Histoire de « HANS PFAALL »

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Edgar Poe , « Histoire de "Hans Pfaall" », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 257-261


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HISTOIRE DE « HANS PFAALL »



Il y a, je pense, à peu près douze ans que le New-York Sun, journal quotidien à un penny, fut fondé par M. M. Y. Beach, qui choisit M. R. A. Locke (2) comme rédacteur en chef. Un prospectus fort adroit annonçait que le but de ce journal était de fournir au public les nouvelles quotidiennes à un bon marché véritablement à la portée de tous, — entreprise dont l'influence sur le journalisme, non moins que sur l'ensemble du monde des affaires, est probablement incalculable.
 Quoi qu'il en soit, ce Soleil se mouvait dans une orbite assez étroite, quand, un beau matin, apparut dans ses colonnes un article liminaire annonçant les très remarquables découvertes astronomiques faites au cap de Bonne-Espérance par sir John Herschell. L'information, disait le Sun, provenait de l'Edinburg Journal of Science, qui avait reçu les communications de sir John lui-même, et dont un exemplaire lui avait été envoyé avant la mise en vente. Cette annonce préparatoire prit très bien (on n'avait encore jamais lancé de canards en ce temps-là), et elle fut suivie de détails complets sur ces fameuses découvertes, qui se trouvèrent avoir trait principalement à la lune et avoir été faites au moyen d'un télescope récemment construit, en comparaison duquel celui du comte de Rosse n'était qu'un simple joujou. A mesure que les découvertes en question furent graduellement exposées au public, l'étonnement dudit public dépassa toutes les bornes ; mais ceux qui mirent en doute la véracité du Sun, — l'authenticité de la communication à l'Edinburg Journal of Science, furent en réalité très rares ; et ceci, je suis obligé de le considérer comme une chose beaucoup plus merveilleuse que tous les hommes-volants (3) du monde.
 Environ six mois auparavant, la maison Harper avait publié une édition américaine du Traité d'astronomie de sir John Herschell, et j'avais été très intéressé par ce que j'y avais lu concernant la possibilité de futures investigations lunaires. Le thème excita ma fantaisie et je fus pris de l'envie de lui laisser la bride sur le cou, de raconter mes rêves au sujet des paysages de la lune, bref d'écrire une histoire où intercaler ces rêves. La première difficulté était naturellement de justifier les accointances du narrateur avec le satellite ; le premier moyen qui me vint à l'esprit pour surmonter cette difficulté fut naturellement la supposition d'un télescope monstre. Je vis en même temps que le principal intérêt d'un tel récit dépendrait de la possibilité pour le lecteur de le considérer, en une certaine mesure, comme un fait vrai et d'y ajouter foi. Pendant cette phase de mes délibérations, je parlai du projet à quelques-uns de mes amis, et le résultat de mes entretiens avec eux fut que les difficultés optiques dans la construction d'un télescope comme je le concevais étaient si rigoureuses et si généralement connues, qu'il serait inutile d'essayer de donner de la vraisemblance à une fiction de ce genre basée sur le télescope. Donc, à contre cœur et à demi convaincu (croyant le public, en fait, bien plus bernable que ne le disaient mes amis), j'abandonnai l'idée d'imposer une stricte vraisemblance à ce que je voulais écrire, — c'est-à-dire assez stricte pour réellement induire en erreur. Étant tombé sur un style moitié sérieux, moitié plaisant, je résolus de donner tout l'intérêt possible à un voyage de la terre à la lune, puis de décrire tous les paysages lunaires, tels que vus et personnellement examinés par le narrateur. Selon ces données, je rédigeai une histoire que j'appelai Hans Pfaall, et je la publiai environ six mois plus tard dans le Southern Literary Messenger, dont j'étais alors le rédacteur en chef.
 Ce fut trois semaines après la publication du Messenger contenant Hans Pfaall que la première mystification lunaire fit son apparition dans le Sun, et je n'eus pas plus tôt jeté un coup d’œil sur le journal que je compris la plaisanterie qui, je n'en pouvais douter un instant, avait été suggérée par mon propre « jeu d'esprit ». Plusieurs journaux de New-York (Le Transcript, entre autres) prirent la chose de même et publièrent côte à côte Moon Story et Hans Pfaall, pensant que l'auteur de l'une de ces histoires avait été pillé par l'auteur de l'autre. Quoique les détails soient, sauf quelques exceptions, très dissemblables, je maintiens encore que les traits généraux des deux compositions sont presque identiques. Toutes les deux sont des mystifications (l'une, il est vrai, écrite sur un ton presque purement plaisant, et l'autre sur un ton absolument sérieux) ; les deux mystifications portent sur le même sujet, l'astronomie ; toutes deux sur la même partie de ce sujet, la lune ; toutes les deux ont pour point de départ un pays étranger, et toutes les deux ont cherché la même vraisemblance dans la minutie du détail scientifique. Ajoutez a cela que jamais rien de pareil n'avait été tenté avant ces deux mystifications, dont l'une suivit l'autre immédiatement, les pieds sur ses talons.
 Après avoir exposé ainsi l'affaire, je dois cependant rendre cette justice à M. Locke qu'il a toujours nié d'avoir lu mon article avant d'écrire le sien, — et je dois ajouter que je le crois.
 Pas une personne sur dix n'avait refusé d'admettre les révélations du Sun, et (fait bizarre entre tous !) les récalcitrants étaient surtout ceux qui doutaient sans être capables de dire pourquoi, — les ignorants, ceux qui n'avaient aucune connaissance astronomique, les gens qui ne voulaient pas acquiescer, parce que la chose était si étrange, si « en dehors de l'ordinaire ». Un grave professeur de mathématiques dans un collège de Virginie me dit sérieusement qu'il n'avait aucun doute touchant la vérité du récit de M. Locke! L'effet produit sur l'esprit du public tenait d'abord à la nouveauté de l'idée ; secondement, au caractère fantaisiste et irrationnel des découvertes alléguées ; troisièmement, au tact consommé avec lequel la tromperie était conduite; quatrièmement, à la vraisemblance aiguë de la narration. Cette mystification eut un immense succès ; elle fut traduite en plusieurs langues ; elle donna même lieu à des discussions (un peu badines) dans les sociétés astronomiques.
 Mais comme elle anticipait sur les principaux points de ma propre histoire, je me résignai à laisser Hans Pfaall inachevé. Mon principal but en amenant mon héros dans la lune était de lui donner l'occasion de décrire le paysage lunaire, mais je m'aperçus encore qu'il n'aurait pu ajouter que bien peu de chose à la minutieuse et authentique relation de sir John Herschell. La première partie de Hans Pfaall, tenant environ dix-huit pages du Messenger, ne renfermait qu'un journal du passage entre les deux planètes et quelques mots d'observation générale sur l'apparence première du satellite ; la seconde partie ne paraîtra sans doute jamais. Je n'ai même pas cru utile de ramener mon voyageur à sa terre natale. Il reste où je l'ai laissé et il est toujours, à ce que je crois, « l'homme dans la lune ».

Edgar Poe.



 (1) Ce fragment est extrait du recueil d'articles et d'essais d'Edgar Poe, intitulé : The Literati, some honest opinions about autorials merits and demerits, with occasional words of personality, — recueil dont rien n'a jamais été traduit. Il contient cependant d'intéressants chapitres, parmi beaucoup d'autres dont seul peut se soucier un lecteur américain : biographies de poètes médiocres, bibliographies d'ouvrages non moins médiocres, — les uns et les autres oubliés ou inconnus, sans injustice. Un choix était à faire qui donnât d'Edgar Poe les toutes « dernières pages », celles où il exprime des idées personnelles sur l'art, sur les facultés intellectuelles, sur la poésie, sur le théâtre, — celles où il se laisse aller à un peu d'autobiographie littéraire, « occasional words of personality. » Avant que ces Dernières pages ne paraissent en volume, nous en ferons connaître quelques autres séries aux lecteurs du Mercure de France. — Pour Hans Pfaall, se reporter au premier tome de la traduction de Baudelaire.

N. D. T.


 (2) Descendant direct du célèbre philosophe.
 (3) M. Locke présentait les habitants de la lune comme des « hommes-volants », — men-bats.


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