Hénor

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Louis Dumur, « Hénor » , Mercure de France, t. I, n° 8, Août 1890, p. 288-292.


« HÉNOR(1) »


 Le poème dramatique que vient de publier M. Mathias Morhardt est une œuvre bien profonde, si profonde même qu'on n'en aperçoit pas le fond : et il semble, à la lire, qu'on se perd sur un grand océan — insondable, peut-être parce qu'il est trouble. L'impression ne laisse pourtant point d'être saisissante : l'esprit se plaît aux beautés vastes et mystérieuses, encore que lui soient refusés les horizons proches et précis où il aime à reposer. Et, certes, les beautés ne manquent pas, magnificence des idées, grandeur du style, noblesse des images, majesté de l'action qui se déroule symboliquement dans un domaine de purs concepts.
 Mais, au moment d'exposer le drame, je me sens pris d'hésitations : et je dois avouer que ce que je vais donner ici n'est qu'une interprétation personnelle, peut-être fausse au sens de l'auteur, sûrement inexacte et incomplète en certains points qui me sont demeurés obscurs.

 L'Aventure de l'amour chez le Poète en quête de l'Absolu, tel me semble le sujet du drame.
 Deux personnages : Hénor, l'homme, et la femme, Liliane. Les deux autres personnages, Madeleine et Marguerite, paraissent n'être que des personnifications écloses de l'âme d'Hénor, des Idées platoniciennes revêtues momentanément de formes pour transposer en dialogues de réels monologues et dramatiser les combats intérieurs d'Hénor. L'action se passe dans un palais merveilleux, au bord de la mer — sans doute l'âme d'Hénor — avec ses paysages évoqués, ses ciels changeants, ses jardins capricieux, ses retraites intimes, ses salles de fêtes, ses spectacles mobiles et se transformant au gré de la pensée. Cinq actes, d'inégale longueur, précédés d'arguments et d'une préface en vers, et parsemés de proses décrivant exquisément les cadres des scènes et marquant les stades du drame.
 Le premier acte est consacré uniquement à l'état psychologique d'Hénor avant l'apparition de la femme — avant la chute, est-on tenté de dire. Le palais est « désert et vaste, profond et silencieux », et c'est, dit le texte en prose, « le seul séjour d'une âme mystique et forte, que tente la possession de l'Absolu ». En absolutiste qu'il est, décrétant qu'il n'y a que lui, Hénor est d'un prodigieux orgueil. Dès ses premiers mots, on est fixé :

  « J'ai miré l'infini de ma vie au miroir   
De l'espace immergé dans l'infini du soir.
  L'espace illimité ne contient pas ma vie. »

 Mais Hénor, n'étant pas tout à fait Dieu, souffre. Il souffre de ses doutes, il a peur de ses rêves, il se prend même à regretter le passé, bien qu'il se soit désigné

  « À la gloire de devenir un pur emblème
  Où l'ongle de ce temps émousserait sa corne. »

 Pourquoi cette tristesse, gémit-il,

  « Quand seulement le problème vertigineux
  De l'Absolu s'impose à mes efforts déments ?
  Et que ne suis-je donc l'Être stoïquement
  Indifférent et, vers toutes choses, debout,
  Taciturne, comme celui qui saurait tout ? »

 Il faut rompre définitivement tous ces liens vers le passé. Dans un effort suprême de volonté pour s'identifier aux choses, à « l'inconscient destin de l'univers », il paraît presque y parvenir. Il va plus loin — car il a certainement lu la philosophie de Fichte ― et il proclame que rien n'existe que par lui :

  « Je suis principe unique et je contiens les mondes. »

 Et l'apothéose de son moi se termine par ce vers orgueilleux, jeté comme un défi :

  « C'est la nature en moi qui passe, et moi qui reste. »

 Le second acte s'ouvre par l'investiture des deux sœurs du Poète, Madeleine et Marguerite, l'une représentant l'Extase, l'autre l'Amour. Il faut faire ici une distinction essentielle entre l'Amour et la Femme. L'Amour n'est pas la Femme : c'est une sensibilité de l'âme d'Hénor, sensibilité qui va tout à l'heure s'exercer à propos de la Femme, mais qui n'en reste pas moins foncièrement indépendante. Madeleine, si l'on veut, c'est le sens de la Vérité, et Marguerite le sens de la Beauté.
 Liliane paraît. Elle n'a pas encore de consistance, elle n'est qu'à l'état de vision. Mais, aussitôt, cette vision se mêle à la teinte des choses, s'amalgame tyranniquement aux rêves d'Hénor. En même temps, les tristesses du Poète augmentent ; il s'aperçoit que les choses, dont il voulait faire son univers ne sympathisent pas avec lui, qu'elles sont immobiles et dures, dressées comme des murailles fatales où se brise son cœur. C'est en vain que Madeleine l'invite à l'apaisement et au souci de sa noble tâche, Marguerite met le doigt sur la plaie et lui montre ce dont il souffre :

  « Tu voudrais aller seul, ayant en ta mémoire
  Le merveilleux chagrin d'une vie illusoire...
  Cependant les bonheurs frôlés te font envie
  Et tu passes trop vite au milieu de la vie !
  ..................................
  Il te manque d'avoir — subtilement peureux
  De trop réaliser ce que tu te proposes ―
  Pleuré sur les genoux d'une femme — sans cause. »

 Dès lors, il se résout à sortir de sa douloureuse impassibilité. Il tentera l'expérience :

  « L'idylle ! c'est la vie au sourire attristé,
  Et nous aurons pour elle un mot de charité. »

 Et quand, au troisième acte, Liliane naît d'un parterre de fleurs, Hénor la cueille avec l'espoir de trouver en elle l'Âme sœur et de l'aimer. Toute sa volonté se concentre sur cet objet, et ses efforts se répandent en dithyrambes exagérés pour s'exciter lui-même à l'amour.

  « J'aime ! J'aime ! O douceur des mots d'un sens confus
  Où tout ce qui sera se mêle à ce qui fût...
  Je veux, pour consacrer l'éveil neuf de la flamme
  Dont je brûle à tes pieds, dès ce temps, que mon Âme
  Discerne en toi le Dieu que mon orgueil ignore. »

 Une cathédrale s'ouvre, et l'hymen est célébré.
 Mais Liliane, qu'est-elle ? Liliane, c'est la Femme, dans tout ce qu'elle a de vide, de superficiel, de nul, la Femme qui n'est mue que par la seule et la plus vaine curiosité, qui a toute la grâce du papillon et aussi toute sa frivolité. Hénor s'en aperçoit vite : la fête hyménéenne n'est pas gaie :

  « Voici déjà mourir en leur ultime phase
  Les jours exquisément voués à notre extase. »

 Les sœurs pressentent que l'expérience n'aboutira qu'à de regrettables sacrifices, et Hénor, dont le factice enthousiasme s'évanouit, en est réduit à s'écrier :

  « Nous aurons un amour vêtu d'hypocrisie. »

 En effet, un abîme se découvre peu à peu entre ces deux êtres. Liliane cherche simplement à jouir de la vie, sans pensée et sans raison. Elle hait les interrogations perpétuelles de son Amant, qui s'acharne à vouloir trouver en elle un secret, le mot d'une énigme qui n'existe pas. Et celui-ci, trahi dans ses espérances, a peine à contenir la rage de sa désillusion.

  « Le charme est maintenant violé de ton âme,
  Car je sais le secret de ta fierté de femme
  Où j'espérais trouver un obscur évangile.
  Hélas ! et ce secret est vraiment si fragile,
  Dépourvu de tout ce dont il s'est agencé,
  Que je ne comprends plus qu'il m'ait intéressé! »

 Le quatrième acte accentue encore l'incompatibilité entre Hénor et Liliane. Elle est telle que Hénor se demande si Liliane l'aime. Hélas ! non. Ce qu'elle aime, c'est son orgueil, sa force, sa beauté : ce n'est pas lui. Elle est éprise d'apparences. Et pour mieux s'en convaincre, il fait défiler devant elle diverses apparitions, belles, fortes comme lui, et dont Liliane s'éprend successivement. Désormais, l'expérience est faite. Hénor a beau tenter de se tromper encore, l'inconciliable contraste lui rend Liliane de plus en plus étrangère. Jusque dans la possession même, il constate amèrement cette double nature. Aussi, lorsque Liliane devient mère, ce nouveau phénomène, qui la comble de joie, est accueilli par Hénor avec mépris. Car « quelle essentielle vérité a-t-il mise en l'âme d'Hénor ? Et quel enseignement comporte-t-il pour sa conception des êtres et des choses? »
 Honteux de s'être laissé pareillement abuser, Hénor se reconquiert enfin au cinquième acte.

  « Il faut que l'homme parle et que la femme écoute.
  Et je sens maintenant que tu n'as rien à dire !
  ................................
  Dès lors, que j'aille seul au parc obscur peuplé
  D'arbres muets aux grands mouvements désolés,
  Rodrigue indifférent aux larmes de Chimène,
  Que j'aille avec rigueur où la guerre me mène,
  Et que je trouve au fond de la nuit enchantée
  Le Rêve de beauté de la Vie exaltée. »

 Il conclut :

  « L'expérience a trop duré : cessons ces jeux ! »

 Et il tue Liliane.
 Une fois morte, elle est ce qu'elle doit être, une belle image, une Idée. Son oraison funèbre se termine par ce vers significatif :

  « J'aimais ta Beauté seule et ta Beauté persiste. »

 C'est donc par une négation formelle de la Femme, et, il faut le dire, de la Vie ― car Liliane représente la vie, le monde extérieur sensuel et passionnel, la matière — que se clôt le drame. L'homme est fait pour être seul, il crée son univers, il n'existe réellement et pleinement que par la vertu de ses Idées et la radiation orgueilleuse de son Moi.
 Je voudrais citer le passage où Hénor se compare à Dieu et celui de la Frégate, qui sont, je crois, les plus beaux vers du poème. Il faut me borner, pour finir, à transcrire l'argument du cinquième acte, qui est aussi fort beau, et qui a l'avantage de tirer du drame la morale — sans doute étrange et discutable, mais logique ― qu'il comporte.

  « Comme à nos orgueils de très beaux emblèmes
  Suscitant l'ampleur de nobles destins,
  Les arbres, qui sont pareils à nous-mêmes,
  Les arbres sont mus par des vœux hautains.
  .......................................
  Car, rien ne se voit en eux du mystère
  Grave de leur vie : impassiblement
  Ils naissent debout dans un calme austère,
  Sachant le monde et le mésestimant.

  Au-dessus des herbes qui les encensent,
  Fiers de leurs mélancoliques splendeurs,
  Et convaincus de leur toute-puissance
  Ils sont bienveillants comme la grandeur.

  Disséminés, au loin, dans les parterres,
  Ils ne mêlent pas leur sort isolé :
  Les arbres géants meurent solitaires
  Avec les secrets qu'ils ont recelés. »



Louis Dumur.


 Peterhof, 22 juin 1890


1. 1 volume, par Mathias Morhardt (Perrin et Cie).



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