De l'Art Magnifique

De MercureWiki.
 
Saint-Pol-Roux, « De l'Art Magnifique », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 97-104


DE L'ART MAGNIFIQUE

----

À Anatole France .

 Divers passants profèrent: — « Somme toute, l'Art Magnifique est l'art superficiel et byzantin du métal rare et de la pierre précieuse! »
 C'est connaître injustement d'un art qui s'autorise de « la splendeur du vrai » de Platon et de la « la beauté, c'est l'idée visible » de Plotin.
 Dans l'Art Magnifique la forme est le rayonnement de l'essence; l'arbre de l'œuvre a ses racines dans l'Idée infinie et foncière, ses fleurs et ses fruits écloses et mûris dans l'espace et le temps sont les manifestations formelles et finies de l'Idée.
 Le Magnifique n'a pas pour office de brasser des perles ni, tel un habile manouvrier, de doubler d'une plaque d'or radieuse encore que chétive un bois médiocre, mais d'évoquer l'excellence captive au sein du Mystère et de la réaliser, de l'accessibiliser par son individuel et charitable talisman, au bénéfice de l'humanité.
 Le diamant de nos èves banales n'est point le matérial indispensable; il est d'ignorées richesses autrement fabuleuses que cette goutte de lumière. Tous les diamants de toutes les oreilles,de tous les doigts, de toutes les gorges, ne valent pas les larmes vendangées sur les cils de l'Idée, larmes hélas pleurées dans les ténèbres! et nous devons pieusement violer les yeux légendaires où rêvent ces merveilles plus enivrantes que les étoiles.
 Le magnificisme est, je le répète, l'art de la recherche de l'Absolu: l'être présenté à travers l'orchestration de ses phénomènes.
 C'est la symphonie des trouvailles qui résout une œuvre « magnifique », ne contînt-elle pas une pépite d'or ni un rais de soleil.
 Qui cherche une base ouvrière à l'Art Magnifique la trouvera dans la Théorie des Cinq Sens.
 S'il n'est art parfait, du moins est-il art universel, étant latin par la sensation et germanique par la pensée.

 Il serait oiseux de redire ici mes pages sur la Beauté-Vérité, néanmoins j'y renvoie ceux qui me blâment de négliger le Monde-où-nous-vivons, pour que vite ils se persuadent de leur tort.
 On le sait, nous considérons la Beauté comme la forme de Dieu (les Idées corporisées) et la Vérité nous parait cette Beauté soumise, dans de certaines conditions et sous un certain angle, aux sens et à l'esprit de l'homme. Une semblable Vérité figure une Beauté quelque peu malheureuse, de par cet angle et ces conditions, dont l'Art a pour élémentaire passion d'écarter le voile triste. Cette tristesse métamorphosée en joie, voilà, pensons-nous, la mission filiale du Poète; il doit guérir la Beauté du pire des maux, ce "juste-milieu" dont elle se meurt depuis la naissance des choses.
 La Vérité que professent les Magnifiques ne saurait se confondre avec celle exploitée par les opportunistes du goût courant, que nous désignerons sous le vocable de Modistes. La Vérité modiste est superficielle, la Vérité magnifique est essentielle. Elle n'est donc pas ce caméléon grimé des us et des lois éphémères, mais ce marbre immarcessible sculpté de toute éternité : la Vérité Originelle, toujours existante, que toutefois il faut dégager, couverte qu'elle est par les alluvions des douleurs successives à l'instar de cette antique ville endormie sous la cendre pyramidale des siècles éteints.
 Les Modistes, n'exprimant que « l'accident » des marionnettes fugitives, contemporaines du seul moment, font besogne imbécile et périssable; les Magnifiques, exprimant l'être éternel, c'est-à-dire contemporain du toujours, feront œuvre solide et pérennelle. Airain qui reste, feuille qui s'envole! Arnolphe, Alceste, Valère n'ont du temps où régna Molière que la perruque passagère, leur relief caractéristique relève de l'entière humanité. En Célimène nous reconnaissons la femme qui tendit le fruit coupable à notre jadis de premier homme; Célimène a vingt mille ans, n'ayant que vingt ans : vingt mille ans de jeunesse. Aussi bien ces synthèses, devrait-on les présenter sous ce costume immuable, le seul qui convînt aux Idées, la nudité.

 Que les Progressistes ne se hâtent point de nous attribuer un esprit retardataire!
 Le progrès en Science et le progrès en Art, cela fait deux: la Science est humaine, l'Art est divin. Il appartient à l'extrême Vieillesse du monde de voir sans doute, après de nombreuses tentatives et d'innombrables composantes, triompher la résultante et le succès de la Science, par ce que la Science est devant être créée par l'homme. Par contre, la Beauté triomphait avant que l'homme ne fût. Alors quele génie de l'Ouvrier est de trouver le triomphe de la Science, soit le Bien-Être dans l'amour-propre et dans l'orgueil, le génie de l'Artiste est donc de retrouver le triomphe de l'Art — la Beauté.
 (L'Art et la Science, ne sont-ce pas un peu celle-ci: le cerveau créant, par le désir et l'intéressé besoin, une beauté humaine; celui-là: l'âme recréant, par le regret et l'amour charitable, la Beauté divine ? Ne pourrait-on signifier encore que la Science est l'art humain, et que l'Art est la science divine? Quelque chose de pie, la gratitude et le respect apparemment, présida à l'éclosion de l'Art; quelque chose d'impie, la vengeance et la jalousie peut-être, présida à la formation de la Science. Celle-ci date du serpent comme celui-là date de la première larme, ou mieux l'une date de la Faute et l'autre du Repentir).
 Il appert que vieillir, pour l'Art, c'est se rajeunir!
 Que si le progrès en Science est une course à la vieillesse, le progrès en Art est une course à la jeunesse. L'Art avance, avec toutefois les pieds à rebours comme le Souvenir. Afin d'être pur, l'Artiste, disons le Poëte, doit retourner à la source des Idées; loi suprême que ce retour.
 La résultante où vont les Poëtes est la résultante dont ils viennent; partis d'un point, ils y retourneront après leur tour d'existence humaine. Ils quittèrent la Beauté au sortir de la Vie Antérieure et la retrouveront au rentrer de la Vie Future, à moins qu'à la suite des siècles leurs dévouements solidaires ne l'aient réalisée ici-bas. S'il en était ainsi, la Vie Future serait un ici-bas où la Beauté serait sensible, — et notre monde aurait fini sans fin-du-monde saisissable.
 Affirmons-le avec orgueil, l'arbre généalogique des Poëtes est plus riche que celui des Rois, puisque son principe est dans le sein lumineux de la Primitivité blanche ainsi qu'une aïeule mais fraîche comme une vierge, et nos biens héréditaires ont de qui tenir, émanant de celui dont notre œil distingue si naïvement la longue barbe de neige: Dieu l'aïeul premier!
 Or, ce Dieu, nous le percevons à travers notre intuitive mémoire, et, cette Primitivité, nous l'apercevons dans les fumantes entrailles de la Nature.

 Les Idées sont des enterrées-vives que l'Art révélera par évocation. Ne sont-elles pas du présent, étant de toujours? La cause première en est Dieu, le Poëte en sera la cause seconde ; c'est pourquoi l'Art est, à ma sentence, la seconde création.
 La Résurrection de Lazare me semble le parfait symbole de l'Art.
 L'Art, c'est l'humanité de Dieu ; aussi l'Art une fois s'appela-t-il Jésus.
 Vaste cimetière que l'univers, vaste cimetière pour lequel il est glorieux aux Poëtes de sonner la diane mansuétudinale!
 Ainsi, Poëtes, étendons nos spontanées mains de résurrection, car il est, sous la sépulchrale efflorescence, des trésors dont chacun est un rayon d'éternité! Réveillons les Idées, belles au bois dormant — oh ce réveil couleur de fiançailles ! — puis baisons ces brunes et ces blondes rêvant d'advenir les mères immaculées de notre génie! L'œuvre alors sera vraiment la Vie, et les mondes filiaux évoqués, par notre spéculation propre, du monde initial de Dieu formeront un firmament terrestre devant qui pâlira le firmament céleste; nous aurons enrichi l'humanité pauvre d'autant d'astres nouveaux, et nous seronsdes dieux offrant l'hospitalité de nos propres soleils!


***


 À ceux qui disent école magnifique j'annonce qu'il ne saurait être question d’école.
 Ici combien je regrette telle involontaire omission de l'impavide et judicieux ordonnateur de l’Enquête sur l'évolution littéraire, M. Jules Huret, que je priai en mai d'ajouter, quelque part dans ma lettre, cette phrase oubliée par mégarde: « Le Magnificisme ne sera pas le titre vain et particulier d'une École, mais l'universelle désignation d'une Époque d'art. »
 Nenni, ma prétention ne fut pas de créer une École, ne me reconnaissant mie les capacités fondatrices des Camarades!
 Je prétendis seulement pressentir l'avenir artistique, et mon pressentiment, on le sait aujourd'hui, date de 1886. De propos délibéré j'indique à cette place l'origine, déjà vieille en ma pensée, des Magnifiques à venir afin de convaincre les souriants que ma déclaration à l’Écho de Paris ne naquit point d'une fantaisie prompte, mais qu'elle fut bien la mûre expression d'une réflexion nombreuse et d'une constante observation de notre époque arcencéleste. Ma libre parole était d'ordre divinatoire, et nous parlâmes sans le souci mesquin de constituer un groupe, je veux dire une légion qui s'établira d'elle-même, à la longue, logiquement, parce que c'est ainsi, parce que cela doit être.
 Je déclarai donc que l'Art allait traverser une Terre Promise aux grappes miraculeuses. Ma foi robuste est que nous sommes devant vivre cet âge appelé par moi l'Ère Magnifique, âge où florira dans sa prodigieuse expansion l'Idéoréalisme.
 Voilà ce que résolument nous signifiâmes, concluant : tel est l'Avenir! Et ma signature dont on regarda trop le sens ancien, pas assez l'acception neuve, ma signature avant tout courageuse affirmait une fois pour toutes : je suis de cet Avenir.
 Au lieu de hocher le chef, si les riches d'esprit possédaient les yeux réclamés par le Psalmiste, sans peine ils verraient incontinent ce qu'ils ne verront qu'après les pauvres d'esprit : le but où l'Art se dirige chaque jour plus, but auquel ascendent nos esprits hétérogènes et parfois ennemis. Les uns partent de gauche, les autres de droite, mais les uns et les autres convergeant, nous aboutirons, depuis ceux qui font leur chère d'un panaché Tractatus græcolatinus jusqu'à ceux qui pratiquent les orgues de Helmholtz, tous, dis-je, nous aboutirons au seuil de cette Terre Promise que notre génération et la suivante et la suivante encore traverseront d'un même pas, émerveillées.
 Nos esprits ennemis, ai-je risqué! Justement, nos confessions contraires — ô les Contraires du Camus-à-la-jambe-philosophique! — engendreront à elles toutes l'Harmonie chère à celui qui nomma la guerre : mère de toutes choses; or la Fille espérée sera Magnifique, et vous aurez garde alors de la renier, ô vous qui participerez ensemble à cette indivise paternité!

 En vérité, certaines apothéoses n'ont lieu qu'à une époque déterminée, avant laquelle c'est la sourde période d'exil ou d'incubation. Ainsi de la Poésie, par dessus tout potentielle! Son adéquate atmosphère n'était pas prête encore, soit que les Poètes manquassent de courage,soit que les avorteurs traditionnaires rendissent inviable ce courage. Depuis la Genèse se lamentent des astres dont la lumière ne nous est pas jusqu'ici parvenue, bien que leur lumière se hâte vers nos yeux avec une vitesse folle, — pourtant splendira le noël de ces astres! Or la Toute-Poésie tient de ces pèlerins lumineux. La Révolution ayant préparé ses langes dans nos âmes vaillantes, elle peut apparaître enfin, vierge ardente des siècles révolus, hôtesse parfaite de la Liberté, c'est-à-dire de la Vérité.

 Bref, dans cette nouvelle « période d'assaut et d'irruption » on ira plus loin que l'harmonieuse écorce de la forme où s'attardait Théophile Gautier,

nostalgique amoureux du seul paros épris,


selon notre vénéré maître Léon Dierx ; on percera, l'utilisant, l'orchestration des effets suggestifs

(Les parfums, les couleurs et les sons se répondent

baudelaire)

pour en exprimer les causes précieuses. A tout jamais sera délaissée la Caverne de Platon (si génialement paraphrasé par Maeterlinck dans les Aveugles) et le soleil rédempteur aura définitivement fondu les dernières chaînes académiques. Ainsi sera faite l'émancipation de l'Art; et je parle de tous les arts comme de leurs moindres fiefs, s'agissant de l'Art.
 L'évidence, au demeurant, n'éclate-t-elle pas, ainsi que les micas parmi le sable, entre les efforts des artistes nouveaux, peu ou prou? Des écrivains de bonne volonté, M. Anatole France en tête, l'ont indiqué déjà, s'étayant même de jeunes noms magnifiquement choisis; j'aurais mauvaise grâce à ne pas être de leur avis.
 Quant aux sceptiques, qu'ils observent nos Revues de plus en plus; leur édification sera soudaine et vive.
 Avant peu vous verrez que le moins Magnifique du monde ce sera moi.
 Et c'est la grâce que je nous souhaite !

Saint-Pol-Roux.

Outils personnels