Controverse sentimentale

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Pierre Quillard , « Controverse sentimentale », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 338-340


CONTROVERSE SENTIMENTALE


 Quand il était encore un vivant, les hommes l'appelaient le poète de l'amour et de la douleur. Un jour d'été, celle qu'il aimait était morte, et depuis qu'avec elle on avait scellé dans la tombe la joie, la lumière et la beauté, il faisait retentir parmi les peuples ses chansons luxurieuses et désespérées. Maintenant, à son tour, il était mort; et tandis que, là-haut, les prêtres de la cité sacrifiaient à sa mémoire de palpitantes tourterelles, il paraissait, dépouillé de tout mensonge, devant les Juges des âmes.

l'homme


 Me voici, ô Vénérables, pareil à un arbre d'automne, quand les feuilles envolées ne voilent plus aux regards les secrètes blessures de l'écorce.

les juges des âmes


 Cesse de parler par métaphores; abandonne ces derniers haillons de la pensée terrestre et ne t'imagine point que d'harmonieuses phrases puissent abuser nos oreilles incorruptibles : la fable d'Orphée n'est qu'une fable inventée pour le plaisir vaniteux de tes semblables. Celle que tu pleurais si bruyamment, tu sais bien que tu ne l'aimas jamais et même que tu l'as tuée.

l'homme


 Je l'avoue. Mais ce fut justice.
 L'après-midi, ce jour-là, était si chaude que les cigales lasses se taisaient; seules, les gouttes d'eau tombant une à une dans la vasque de la cour rhythmaient le silence, et, selon leur chute, mes strophes se scandaient, lumineuses et souveraines. Furtive, elle s'approcha de moi; ses baisers dévoraient mes lèvres et elle me provoquait à l'amour. Je l'emportai brutalement – la brutalité lui plaisait — vers la chambre bien close ; et sur la neige des toiles précieuses, nos corps se mêlaient ainsi que le voulut le caprice cruel des dieux.

les juges des âmes


 Eh ! les dieux n'auraient point de caprices. Mais la honte bien naturelle d'être vous-mêmes vous porte à faire de vos misères et de vos folies des fantômes magnifiques et supérieurs et à nommer divines toutes vos faiblesses.

l'homme


 Soit ; je ne parlerai plus des dieux. Nos corps se mêlaient: par le jeu savant des baisers et des paroles sans suite ni signification, j'essayais de faire oublier à la femme défaillante la grossièreté des caresses. Personne n'aurait nié, à nous voir, que l'amour fût, ainsi qu'ils disent depuis les siècles, la plus enivrante des passions. Et j'entrouvrais les yeux pour admirer, comme souvent, la figure de mon amante, si belle alors et qui semblait parfois presque endormie dans la volupté. Sa tête se renversait au bord du lit ravagé ; son bras droit pendait à demi, et tout à coup, à cette minute que je croyais pour elle surhumaine et hors de la terre, j'ai vu que de sa main brusquement ramenée elle prenait avec art une mouche, entendez-vous ! une mouche qui se promenait insoucieuse dans une tache de soleil, sur les plaines blanches des draps éclatants et que depuis longtemps, je l'ai compris, elle guettait. Pour avoir, de ce seul geste, détruit tout le rêve que je créais autour d'elle et pour sa joie à elle, j'ai tué la femelle maudite, je l'ai tuée et ce fut justice.

les juges des âmes


 Ne t'irrite pas. Le Calme sied aux morts. Et puis, toi-même étais-tu sans reproche et sa distraction fut-elle plus coupable que ton mensonge?

l'homme


 Plus coupable mille fois ! cette femme était belle et j'ai cru qu'elle m'aimait.

les juges des âmes


 Illusion de fat.

l'homme


 Naïveté d'âme ingénue. Je pensais être seul parmi les hommes à connaître la vanité de l'amour et des autres joies. Quand la belle vierge vint vers moi, les lèvres fleuries de baisers, je lui fus reconnaissant du bonheur qu'elle feignait de m'apporter, et je m'appliquai à représenter selon les règles usuelles le drame des cœurs bien épris. Pourquoi, de son côté, fut-elle moins attentive au rôle qu'elle s'était attribué, sans que je lui en eusse fait la moindre prière ? Son action fut déshonnête, criminelle; j'ai confiance que vous ne me montrerez point de rigueur.

les juges des âmes


 Certes, ta bonne foi fut surprise. Cependant, n'es-tu pas digne de punition pour avoir, ensuite, par ta feinte douleur et par l'évocation de joies que tu savais décevantes, perpétué sur la terre le vieux leurre de l'amour ?

l'homme


 Qui sait? Il suffirait pour m'absoudre que la puissance de mes chansons pût, un jour, faire croire en toute certitude à sa réalité : alors les dieux existeraient vraiment et leur souvenir, sans doute, serait bienveillant à celui qui les tira des ténèbres et du chaos.

les juges des âmes


 La mort ne t'a pas guéri des chimères : mais comme, à tout prendre, tu n'as pas péché, tu peux t'endormir avec les justes, en attendant cette aube de gloire qui ne resplendira peut-être jamais.


 L'homme, libéré de la vie, connut désormais le sommeil sans rêves.

Pierre Quillard.


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