Epitre à Moréas

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Ernest Raynaud, « Epitre à Moréas », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 214-215


ÉPITRE A MORÉAS

Mœcenas, atavis edite regibus...

Q. H. F.


Toi qui, d'un mouvement de strophes cadencées,
Par le sillage émerveillé du Vendômois,
« Nous rapatri's aux bords de la pure Odyssée »,
Mignon des Muses qui te rangent sous leurs lois!


Tu sais quels soins divers se disputent les hommes :
L'un, jaloux du Centaure, est seulement joyeux
De faire voler la poussière aux hippodromes,
Où conquérir un prix qui l'enfle jusqu'aux dieux!


L'autre, ne dédaignant le plus humble des rôles,
Du peuple outrecuidé se fait le courtisan,
Pour en quêter un jour l'hermine à ses épaules,
Et d'où nouer la pourpre éclatante à ses flancs.


Celui-ci, possédé d'une manie étrange,
N'a souci que du gain imbécile et ne dort
Que s'il a rassemblé la Lybie en ses granges
Ou confisqué tout ce que l'Inde a de trésors.


Celui-là ne se plait qu'en ses terres natales
Qu'il cultive et moissonne au gré de la saison :
Quand on lui donnerait tous les coffres d'Attale
Il ne changerait pas son modeste horizon.


Non, certe! il n'irait pas braver — d'une traverse
Abattue à grands coups de hache aux bois profonds
De Dodone — la mer Egée aux flots adverses,
Ainsi que les marchands insatiables font :

Eux qui, dès qu'échappés aux marines colères,
Jurent qu'ils n'iront plus quitter le port certain,
Et que, pourtant, tu vois, pressés par la misère,
Presqu'aussitôt cingler vers un nouveau butin.


Cet autre, ami du vieux Massique, c'est au verre,
Or' à la Ville, or' sous des feuilles le beau toit,
Qu'il a réduit sa part de bonheur sur la Terre,
Et sa félicité se jauge au vin qu'il boit.


Il en est pour la chasse, oublieux d'une épouse,
Qui souffrent mille froids et veillent pour que les
Molosses soient vainqueurs de la cerve jalouse
Ou que le sanglier n'échappe à leurs filets.


Tels enfin! animés par la fanfare altière
Sonnée aux camps bruyants, suivent le train guerrier.
Eux! les combats qui font trembler le cœur des mères,
Leur main sanglante y veut moissonner des lauriers.


Moi! qui m'isole aux bois où c'est que les satyres
Légers avecque les nymphes dansent en rond,
Moi! le divin bonheur et le seul où j'aspire,
C'est de ceindre l'hyerre ami des doctes fronts!


Mon nom déjà rayonne et Polymnie accorde
D'exceller sur la Lyre à mes doigts musicaux,
On dirait qu'elle-même en a tendu les cordes;
Euterpe se complait au bruit de mes roseaux;


Les sources, quand je chante, arrêtent leur musique.
Mais de te plaire, uniquement ambitieux,
Maître! si tu m'inscris au rang de tes Lyriques,
Mon front démesuré grandira jusqu'aux cieux.

Ernest Raynaud.

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