Dernières Pages : La Littérature et l’Opinion

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Edgar Allan Poe, « Dernières pages: La littérature et l'Opinion », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 321-324


DERNIÈRES PAGES (1)


LA LITTÉRATURE ET L'OPINION


 La position de M. Bryant (2) dans le monde poétique est peut-être mieux établie que celle de tout autre Américain. Il n'y a sur le rang qu'il occupe que peu de différences d'opinion; mais, comme d'habitude, l'accord est plus complet dans les cercles privés que dans le public, à en juger par ce que l'on peut glaner des sentiments du public dans la presse. Aussi bien, je dois observer ici que cette unanimité d'opinion dans les milieux littéraires est toujours fort remarquable lorsqu'on la compare avec les divergences de l'apparente opinion publique. Hors des journaux il est presque rare de rencontrer une sérieuse diversité de vues touchant le mérite d'un écrivain. L'homme de lettres, habitué à la réclusion, qui se mêle pour la première fois au monde littéraire, est invariablement étonné et charmé de découvrir que les décisions de son propre et libre jugement, - décisions qu'il a cru devoir taire à cause de leur contradiction flagrante avec les décisions de la presse, - sont soutenues et considérées comme des choses toutes simples, toutes naturelles, par ses confrères presque sans aucune exception. Le fait est que, mis les uns les autres face à face, nous nous trouvons contraints à un certain degré d'honnêteté rien que par l'ennui que l'on éprouve à équilibrer sa contenance et un mensonge. Nous couchons sur le papier avec un grand sérieux ce que nous ne pourrions pas, au prix de notre vie, affirmer personnellement à un ami sans rougir ou sans éclater de rire. Que l'opinion de la presse ne soit pas une opinion honnête, qu'il soit rigoureusement impossible qu'elle soit une opinion honnête, cela ne fut jamais nié même par les membres de la presse eux-mêmes. Individuellement, cela va sans dire, le journaliste est parfois honnête, mais je parle de l'ensemble. Il serait en vérité difficile, pour ceux qui sont familiers avec le modus operandi des journaux, de nier la fausseté des jugements qu'ils mettent en circulation. Qu'un livre soit publié en Amérique par un auteur inconnu, insoucieux ou sans influence, s'il le publie « à ses frais », il sera confondu de voir que personne au monde ne s'en occupe. Si le livre a été confié à un éditeur de marque, alors on pourra lire dans la plupart des journaux un entrefilet critique variant de trois à quatre lignes, dans ce goût  : « Nous avons reçu, de l'infatigable maison Tel et Tel, un volume intitulé Ceci ou Cela, qui nous a paru grandement digne d'être lu. Comme tous ses aînés, il fait honneur aux laborieuses presses de Tel et Tel. » D'autre part, que notre auteur ait acquis de l'influence, de l'expérience, ou (ce qui vaudra encore mieux pour lui) de l'effronterie, quand son livre paraîtra, il s'en fera donner par l'éditeur une centaine d'exemplaires (ou davantage, s'il le faut) « pour ses amis de la presse ». Ainsi nanti, il se rendra personnellement au bureau ou (s'il est vraiment malin) au domicile particulier de chaque directeur de journal de sa connaissance, entamera quelque conversation, proférera des compliments pour le journaliste, arrivera à l'intéresser, comme par hasard, au sujet même de son livre, et, finalement, guettant le bon moment, lui demandera la permission de lui laisser « un volume qui, justement, traite de la question dont ils viennent de parler ». Si le directeur semble suffisamment conquis, il en reste là, avec confiance ; mais s'il s'aperçoit de quelque tiédeur (ordinairement signifiée par ce regret poli du rédacteur regrettant de ne pouvoir vraiment « consacrer à un tel ouvrage le temps qu'il faudrait pour rendre justice à sa réelle importance »), notre auteur ne perd pas la tête  ; il comprend, il sait,― mais heureusement il a un ami très au courant de ces matières et qui consentira (peut-être) à rendre compte du livre,― et le directeur n'aurait plus qu'à surveiller la rédaction de l'article, à le corriger pour qu'il ne s'écartât pas des idées qu'il professe lui-même. Enchanté de trouver de la copie toute faite, et encore plus enchanté d'être débarrassé de l'importun, le journaliste consent. L'auteur se retire, consulte son ami, le renseigne sur les points les plus importants de l'ouvrage, et grâce à quelques adroites insinuations obtient un convenable article (ou bien, ce qui est plus fréquent et beaucoup plus simple, l'écrit lui-même)  : l'affaire est terminée. Rien de plus que la pure impudence n'est nécessaire pour la mener à bonne fin.
 Maintenant, les conséquences de ce système (car c'en est un vraiment) sont très simples. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, les hommes de génie, trop indolents, trop insoucieux des choses de ce monde pour prendre tant de peine, ont encore cet orgueil intellectuel qui les empêche, quelles que soient les circonstances, d'aller même insinuer, par la remise personnelle d'un livre à un membre de la presse, qu'ils désirent un compte rendu de ce livre. Conséquemment, eux et leurs œuvres se trouvent submergés et annihilés dans l'océan de l'apparente adulation publique sur lequel, en des barques dorées, naviguent triomphants les ingénieux valets et les diligents charlatans.
 En général, les livres des valets et des charlatans, n'étant lus par personne, n'ont pas à craindre la contre-partie des louanges que les auteurs se sont à eux-mêmes décernées ; mais de temps en temps il arrive que l'excès même des collaudations apporte son propre remède. Les gens de loisir, lisant la recommandation d'un de ces livres de valetaille, y jettent un coup d'œil, parcourent la préface, quelques pages çà et là, et le jettent avec mépris, étonnés du mauvais goût du journaliste qui l'a exalté. Mais il y a itération, puis une continuelle réitération du panégyrique, si bien que les amateurs se mettent à douter d'eux-mêmes, s'imaginant qu'il y a peut-être tout de même quelque chose de bon perdu au milieu du volume. En un accès de curiosité désespérée ils entreprennent de le lire avec soin jusqu'au bout ― leur indignation devenant à mesure plus vive, finissant par dépasser même les bornes du mépris. C'est cette indignation qui empêche l'opinion de la presse en matière de livres de pouvoir être réellement considérée comme l'opinion publique, — et c'est ainsi que s'élèvent de grosses divergences apparentes qui s'évanouissent lorsque l'on pénètre dans un cercle littéraire.

Edgar Poe.


 (1) Traduction inédite. — V. Mercure de France de novembre, n° 23.
 (2) Poète américain (1794-1878), l'un des quatre, avec Longfellow, Poe et Whitman.- N. D. T.


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