs vermeilles.
 Ce jour-là — grande marée d'équinoxe — l'océan avait découvert un espace inaccoutumé, et j'errais à travers les mousses vert pâle et roses, guipures prodigieusement fines, lambrissant les silex. Sous leur mince filigrane transparaissaient de fulgurantes colorations, qui oscillaient entre les laques sombres, les carmins bordés de braise neigeuse, les rouges envermillonnés, éclatants, et les incandescents violets, les doux lilas, rehaussés d'ourlets corail, semés cà et là de taches écarlates. Lianes marines, les goëmons entrelaçaient leurs réseaux serpentins, composant un tapis plus sombre, de velours havane, où se coulaient de multiples reflets d'ambre, d'ocre fauve, claire, contrastant avec le bitume des ombres nettement tranchées. Parfois, au bord d'un hiatus, sur une arête, un crabe dressait son arachnéenne structure, s'arrêtant de courir obliquement pour s'ériger, immobile, inquiet, en posture, curieusement fouillée, de bronze japonais. Au travers de l'eau des petites flaques limpides, étincelantes à la façon de miroirs en métal poli, des crevettes, diaphanes, transparentes, nageaient gracieusement avec de brusques voltes et de jolis mouvements courbes de leurs antennes ; les actinies vibraient de tous leurs grêles et nombreux filaments de bêtes-fleurs et rapides, des traits noirs, menus poissons, filaient, ridant la surface plane des mares.
 L'on eût dit d'un surnaturel décor de féerie idéale, vous transportant de par son esthétique suprême, irréelle, sa beauté, loin de la banalité hideuse, étroite et terne des mesquines conceptions humaines qu'elle écrasait de toute sa grandeur auguste, magnifique, de sa chaotique et primitive splendeur, de sa force placide, énorme, inconsciente. Comme de monstrueux animaux à l'échine de pierre, aux membres de granit, les rochers s'évoquaient, retentissants de l'éternelle lutte livrée aux flots, ébranlés par les coups sourds du formidable bélier, les sapant sans trêve, et les échos multipliaient, centuplaient le fracas des galets s'écroulant, des cailloux entraînés, qui ruisselaient en cascade.
 Cependant, je perçus, malgré la rumeur des flots, une voix humaine qui, plaintive, parvenait jusqu'à moi, et, par une brèche séparant les stratifications qui s'étageaient jusqu'à masquer le ciel, j'aperçus celui qui se désolait ainsi.
 Quelques pas me permirent d'approcher et de voir et d'entendre.

 — « Tout à l'heure, murmura-t-il, j'ai rencontré sur la plage un petit enfant qui pleurait bien fort. Pourquoi ? Je ne sais... les petits enfants pleurent ainsi pour des motifs futiles. J'ai envié, certes, follement, le sort de ce garçonnet aux cheveux bouclés et ses larmes, car il peut verser des larmes, lui, autant qu'il lui plait ; moi, je voudrais tant pleurer, et je ne puis plus, et cependant il faudrait que je pleure, car il me vient à présent de la pitié, à en étouffer : mon cœur est gros, si gros d'attendrissement douloureux, qu'il envahit presque toute ma poitrine, et que l'oppression me serre à la gorge. Il me semble que cette angoisse disparaîtrait si je pouvais pleurer. Ha, ha, est-ce singulier, je deviens compatissant et me lamente, moi ! moi !.. moi ! »
 C'est avec un ton d'effroi que l'homme avait articulé ce dernier monosyllabe. Il était assis sur une roche, son front étreint par ses deux mains qui cachaient aussi les yeux, et la gloire du couchant l'environnait d'une atmosphère d'airain, flamboyant sous un dôme violet, sabré de plaies saignantes et vives, ouvertes au flanc des cieux, sans qu'il parût s'apercevoir de cette splendeur. La mer éclatait en couleurs de triomphe, éblouissante, vêtue comme d'une parure lumineuse de tout l'or rouge qu'y versait le crépuscule lointain, ses flots descendaient lentement, découvrant la masse des amoncellements granitiques, qui, s'allongeant d'un côté sur le sable, baignée de l'autre par la houle, figurait quelque bête énorme, lézardée de nombreuses coupures, tailladée de brèches, de balafres, mais victorieuse quand même, contraignant les vagues hautaines, resplendissantes et qui grondaient, à reculer en lui léchant les pieds.
 Soudain, les reflets occidentaux diminuèrent d'intensité ; ce fut le règne des teintes douces, nuancées en des tons de rêve, des chatoiements de nacre, des nuées irisées. Il parut, au large, des brumes, qui glissaient mollement sur l'eau frissonnante, nacrée, et l'ombre descendit du firmament, tigré de nuées frêles, en façon d'écharpes de mousseline grise qui estompaient les contours rudes, les fissures des rocs. Non loin de nous, une mouette cria : à ce bruit, les mains de l'Homme découvrirent sa face ; ses prunelles jaunes eurent un long regard pour l'à-côté. Or, j'étais là et il ne me vit pas.
 Il ne me vit pas : certainement il ne m'avait pas vu quand ses yeux semblèrent ainsi regarder autour de lui, et cependant à me souvenir de l'impression d'alors, à me souvenir du son de sa voix, au moment où il recommença de parler, j'ai peur encore, car ce que cet homme proférait engendrait l'épouvante. Le Verbe sortait de ses lèvres, et je connaissais que je ne devais pas écouter ainsi, et un désir fou d'apprendre tout l'horrible passé de cet inconnu montait en moi, et une terreur paralysante, absurde, m'empêchait d'accomplir aucun mouvement, de m'éloigner ; — or je savais commettre une mauvaise action.
 Aussi bien, tout ce qu'il disait était terrifiant, et le cadre sauvage où nous nous trouvions ajoutait encore à mon frisson d'horreur.
 Il reprit :
 — « Eh bien oui, moi ! moi, le vieillard intègre, et respecté, et vénérable ; et pourquoi s'étonner que ce vieux homme faible se plaigne et désire pleurer ? Ce n'est certes pas la même personne que l'être vigoureux, jeune, robuste qui... — Je ne sais pourquoi j'hésite : je suis cependant seul ici ; qui d'ailleurs s'occuperait des divagations d'un fou à barbe blanche ? — Non, je ne suis plus celui qui... a tué !
 » Oh ! cette vision funèbre qui se déploie, ainsi qu'une tenture, dont les personnages brodés de soies antiques, passées, s'effaceraient à demi sur la trame élimée, ne conservant que le geste inachevé, l'attitude pâle, propres aux fantômes décolorés ! Et quels reproches, quels farouches reproches dans cette évocation muette de morts lointaines, presque oubliées : combien éloquemment parlent les bouches bées, les membres convulsés, les yeux se tordant dans les orbites !.. Et je me suis autrefois délecté dans la contemplation de ces poitrines ouvertes : je ne laissais les cadavres profanés qu'avec le regret de ne plus en tirer d'autres joies...
 » Aujourd'hui, je voudrais pleurer, peut-être pas sur les morts irréparables, mais sur la brute que je fus !
 » Comment cela s'est-il passé ? Un jour, il s'est produit au fond de moi-même un changement absolu, à la manière de ces transformations de scène qui s'opèrent au théâtre, derrière le rideau baissé. La toile s'est levée en moi ; et je ne me rends pas compte de ce qui exista ; et je ne comprends pas ce qui est. Par quelle magie s'est donc substitué à l'autre ce nouvel être que je sens vivre à la place de l'ancien et qui le blâme ? Tout est tumultueux, contradictoire, obscur, en mon âme, et un vent de tempête y a soulevé la boue des très anciens souvenirs, qui reposait sons la trompeuse, la fictive eau-morte de l'oubli. Ne pas pouvoir arracher de sa mémoire, l'impartiale spectatrice, ces vestiges d'un autre soi-même ! Et avec quelle netteté je me revois !
 »... Longtemps j'avais subi la tentation homicide, je m'étais débattu contre l'invincible attirance du meurtre, lorsqu'un matin se leva où il me devint impossible de lutter. Je souffrais trop, et l'acte s'imposait comme une délivrance. Dès lors, je cherchai des victimes pour les sacrifier à cette passion, qui se parait de tant d'attraits. Tuer ! ce me paraissait si doux... ; et en réalité je connus là — l'aveu aujourd'hui me brûle les lèvres — oui, je connus là toutes les ivresses, tous les enchantements, toutes les voluptés.
 » Le premier, c'était un petit garçon, très blond, avec ces yeux noirs, jolis et gais.
 » Misère !
 » Je lui promis quelques billes et réussis ainsi à l'entraîner loin de la ville. Nous marchions dans des sentiers écartés — du reste, je ne rencontrai personne — et il babillait tout le long du chemin, m'apportant des fleurs qu'il cueillait. Sa joie me faisait rire, car sitôt que nous arrivâmes au bois, comme nous étions seuls, je le pris à la gorge — oh cette peau si douce et si tiède, qui palpitait sous l'étreinte ! Il était fatigué déjà, et ne se défendit guère. Or, je me rappelle bien, je serrai lentement, ému jusqu'aux moelles, regardant la mignonne figure, convulsée d'effroi, exprimer les affres suprêmes... Quand je le lâchai, il ne bougeait plus. Cela ne suffisait encore pas. Je voulais voir du sang, voir le flot visqueux écumer hors des artères, et je mutilai ce pauvre corps inerte, avec une joie telle que, rentré chez moi, je ne pus m'arrêter d'écrire aussitôt cette pensée qui me hantait : tuer un enfant, c'est bon et chaud !
 » Damnation ! songer que jamais plus cela ne saurait s'effacer, disparaître... Jamais plus, et quand même les autres ignoreraient toujours, moi, je saurais. Est-il possible que ce moi-là soit celui d'alors ? Non, pas un atome matériel n'en subsiste, et je peux lever la tête : l'autre est mort et je n'ai rien gardé de lui, puisqu'il me fait pitié, puisqu'à me rappeler que celui-là fut moi, une commisération immense m'envahit jusqu'à l'angoisse.. »
 Et je pensai : insensé, qui désire pleurer sur lui-même et qui proclame n'avoir accepté aucun legs de ses primitives personnalités, alors que tous ses pensers retournent vers le passé, et qu'il ne peut pas oublier. En vérité, il voudrait anéantir ce souvenir en lui-même, et ce souvenir c'est sa vie, ce fut son bonheur ! Ce fut son bonheur : alors il était heureux, atrocement heureux ; voilà qu'il ne l'est plus.
 Serait-ce le remords?
 Non, le remords ne saurait exister qu'à titre de fiction : on ne regrette pas l'ivresse joyeuse, on regrette seulement de ne la plus goûter, ou, lorsqu'il s'agit de celle que procure le crime, de l'avoir goûtée, et le sentiment qui le torture c'est la conscience du changement, celle de n'être pas resté identique à lui-même.
 À y réfléchir, sa douleur s'appliquerait avec autant de raison à son moi présent qu'à celui d'hier, puisque, l'un une fois séparé de l'autre, il serait calme, non tourmenté, et précisément cette coexistence de deux individualités ennemies le harcèle de tourments auxquels il préférerait sans doute les plus cruelles douleurs physiques.
 L'Homme gémissait, il gémissait avec le plaintif accent d'une femme désolée.
 Dans un bruit comparable au galop de cent chevaux furieux, emportés en une course folle, et dont les sabots broieraient les pavés sonores, le flot revenait ; bientôt les rejaillissements des embruns commencèrent à m'atteindre, contraignant également l'inconnu à rétrograder. Sur les horizons laiteux où se confondaient, dans un seul brouillard blême, l'océan et le ciel, l'Homme profila l'arc de sa haute silhouette voûtée. Il marchait, nimbé d'argent par les rayons de lune, qui se jouaient au travers des boucles de sa chevelure ; serein, grand, digne, il marchait, tel un patriarche aux temps anciens d'innocence, et, derrière ses pas, les remous tigrés d'écume fusaient de toutes parts, s'élançaient en bouillonnant sur ses traces, comme si sa présence avait jusque-là retardé cet envahissement ; cependant que lui, sous le velum de satin bleu tendre, rehaussé de la riche passementerie de constellations qui entouraient l'astre blond, gravissait les larges et rudes assises des fantastiques architectures de ténèbres, précédant la falaise. Et, prenant l'apparence d'une surnaturelle accusation, se dégageant des objets eux-mêmes, la voix retentit à nouveau en conformité avec la scène lugubre où jouait le sinistre acteur.
 — « A quoi sert de s'irriter ou de gémir ? Quoi que je fasse, et si pures, et si remplies de bonnes œuvres que soient mes dernières années, il me sera toujours impossible de détruire cette page du livre de ma vie. Et c'est un illusoire travail que j'entreprends à vouloir l'effacer.
 » Aucun mobile bas, intéressé, cupide, n'a d'ailleurs jamais guidé mes actes, et c'est à un instant de folie que je dois d'avoir tué. Les autres, s'ils savaient comment mes crimes ont été commis, m'absoudraient : moi, je me torture inutilement à essayer comme eux de séparer le fou criminel de l'être juste, honnête et sensé que je n'ai cessé d'être en dehors de ces hideux accès. Il me paraît, au contraire, que ce fou et que ce sage ne sont qu'un individu ; que cet individu c'est moi, et tous mes efforts pour juger autrement sont annihilés par le souvenir, demeurent vains.
 » Certes, je sais que tout est vain, que toute l'activité répandue sur la terre est un masque trompeur et ironique, qui cache mal le néant ; je sais que sont stériles les travaux des hommes, comme ceux des éléments, comme la stupide course de ces rafales, comme ce mouvement incessant et sans but de la mer ; je sais que tout est vain, que cette parole, pour dater de près de trois mille ans, n'a rien perdu de son sens, et par là je sais que mon supplice ne finira pas, car je devrais renoncer à toute tentative d'oubli, mais je me heurte là à une préoccupation constante qui, sans cesse, me ramène aux douloureux retours sur moi-même, et je n'arrive pas à obtenir cette scission entre le passé abominable et le présent.
 » Oh, le petit enfant qui pleurait ce matin, sur la plage !
 » Je voudrais tant pleurer ! »
 Une mauvaise brise de noroët siffla dans la lande ainsi qu'un rire extra-humain ; sous le souffle puissant, un fourré d'ajoncs épineux s'inclina, presque gouailleur. Puis tout redevint calme, et l'inconnu disparut dans le tiède poème de paix que chantait la nuit.
 Gaston Danville.


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