Destins

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Albert Samain, « Destins », Mercure de France, t. II, n° 14, fevrier 1891, p. 74-75.


DESTINS


O Femme, chair tragique exquisément amère,
Femme, notre mépris sublime et notre dieu,
O gouffre de douceurs, et cavale de feu,
Qui galope plus vite encor que la chimère.


Femme qui nous attends dans l'ombre au coin du bois
Quand, chevaliers d'avril en nos armures neuves,
Nous allons vers la vie et descendons les fleuves
En bateaux pavoisés, la palme verte aux doigts.


L'oriflamme Espérance aux fraîcheurs matinales
Se gonfle ; nous ouvrons dans le matin sacré
Nos yeux brillants encor de n'avoir pas pleuré,
Nos yeux promis plus tard à tes fêtes fatales.


Ivre d'or et de pourpre, et des fracas du fer,
Le sang torrentiel en nous se précipite,
Et notre âme superbe en longs frissons palpite
Vers l'infini, comme la voile vers la mer!


Toi, debout au miroir et dominant la vie,
Tu peignes tes cheveux de reine, indolemment;
Et pour les voir passer, tu tournes un moment
Tes yeux d'enfant cruel, à qui tout fait envie.


Fleur chaude, sombre fleur balançant ton poison,
Tu te souris, tordant ta nudité hautaine,
Et déjà les parfums de ta robe lointaine
Flottent comme une haleine ardente à l'horizon.


Le Soleil, qui surgit, ruisselle sur les âmes...
Ils ont frémi devant les destins révélés
Les conquérants du Rêve aux grands fronts étoilés.
Ivres de galoper, ventre à terre, aux abîmes.

Ah ! tu la connais bien, Sphinx avide et moqueur,
Cette folle aux yeux d'or, qu'à vingt ans l'on épouse,
La gloire ? - femme aussi... Lève-toi donc, jalouse.
Debout et plante-nous ta frénésie au cœur.


Rampe au long des buissons, darde tes yeux de flamme.
Un regard, et déjà notre élan est tombé ;
Un sourire, et l'alcool de nos sens a flambé;
Un baiser, et tes dents ont mordu dans notre âme!


Les voilà maintenant, les sublimes, les fous,
Tous ceux qui s'en allaient aux fêtes inconnues,
Archanges déplumés, précipités des nues,
Oh! comme les voilà rampants à tes genoux!


Tout leur cœur altéré râle vers ta peau rose ;
L'âme saigne le sang pur de la trahison.
Là-bas, les derniers feux meurent à l'horizon,
Et voici s'effondrer la grande apothéose !


Toi, cependant, trônant aux ténèbres du lit,
Tu berces leur vieux rêve éteint dans ta chair sourde,
Et dérobes le monde à leur paupière lourde
Avec tes longs cheveux de langueur et d'oubli.


Ta chair est leur soleil, tes pieds nus sont leur gloire,
Et ton sein tiède est une mer aux vagues d'or,
Où leur cœur épuisé de paresses s'endort
Sous tes yeux où s'allume une sombre victoire...


Ils sont tiens maintenant ; c'est à jamais leur sort
De se damner au ciel sanglotant de ta bouche ;
Et, souriant du haut de ton orgueil farouche.
Tu refermes sur eux, enfin douce à leur mort,


Tes bras, tes bras profonds et doux comme la Mort.


Albert Samain.

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