De l'instinct sexuel et du mariage

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Louis Dumur, « "De l'instinct sexuel et du mariage" », Mercure de France, t. I, n° 3, mars 1890, p. 65-71.


DE L'INSTINCT SEXUEL
et du mariage



 Tu as quinze ans, mon cher enfant : il est temps d'initier ton esprit à de certaines préoccupations, qui le tracasseraient et le tourmenteraient inutilement s'il était laissé seul à ses inquiétantes expériences (1).......................................
 Posséder de ci, de là, à l'aventure, souvent pour une nuit, pour une heure, parfois pour de plus sérieux laps, avec des accès de volupté, des dégoûts, des surprises, des lassitudes, des points d'honneur, des gourmandises, des souffrances ; rencontrer des chairs diverses, où tu t'attarderas plus ou moins, et d'où résulteront diverses sensations, voire - mais n'y compte pas - l'amour : tel est ton avenir passionnel. Et tu n'y failliras pas, en homme sain et en bon citoyen.
 Or, une naïveté lamentable noie sans doute l'univers enfantin de tes idées. Les rapports des deux sexes, tels qu'ils sont organisés par la société, t'apparaissent diamétralement contraires à ceux que semble indiquer la nature. Le mariage - terme obscur du plus éclatant des instincts - reste à tes regards inquisiteurs enveloppé d'un nimbe mystérieux d'institution louche et incompréhensible.
 Pourquoi — raisonnes-tu en ta logique — l'homme éprouve-t-il le besoin de s'adjoindre une femelle solitaire, à laquelle il se lie solennellement et publiquement, lui jurant fidélité et protection, lorsqu'il a tellement de femmes à son service, belles - tandis que celle qu'il épouse est le plus souvent une compote - et qui n'exigent de lui ni fidélité obsédante, ni protection lourde de responsabilité ? D'où vient qu'après avoir goûté durant dix ans, vingt ans, des plus charmantes maîtresses, qu'il pouvait à son gré cultiver, varier ou conduire de front, il s'emprisonne consciemment dans le carcer du duo par force, et déclare cette répression de sa liberté nécessaire à son bonheur et convenable à sa personne ? Qu'est-ce encore que ce mariage réclamé par l'humanité comme son lot ? L'humanité est bien sotte, si elle décrète que l'homme ne doit et ne peut aimer qu'une seule femme : il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir que tout conspire à la pluralité des amours, et que l'instinct sexuel, puissant dans toutes les dimensions, ne demande qu'à s'épandre, à s'étaler, à absorber l'entière féminilité dans un grand nombre de types et de modalités.
 Et tu t'énumères dans ton passé, encore si restreint et puéril, les petites filles qui ont obsédé ta sensiblerie, éduqué ta sensualité : ces joliettes blondes ou brunes, aux façons déjà perverses, dont les contacts te faisaient tressaillir, et dont les sourires naïvement provocateurs te poursuivaient en tes somnolences. Tu les épiais, tu convoitais leurs légères caresses, leurs mots te remuaient le cœur. Combien y en eut-il ? Cinq, six, dix, vingt peut-être, dont tu te promis successivement, avec une égale bonne foi et dans de purs enthousiasmes, de devenir un jour le mari. Rougissant, tu les embrassais dans les coins — lorsque tu l'osais. Maintenant tu sens bien que toutes — à un moment donné — te furent chères, et que si vous aviez eu vingt ans, et que le monde eût été normal — tu les eusses toutes possédées avec un délirant bonheur.
 Puisque la polygynie est humaine — te demandes-tu perplexe — par quelle inconséquence l'homme a-t-il instauré le mariage ?
 Tu es bien jeune, mon enfant, mais tu dois déjà apprendre que tout ce qui existe au monde est bien. Si — ton peu de savoir l'explique — ci ou là des anomalies te paraissent, des étrangetés t'offusquent, des mystères te narguent, n'en accuse que ta propre impéritie. Ce qui règne depuis tant de siècles, comment pourrait-ce être sot et condamnable ? Comment — si l'idée t'en est venue — aurais-tu le front de protester, lorsqu'une pareille longévité et une pareille universalité l'ont consacré inébranlablement ? Tu devrais plutôt croire — au lieu de permettre à ta logique de se fâcher — que tu ne connais pas le fond des choses, et que les rapports que tu t'entêtes à établir partent de principes faux ou reposent sur d'insuffisantes notions.
 Et — pour le point qui t'occupe — c'est, en effet, ce qui a lieu.
 Tu t'imagines qu'il y a une relation quelconque entre l'instinct sexuel et le mariage : or, sache-le, il n'y en a aucune.
 Sans doute, à l'aurore des âges, l'anthropoïde qui avait conquis sa femelle la conservait et la défendait comme sa propriété tout le temps que durait son rut : mais peu à peu, sortant de cette idée de propriété beaucoup plus que du besoin d'engendrer, la notion de mariage, parallèlement à celle de contrat, se créait, et, à mesure que la société s'organisait, se dégageait davantage de sa signification charnelle. Ce n'était plus la femelle : c'était la femme, c'est-à-dire, des terres, des troupeaux, de l'or, ou tout au moins deux bras pour travailler ; c'était l'alliance, en vue de la lutte pour la vie, de deux familles, de deux clans, de deux, tribus ; c'était, sous, prétexte d'hyménée, la constitution d'un patrimoine et la confection d'héritiers pour en perpétuer la possession. Et, depuis lors, ce ne fut plus le coït, mais le « devoir conjugal. »
 Le mariage, mon cher enfant, est une association de deux personnes — en général de sexe différent — intéressées à mettre en commun leurs biens, leurs noms, leurs parentés, leurs efforts, leurs préoccupations, leurs goûts, leurs caractères, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs infortunes, tantôt par ambition, tantôt par convenance, tantôt pour tenir état de maison, tantôt par raison d'économie, parfois par ennui d'être seul, souvent pour cause d'extension de commerce. Lorsqu'un homme épouse, il consulte d'abord son livre de caisse, puis la valeur de ses relations, puis la commodité de son intérieur, puis la solennité de sa personne, en dernier lieu la santé de son corps : ordinairement même il néglige ce point-là. Il établit le balancé des divers avantages que son union lui procurera, au prix, de quelles concessions, de quels inconvénients, de quels sacrifices : et le total répond oui ou non, comme sous une addition de doit et avoir. Tel est le mariage : un contrat. Ainsi que dans tout contrat, les deux parties s'engagent à respecter des conventions préalablement débattues : conventions sur la fortune, sur la propriété, sur l'héritage, sur le train de vie, bref sur tout ce qui peut être matière de contrat. Parmi ces conventions, deux sont maintenues obligatoires par l'État, qui, s'est, comme toujours, mêlé de ce qui ne le regardait pas, et s'est arrogé lé droit de seul valider un mariage : ce sont la fidélité réciproque des époux, et la protection de l'épouse par l'époux, corrélative à l'obéissance de l'épouse à l'époux. Mais ces deux conventions sont justement celles qui n'engagent personne, qu'on signe pour la forme et dont tout le monde fait des gorges chaudes.
 Si l'instinct sexuel jouait quelque rôle dans cette savante institution du mariage — savante encore plus par ce que les mœurs l'ont faite que par les dispositions du code civil, — comment l'homme attendrait-il pour se marier l'époque où cet instinct sexuel décline ? — époque qui lui est au contraire conseillère de mariage à tous les autres points de vue : il s'est créé une position sociale bien assise, il doit se poser, prendre du poids, de l'autorité, arrondir ses revenus, il a une société à se ménager, un salon à garnir, il est las de la vie usante du célibataire, ou, plus égoïstement encore, il a des infirmités qui exigent une garde-malade. C'est de vingt à trente ans que l'instinct sexuel est le plus violent, qu'il se satisfait avec le plus de passion. À quoi l'homme passe-t-il cette part de son existence ? Le mariage est loin de sa pensée : il poursuit les aventures, de droite et de gauche, folies passagères ou dominatrices, poésies éthérées ou proses vénales.
 Parfois, il est vrai — mais de plus en plus rarement, le siècle se déniaisant — de jeunes gens épousent par amour. Par amour, entends que l'unique désir de posséder les incite, indépendant de toute autre considération, et même malgré les sains avis d'une logique respectueuse de la sagesse. N'épouse jamais par amour. Je ne veux pas dire que l'amour doive être absolument exclu du mariage : quoique étant une cause de faiblesse pour l'époux, il peut s'y trouver comme surcroît, toutes conditions dont il faille tenir compte étant d'ailleurs observées. Si une femme exige de toi le mariage, passe outre : neuf fois sur dix, elle te cédera quand même, et finalement te restera reconnaissante de ce que tu ne l'aies distinguée que pour l'aimer. Si tu aimes une jeune fille de bonne famille, et que tu ne puisses la posséder que par le mariage, attends : tu la posséderas sûrement lorsqu'elle sera mariée. Elle ne sera peut-être plus vierge ; mais que cela te soit égal : il n'est pas amusant du tout d'enseigner une fille.
 Le mariage est plus sérieux. Évidemment, l'homme n'épouse pas un corps qui le dégoûterait : il sait qu'il a ce corps à féconder. À moins qu'il n'entre pas dans ses desseins de se constituer des héritiers, des coopérants à l'œuvre patrimonial, des soutiens légaux à sa décrépitude. En ce cas, il ne regarde au physique que juste ce qu'il faut pour ne pas effrayer ses semblables.
 Que devient alors l'instinct sexuel ? Que devient-il en général dans le mariage, où la société de l'épouse, même aimée, ne peut subvenir à ses capricieuses exigences ? Il subsiste pur et entier — maintes fois, il est vrai, atténué par l'âge — parallèle au mariage, dont il profite à l'occasion, mais duquel il est foncièrement indépendant. L'homme marié a ses maîtresses, ses fugues, ses passions, comme le célibataire. Tenu à plus de précautions, il n'en est que plus féroce à se dissiper. Toutes les femmes sont en outre pour lui la distraction de la sienne. Monogame par la loi, il est polygame par le fait. Et la loi a raison, aussi bien que la nature. La loi légitime le contrat de l'époux et de l'épouse, et avec justice entend qu'il soit unique : car quel désordre serait-ce dans l'administration, quel enchevêtrement inextricable de droits et d'obligations impossibles à contrôler, quelle cause de querelles intestines, quelle désorganisation de l'édifice social, si la loi souffrait la liberté complète du contrat matrimonial ! À l'instinct sexuel, au contraire, elle donne entière licence de se satisfaire de quelque façon qu'il lui convienne, le semblant de répression qu'elle exerce contre l'adultère ne trouvant à s'employer que d'une manière malcommode et ridicule.
 Tu vois donc que le mariage n'est point l'emprisonnement des sens dans une unique et sempiternelle contemplation : mais un établissement raisonné au sein de la société, combiné de sorte à ce que de grands intérêts matériels, mondains, économiques soient favorisés : et cela sans entraver en rien la liberté sexuelle.
 N'admires-tu pas avec moi la sagesse de ces dispositions, et comment, comme contre-pied à l'instinct sexuel si brutal, si entaché de fatalité, si funeste dans ses égarements et si sujet aux plus brusques variations, s'est fondé le mariage, si majestueusement calme, si pondéré, si calculé et si éminemment créateur et conservateur de la richesse d'une nation ?  
Et là-dessus, mon cher enfant, médite, jouis et calcule.

Louis Dumur


1. Passage supprimé par la Rédaction.

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