Epitre confraternelle à Pierre Quillard

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Julien Leclercq, « Epitre confraternelle à Pierre Quillard », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 253-256.



ÉPITRE CONFRATERNELLE
a Pierre Quillard


 Je n'ai presque rien à dire au sujet de cette brochure qui m'a valu quelques sarcasmes dont vous disposez. Je regrette que vous ne m'en ayez pas dédié de plus décisifs. Un peu de dureté ne m'aurait pas déplu, tant j'apprécie l'énergie du geste. Le geste c'est le style. Le vôtre, m'a-t-il semblé, est celui, d'un écrivain de mauvaise humeur: cette mauvaise humeur particulière aux gens d'éducation et qui se reconnaît aux calembours sans gaité.
 Les silencieux sont des juges. Parmi ceux que vous avez excommuniés, certains se sont tus : Charles Morice, par exemple, votre aîné en tout. Moi, je ne me décerne pas le droit de vous juger, je préfère vous répondre ainsi que le fit Jean Carrère, qui vous prouvait par le fait, en vous tendant la main, qu'il entend la charité chrétienne. Mais soyez sans crainte, ma riposte sera douce, car je suis vraiment « Un tendre poète mélancolique et sentimental » et la douceur est de ma nature; et je n'ai point d'esprit.
 Pourquoi parler des Sept Sages et la Jeunesse contemporaine? Personne, excepté vous-même, ne s'est mépris. Le titre de la brochure et sa minceur ont tenu parole. J'ai surtout voulu faire œuvre d'espoir, ayant remarqué que depuis quelque temps un mouvement de réaction contre le scepticisme signalait dans les générations d'artistes dernières venues, et comme je m'étais débarrassé moi-même de nuisibles influences, je n'ai pas eu d'autre ambition que celle, justifiable, de propager un peu de cette confiance qui pour être quelquefois irréfléchie n'en est pas moins l'indice d'une vaillance féconde. J'ai parlé au nom d'amis inconnus, exprimant un désir encore vague qui se définira avec le temps, et manifestant des haines communes suffisamment explicites pour en déduire les conséquences. Plus tard, sans doute, quand je m'accorderai quelque autorité, je dirai tout ce que je pense, et alors vous vous convaincrez, vous qui lisez si mal et qui avez tant lu! que le sens que je donne au mot devoir n'est pas celui que vous supposez. Quant au mot amour, je suis sûr que vous n'en pénétrerez jamais le sens, puisque vous citez Scribe. Et vertu, vous le savez, ne signifie pas perfection, mais puissance, force, courage, en un mot : volonté. Jusqu'à présent les hommes n'ont peut-être pas fait un juste emploi de cette faculté divine, la volonté; et pourtant celui qui le saurait faire serait un homme heureux. Il y a bien d'autres mots sur lesquels il faudrait s'entendre: dévouement et sacrifice ne sont pas synonymes. Sacrifice dit douleur; dévouement dit joie. Écartons tout ce qui est douleur. Sensation et rêve sont choses inférieures parce qu'elles appartiennent au présent; sentiment et pensée sont choses supérieures parce quelles appartiennent à l'éternité. Que vous avez tort de toujours confondre romance avec sentiment!
 « La philosophie que tout homme porte en soi à sa naissance » est la philosophie de ceux qui ne vont pas chercher l'idée de bonheur dans la Raison pure, où elle n'est pas, car pour eux la recherche du bonheur dérive tout simplement de l'instinct de conservation. Il ne s'agit pas de nous transformer en automates. Nos seuls gestes permis sont prévus depuis nombre de siècles.
 Je crois, avec beaucoup d'autres, qu'en morale comme en esthétique il est des vérités qui ne sont plus à découvrir, et nous avons autour de nous, épars et mêlés, tous les éléments d'une synthèse harmonieuse. L'Humanité est un violon qu'il faut accorder de siècle en siècle. Soyons bons accordeurs et rions des présomptueux qui veulent construire un violon nouveau. Il est des gens bien intentionnés, comme Ferdinand Herold, qui, d'un gros trait noir, biffent le passé avec une plaisante désinvolture. Battons les cartes, n'est-ce pas ? il y a maldonne. Bons joueurs à l'écarté peut-être, et c'est tout.
 Vous vous souvenez du mot de Daudet: les normaliens d'en face ? On les rencontre à chaque pas les gens d'en face. Aujourd'hui ils sont anarchistes ou anti-sémites, même quand ils sont israélites, témoin votre ami Bernard Lazare, ce Gustave Planche ressuscité.
 Charles Morice a écrit un livre d'une haute lucidité pour rappeler à ceux qui l'avaient oublié de quelle essence sont les dons et les desiderata du poète. Mais d'autres viennent d'Athènes ou de Marseille, sous l'armure de Mangin, ou la robe du Christ... de Grandmougin, et nous révèlent quelques-unes de ces vérités qu'il était tout au plus bon de nous rappeler modestement sans prétendre à leur découverte. Oui, faire des découvertes dans les trouvailles d'autrui ! selon le mot de Jean Dolent. Et Paul Roinard me disait: « Ce sont des poules qui viennent chanter sur des œufs qu'elles n'ont point pondus. »
 En somme,vous me reprochez de n'avoir point fait de ces découvertes-là. Que voulez-vous? il y a des ridicules qu'on n'assume point.
 J'en viens M. Jules Simon, que vous qualifiez un peu exagérément et qui fait la fortune des chroniqueurs comme la Valse des roses a fait celle des orgues de barbarie. Les mots grossis n'ont plus de sens. Allons, ne blaguez plus Dubrujeaud: vous êtes pairs. Les parvenus ne respectent pas les vieux serviteurs; M. Jules Simon est un vieux serviteur.
 Et Musset? Un autre refrain! Amédée Pommier traitait Racine de polisson; Amédée Quillard, qui n'aime pas Amédée Brizeux, un poète évidemment de troisième ordre, est-il excusable de plaisanter Alfred de Musset, ce pauvre chercheur d'absolu désespéré de son humaine imperfection et qui se réfugie dans la souffrance en poète qui n'a point trouvé ailleurs :

Quand j'ai connu la Vérité
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie
J'en étais déjà dégoûté.


Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré !


Dieu parle, il faut qu'on lui réponde;
Le seul bien qu'il me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.


 Il est légitime d'admirer la sérénité; ne pas confondre avec vacuité. Beaucoup de jeunes gens lettrés, qui ont appris par cœur des dates et des noms de villes, possèdent ce que l'on appelle une intelligence meublée. La Poésie n'habite pas en garni.
 Quelques derniers mots sur Maurice Barrès. J'estime que parmi les sceptiques de sa génération il est le seul qui soit intéressant. Il est parvenu au succès par les moyens qu'il jugea les meilleurs, mais il est parvenu au succès, et c'est la preuve que, lui, n'a reculé devant rien. Donc, il n'est pas du nombre de ces négateurs « galants hommes », disons bons garçons, d'autres diraient nigauds, dignes rejetons de Joseph Prudhomme, qui se promènent dans le monde avec des airs piteux. Je n'ai aucun ressentiment personnel contre M. Barrès; ma haine vous semblera avouable. Mais je ne me suis pas mépris quand je lui dédiai plusieurs pages de ma brochure. Disant de lui tout ce que je pensais, sans animosité, le montrant tel qu'il est, j'en ai fait un personnage historique et j'ai travaillé à sa consécration. Apprenez que, d'ailleurs, il m'en garde de la reconnaissance, car, de maints côtés, il m'est revenu qu'il s'en était trouvé très satisfait. Faites-en part aux personnes qui m'accusent de l'avoir voulu contrarier. Vous m'offrez l'occasion de m'en défendre, merci.
 Adieu, mon cher Quillard, et à une autre fois, si bon vous semble.

Julien Leclerq.

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