Extrême-orient

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Albert Samain, « Extrême-orient », Mercure de France, t. I, n° 3, mars 1890, p. 72-73.


EXTRÊME-ORIENT


I


Le fleuve au vent du soir fait chanter ses roseaux...
Seul je m'en suis allé : j'ai dénoué l'amarre,
Puis je me suis couché dans ma jonque bizarre,
Sans bruit de peur de faire envoler les oiseaux.

Et nous sommes partis tous deux — au fil de l'eau —
Très lentement — sans savoir où. — Le charme est rare
Que donne un inconnu fluide où l'on s'égare...
Par instants, j'atteignais quelque frêle rameau,

Et je restais bercé sur un flot d'indolence,
À respirer ton âme, ô beau soir de silence !
Car j'ai l'amour subtil du crépuscule fin :

L'eau musicale et triste est la sœur de mon rêve :
Ma tasse est diaphane, et je porte sans fin
Un cœur mélancolique, où la lune se lève,


II

La Vie est une fleur que je respire à peine,
Car tout parfum terrestre est douloureux au fond.
J'ignore l'heure vaine et les hommes qui vont,
Et dans l'île d'Email ma Fantaisie est reine.


Mes bonheurs délicats sont faits de porcelaine,
Je n'y touche jamais qu'avec un soin profond ;
Et l'azur fin, qu'exhale en fumant mon thé blond,
Dans sa fuite subtile emporte toute peine.

J'habite un palais rose au cœur du merveilleux.
J'y passe tout le jour à voir de ma fenêtre
Les fleuves d'or parmi les paysages bleus ;

Et, poète royal en robe vermillon,
Autour de l'éventail fleuri qui l'a fait naître
Je regarde voler mon rêve — papillon.


III


Je n'ai plus le grand cœur des époques nubiles
Où mon sang eût jailli, superbe, en maints combats.
Le sang coule si rare en l'Empire si las,
Et le fer truculent meurtrit nos yeux débiles.

Riche du trésor vain des papyrus falots,
Notre âme sous son poids de sagesse succombe.
Nos dieux sont décrépits et la misère en tombe
L'Éspérance est avare, et nous naissons vieillots.

Tournant sur ses genoux ses pouces symboliques
Notre esprit séculaire, encombré de reliques,
Tisse l'or compliqué des rêves précieux.

Craintive et repliée au centre de sa vie,
Notre âme est sans amour, sans haine, sans envie,
Et l'Ennui dans nos cœurs neige, silencieux.

Albert Samain

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