De l'utilité des accidents

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Charles Merki, « De l'utilité des accidents », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 233-235


DE L'UTILITÉ DES ACCIDENTS



 Quiconque a lu Villiers de l'Isle-Adam — et maintenant que Villiers est mort il n'est point de bélître qui ne s'en réclame, qui n'étale, au moins, sur sa table un exemplaire annoté de ses œuvres incomplètes, — quiconque a lu Villiers, dis-je, se souvient assurément du pharamineux docteur Bonhomet et de sa motion « touchant l'utilisation des tremblements de terre ». — Dans les endroits menacés de convulsions volcaniques, le docteur faisait construire d'énormes bâtiments à toitures de granit et y casernait les poètes; au moment de la secousse, la toiture s'écroulait, ensevelissant, écrabouillant tous ces satanés rêveurs qui s'intitulent « artistes »; l'humanité se trouvait plus légère, débarrassée de ses parasites, de sa fraction gênante; c'était « un horrible trépas dont elle se lavait ostensiblement les mains ».
 Ce pauvre grand Villiers savait ainsi, par d'aimables apologues, nous enseigner la philosophie des choses; car ce n'est pas galoper bien loin derrière ses conclusions que proférer discrètement : L'humanité a toujours une fraction gênante; si, par une regrettable sensiblerie, elle ne procède pas elle-même à l'opération qui la soulage, les lois immuables (alias le Destin, la Fatalité, la Providence) sont obligées d'intervenir.
 Or, la population du globe est, à n'en pas douter, trop nombreuse ; plus on va, plus on se multiplie ; les statisticiens peuvent l'écrire : on n'a jamais vu ça. Et si les meilleurs de nos romanciers discoururent sur « la lutte pour la vie », personne jusqu'à ce jour n'osa proposer le remède pratique, qui serait d'assommer tous les mioches. Bien au contraire, la malice des gouvernements va jusqu'à offrir des primes dans les cas d'extraordinaire fécondité.
 D'autre part,les grands fléaux sont usés, fourbus, qui vous nettoyaient un pays en un rien de temps et préparaient le terrain pour des couches nouvelles. Citons le choléra : il n'est pas aux portes de Marseille, à la frontière d'Espagne, que des légions de médecins se précipitent et se mettent en travers pour l'empêcher de passer. Les famines sont quasi-inconnues: nous avons tant de pain que nous en donnons aux pauvres. Les guerres d'extermination deviennent impossibles depuis les progrès de l'armement; on n'ose plus manipuler un pétard tellement on craint de faire sauter du coup les quatre cinquièmes de la planète. Encore, les conseils de Malthus et l'Homuncule dans la bouteille ne furent jamais que des atermoiements futiles, si ce n'est facéties d'apothicaires.
 Il faut donc bien que le doigt de la Divine Providence s'introduise derechef dans les affaires humaines.



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 Présentement, il a suscité les théâtres et les compagnies de chemins de fer. Sa besogne exterminatrice se trahit dans la périodicité des accidents. C'est en exécution des immuables décrets que le Destin enflamme les Opéras-Comiques, pousse les trains à se rencontrer, démolit un pont, flanque une locomotive et ses wagons du haut en bas d'un viaduc. Chaque fois on constate l'occision de cinquante, cent, deux cents personnes; autant de moins; et l'on nous parle de l'aiguilleur, du personnel surmené, de l'imprudence de celui-ci, de la malveillance de celui-là: on s'en prend aux instruments passifs au lieu de rechercher les causes. Mais il faut être bête comme un lecteur du Petit Journal pour ne pas se rendre à l'évidence. Væ cœcis ducentibus! Væ cœcis sequentibus! cria pourtant saint Augustin. — L'humanité présente a-t-elle été frappée de cécité œcuménique? — Ne voit-on pas que si les familles sont, chaque semaine, « plongées dans la désolation » (style de reportage), il est de toute nécessité que cela soit ? Tel qui ne s'en va pas de bonne volonté s'en ira de force. C'est la loi. — Eh! mon Dieu, il ne faudrait point accuser légèrement votre suprême justice! Nous savons bien que vous ne choisissez pas entre les familles et que vous tranchez dans le vif. Qui se trouve là écope. Actuellement, nous tirons notre vie au jour le jour comme un numéro de tombola!



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 Au reste, une fois l'idée répandue, il suffira de s'y faire. Quand on aura l'habitude de se dire en prenant son billet : Je monte en wagon, je vais au spectacle, je n'en ai peut-être plus que pour un quart d'heure, — on sera tout aussi joyeux qu'auparavant. La soudaineté de la catastrophe a même quelque chose de séduisant. On pourra quitter le monde sans s'en apercevoir. Je ne vois là qu'un mode de vivre — ou plutôt un mode de mourir — impratiqué encore, mais qui n'a rien d'inacceptable en soi. Tout au plus les gens méticuleux réviseront leur testament chaque matin. Ensuite, par mesure de propreté, pour éviter l'encombrement, ne pas gêner le circulation, on établira près des gares et des théâtres les boutiques habituelles des accessoires pour obsèques. On y trouvera des « Docks de la Prévoyance », le « Bazar du Grand Voyage », et l'étalage de tout ce qui accompagne notre corporelle dépouille : pompes funèbres, deuil en trois heures, cercueils pour cadavres complets et incomplets, bières garanties étanches avec sciure et désinfectants, regrets éternels à 3,85 et au-dessus. J'imagine enfin qu'on en viendrait à parler de l'accident journalier comme d'une chose toute naturelle et promise au trafic.
 Dès l'aube, l'honnête fournisseur d'objets mortuaires, marié, père de famille lui aussi, électeur, conseiller, peut-être adjoint, enverra chercher le journal pour savoir les nouvelles et se tenir prêt:
 — Eh bien! fifille, combien avons-nous d'écrasés ce matin ?
 — Soixante-quinze, mon ami! .
 — Quoi !... Pas plus!... Décidément, fifille, nous n'irons encore pas au bord de la mer cette année!... Car le commerce va bien mal.

Charles Merki.


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