Entretien sur la Vie et la Mort de Ravachol

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Pierre Quillard , « Entretien sur la Vie et la Mort de Ravachol », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 47-52.


ENTRETIEN SUR LA VIE ET LA MORT DE

RAVACHOL
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Je ne vois que la condamnation à mort qui
distingue un homme, pensa Mathilde :
c'est la seule chose qui ne s'achète pas.
(de Stendhal Le Rouge et le Noir.)

 Ces voix furent entendues près de la mer, par un pacifique soir d'été : demi nus, sur les grèves blondes, des hommes étaient allongés nonchalamment auprès de belles jeunes femmes, et, bien qu'ils fussent d'aujourd'hui, les mourantes lueurs du soleil, la caresse douce des vagues, l'harmonie du crépuscule donnaient à leurs paroles et à leurs gestes le charme qu'il nous plaît d'attribuer, par fantaisie peut-être, aux sages et aux courtisanes d'autrefois, assis sous les portiques de marbre où flottait, avec l'odeur virile des embruns, l'ombre noble des lauriers roses. Comme ils ne savaient point que leurs discours seraient surpris, ils ne s'étudiaient sans doute pas à mentir, tant qu'ils paraissent avoir dit en toute sincérité ce que pense quiconque consent à réfléchir et ne triche pas avec soi-même ; et quand je me remémore maintenant cet inoubliable entretien, je me demande si ce n'est point, au contraire, le charme de telles syllabes qui conférait au paysage la splendeur des époques disparues.

le poète

 Ainsi nous ne mourrons point sans avoir connu autrement que par la légende et l'épopée l'homme supérieur à l'idée même que nous nous faisons des dieux, le héros : celui-là, dénué de la toute-puissance que nous accordons avec trop de bonne grâce aux fantômes surnaturels, en demeurant un homme comme nous, capable de faillir et d'être, hélas! vaincu, a sanctifié des actes en apparence vulgaires et détestables, et il méritera que dans les âges futurs les poètes le célèbrent ainsi qu'ils chantèrent autrefois les tueurs de monstres et les fatidiques justiciers.

le philosophe

 Certes, Ravachol fut un héros. Quand il eut un jour ressenti l'iniquité de souffrir pour des causes qui n'étaient point en lui et que le reste du troupeau respectait niaisement, il accepta la lutte contre la Bête triomphante, et chaque fois qu'il le fallut, au risque de sa vie vouée sans réticence à l'infaillible supplice, il accomplit le meurtre nécessaire.

une jeune femme

 Le meurtre nécessaire, dites-vous. Qui vous a révélé que cet homme ne fut point une brute sanglante et rapace, un assassin quelconque, qui n'entendait rien à la grandeur de la révolte et tuait uniquement pour voler ?

le philosophe

 Je ne le crois pas : il a compris qu'il faut tuer et qu'il faut voler, et qu'il serait méprisable et avilissant de tendre la main. On lui avait prêché la résignation traditionnelle : il a refusé audacieusement de se résigner et donné l'exemple des colères libératrices. Deux portraits de lui montrent assez bien comment un doute pareil au vôtre s'est imposé d'abord à quelques personnes raisonnables : l'un fut pris aussitôt après son arrestation, l'autre quand sa physionomie normale eut reparu. La première image est celle d'un fauve abattu : l'expression de la figure meurtrie de coups est terrible ; la seconde est d'une infinie douceur, l'œil caressant et magnifique de tendresse et d'amour. Aucune parole n'en rendrait mieux la beauté particulière qu'une phrase de policier psychologue qu'on m'a rapportée : « Il n'y a pas sourire de femme qui vaille le sien. » Le vrai Ravachol est bien celui-là. Songez qu'il se départit un instant de sa hautaine sérénité et qu'il pleura en voyant venir à la barre des enfants qu'il avait fait jouer autrefois ; rappelez-vous avec quelle magnanime commisération il accueillit le misérable qui l'avait trahi, et surtout l'adieu passionné que lui adressa en face des juges la femme qu'il aimait, prisonnière elle aussi, et sûre cependant que les paroles prononcées lui coûteraient des rigueurs nouvelles. Son attitude pendant le double procès a été admirable de simplicité et de noblesse, et ceux qui le condamnèrent furent obligés malgré eux de lui reconnaître une âme généreuse.

un juriste

 Il se peut ; et néanmoins ils durent le condamner parce qu'il avait enfreint la loi.

le poète

 Le mot seul de loi me fait frissonner d'horreur et de dégoût. Qu'un homme s'arroge d'en juger un autre me paraît déjà l'une des plus répugnantes folies qui puissent hanter une cervelle obtuse et bestiale. Mais que par avance on ait déterminé que ceci ou cela serait, en vertu d'une formule imbécile, tenu pour criminel ou licite, voilà qui outrepasse toute imagination de férocité et d'ineptie. Il ne peut point y avoir de commune mesure, parce que jamais sous le soleil deux actes identiques n'ont été accomplis, et personne ne saurait prévoir l'innombrable multiplicité des caractères et des circonstances.

un positiviste

 J'accorderais volontiers que la notion du bien et du mal est conventionnelle. Mais il ne semble pas que cette convention soit arbitraire : elle exprime des rapports nécessaires et transpose dans le langage humain des fatalités sociales que la science confirme en toute certitude.

le philosophe

 Voilà une parole bien aventureuse. Seules les démonstrations mathématiques apportent la certitude, parce qu'elles dérivent de l'esprit qui ne peut se contredire. On conçoit mal, une fois admise l'idée du nombre, que 2 et 2 ne fassent pas 4. Mais c'est gratuitement que vous appelez science un système de la nature : votre science est une conception momentanée de la vie, quelque chose comme une mnémotechnie à peu près rationnelle pour quelque temps et aussi ridicule, après de nouvelles découvertes, que les plus puériles des erreurs. Quant à la prétendue science sociale, elle est encore plus vaine que les sciences physiques et naturelles, perpétuellement changeantes et caduques, et sans qui cependant, de votre aveu même, elle ne saurait exister : ces phénomènes sont trop complexes pour qu'on les puisse observer, et à tout moment les volontés individuelles contrarieront l'expérience et contrediront les lois chimériques.

un positiviste

 Mais encore faut-il que ces volontés se manifestent clairement. J'ai lu les dernières déclarations de Ravachol, et je ne comprends guère quel rêve il s'était formé du monde nouveau.

le philosophe

 Pour savoir très exactement ce que l'on veut, il ne faut vouloir que des choses médiocres et se représenter le monde comme un catalogue banal de magasin de nouveautés. Un désir précis se trouve restreint par cela même, tandis qu'une conception un peu confuse laisse s'épanouir en leur farouche et sauvage liberté les roses miraculeuses de l'inconscience.

l'instinctif

 Je m'étonne à vous écouter discourant ainsi tranquillement de ce que les autres hommes réprouvent,vous dont la vie même est une perpétuelle négation de la violence. Vous êtes là, poètes, philosophes, près de la mer resplendissante ; les bouches des jeunes femmes ne se refusent pas à vos lèvres ; jamais vous n'avez connu la faim, jamais sur les routes d'hiver vous n'avez claqué des dents : vous ne tuerez pas, vous ne volerez pas, et vous allez proclamant à travers le monde l'évangile de la révolte et de la destruction. Mais vous avez des mains trop timides, je le crains pour allumer les bombes de dynamite ou tenir solidement le manche des couteaux. D'autres s'enivrent avec la haine que vous versez, et ceux-là, dans les prisons, dans les bagnes et sur les échafauds, pâtissent lamentablement de vous avoir entendus. N'agirez-vous pas à votre tour ?

le poète.

 Eh! nous agissons selon notre nature : vous venez, sans y penser, de faire notre apologie. Oui, les hommes se laisseraient aller peut-être à subir éternellement le joug ; à peine s'apercevraient-ils qu'ils souffrent et que des tyrannies monstrueuses les écrasent. Nous venons les secouer de leur sommeil et de leur lâcheté ; par nous s'écroulent les séculaires idoles, et rien n'en demeurera que nous ne jetions à l'abîme, et avec allégresse. Nous n'avons pas eu faim, nous n'avons pas grelotté sur les routes d'hiver, mais quand nous baisons la bouche des jeunes femmes l'angoisse de l'universelle douleur empoisonne notre volupté, et nous souffrons en tous ceux que nous savons crucifiés autour de nous. Nous ne nous tairons plus désormais et notre clameur ira grandissant de la terre jusqu'aux étoiles : puis les heures venues, nous disparaîtrons, le cœur joyeux, frappés peut-être par nos frères que nous aurons affranchis.

le philosophe

 Nous serons frappés par nos frères et nous disparaîtrons, le cœur joyeux, si notre mort, de nous qu'on appelle les sages, est aussi glorieuse que celle de cet illettré sublime, et si nous chantons pendant les suprêmes minutes l'effondrement de toute hiérarchie et de toute autorité.

une jeune femme

 Je pense que du moins vous élirez des poèmes moins cyniques et d'une harmonie plus savante.

le philosophe

 Qu'importe, pourvu que nous disions bien ce que nous voudrons dire. Il marchait superbement à la guillotine, et plus les mots étaient grossiers et vomis des égouts, mieux ils atteignaient le stupide vieillard à barbe blanche, le garde-chiourme de l'éternité, l'odieux « rémunérateur-vengeur » qui pèse sur les hommes depuis des siècles et émerveilla par son ignominie complaisante Moïse, Monsieur de Voltaire et le moraliste Jules Simon.


 Ainsi, sur les grêves blondes, les voix alternaient, âpres et insidieuses tour à tour, et la fleur rouge du soleil s'effeuillait dans le crépuscule vers la nuit et vers la mer.

 Pierre Quillard.


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