In perpetuum

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Alfred Vallette « In perpetuum », Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 196-200.


IN PERPETUUM

(roman)


PRÉFACE


 Pourquoi la Volonté, un jour, créa-t-elle la Grenouille du jeu de tonneau ?



I


 Un peu de métal coulé dans une argile où s'évidait la forme résolue, et déjà, liquide semblance d'être participant encore du néant, l'embryon bayait.



II


 Mais la bestiole naquit à la lumière. On la délivra du limon qui bossuait ses membres, on la décapa, on l'ébarba ; et, durant ces soins du bas-âge, inconsciente de soi et du monde, elle bayait.



III


 Un temps s'écoula, dont elle n'eut point notion ; après quoi, un beau matin, rassemblée avec maintes de ses pareilles, elle se découvrit béante — comme les autres. Elle vit là rien de plus, sinon que tel était le signe de sa race. Or, ni réjouie de la révélation ni chagrine, indifférente, elle bayait.



IV


 Cependant, à y songer parfois, et comme peu à peu s'ouvrait son entendement, elle induisit que, ce signe ne pouvant ne correspondre à rien, l'avenir recélait des choses... Et l'imagination éveillée, du rose en l'esprit, impatiente de demain, elle bayait.


V


 Quelles choses ?... Certes point les menus incidents de sa présente vie, petites misères et petites joies sans importance... Mais on la vêtit d'une belle robe de peinture verte à reflets mordorés, et tel fut son bonheur qu'elle crut se destinée remplie. Très vite, pourtant, elle reconnut que non ; et, autant que naguère avide de nouveau, la pensée interrogeant le futur, elle bayait.



VI


 Advint un gros événement : on l'installa sur une jolie table de bois neuf percée de trous, peinte en ocre, demeure royale souvent convoitée alors qu'on en dotait quelqu'une de ses sœurs, et encore une fois elle s'imagina lotie de toute sa part de délices terrestres. Mais elle s'accoutuma au luxe, et, matériellement satisfaite de sa condition, derechef elle se sentait du vague à l'âme, et elle bayait.



VII


 Il ne lui arrivait rien toutefois, et, dans la monotonie des jours, elle glissait à un opaque ennui, quand une voiture l'emporta vers une destination inconnue. Ce fut une émotion intense, qui tourna pendant le voyage en fièvre d'anxiété : à n'en douter point, l'heure était proche des choses... Et elle bayait.



VIII


 C'est à deux pas d'un jeu de boules et non loin d'une balançoire qu'on la déposa, sous une tonnelle dépendant d'une maison dont l'enseigne montrait une perche en bois fichée dans une rivière où nageait une perche, rébus souligné de ceci : Aux deux Perches — Matelote et friture de Seine... Mais son effervescence tomba, car rien ne se réalisait des choses prévues immédiates. — Ah ! que n'avait-elle le pouvoir de hâter le destin !... Et elle bayait.


IX


 Point malheureuse là, en somme, n'était cet irrépressible besoin d'aventures, et les semaines coulaient douces et calmes, exemptes de faits notables : ternes. Cependant la brise tiédit, le soleil égaya les horizons, les verdures de la tonnelle se constellèrent de campanules multicolores ; puis, un dimanche, des nuées de gens s'abattirent aux Deux Perches. Alors, elle comprit que les temps étaient révolus, et, dans une inquiétude confinant à l'angoisse, elle bayait.



X


 Un mouvement singulier, en effet, se produisait dans sa tonnelle, et tout à coup un palet vola, qui lui passa au-dessus de la tête. Ce fut le fiat lux : les choses, c'était ça !... Et tandis qu'autour d'elle les ronds de fer sifflaient, la heurtaient parfois à lui faire mal, pleuvaient sur la jolie table de bois neuf et s'engouffraient dans les trous, son désir précisé s'irritait, s'aiguisait. Soudain, un éblouissement, une syncope d'extase, oh ! si courte ! Et, aussitôt que communié, le palet s'était abîmé où ?... Ce n'était que ça ?... Et elle bayait.



XI


 Souvent l'accident se renouvela, invariablement suivi d'une mélancolie de désillusion. Mais assez tôt il lui en renaissait la secrète appétence, et, s'il tardait trop, ce lui était une sensation de délaissement d'abord bénigne, puis insupportable, qui aboutissait à la tristesse noire : après tout, la plus exquise émotion qui lui eût encore été donnée. — Et elle bayait.



XII


 Mais les mois succédaient aux mois sans que plus rien de neuf lui échût. Or, était-ce donc là toutes les choses que lui promettait l'avenir, et uniquement pourquoi ou l'avait mise au monde ? Cela n'emplissait point la vie : c'était une raison, sans doute, non pas la raison de vivre... Et elle bayait.



XIII


 Vint l'hiver, et la solitude, et l'ennui, que dissipèrent un peu les premiers soleils. Puis elle recouvra les joies de l'autre été avec ses mélancolies, exactement les mêmes, et aussi les mêmes chagrins. Et après un hiver et un été pareils, ce furent encore un hiver et un été semblables, à quoi s'ajoutèrent des années absolument identiques. — Et elle bayait.



XIV


 Seulement elle vieillissait, et les intempéries détérioraient sa demeure à la fois et sa belle robe verte à reflets mordorés, qu'avaient au reste déchirée tant de vains palets — comme il arrive que les vains désirs blessent plus profondément que les rêves même trop comblés. Son esprit, alors, avait de fréquentes récurrences dans l'autrefois, dans le vécu, l'expérience lui disait que le futur ne détenait plus rien. — Et pourtant elle bayait.



XV


 De plus en plus sa maison se ruinait, et elle finit par ne plus oser se regarder elle-même, tant immense était sa douleur d'apercevoir, par les innombrables trous de sa robe déteinte, l'incurable lèpre des rouilles dont son corps était souillé, pauvre corps que les palets — aujourd'hui bien rares — avaient meurtri et même estropié, car il lui manquait une patte. Davantage ses songeries se complurent dans le passé, dont la vision s'évoquait à présent si riante. — Et pourtant elle bayait.



XVI


 Enfin sa maison, depuis longtemps masure infectée de relents nauséeux, s'effondra de vétusté. On l'en sépara, et après diverses pérégrinations dont elle eût à peine conscience, elle se retrouva dans un endroit sombre, au milieu d'un tas de vieilles ferrailles comme elle rouillées. — Ah ! sa royale demeure, sa belle robe verte à reflets mordorés, sa bonne santé de jadis et les communions sous la tonnelle piquée de campanules ! C'était le bon temps, alors, le bon vieux temps !... Maintenant, tout était dit. — Et pourtant elle bayait.



XVII


 Combien de semaines, ou de mois, ou d'années gît-elle là, l'esprit dans ses souvenirs, l'âme noyée de mélancolie et malgré tout béante ?... Or, en présence du creuset où son être dissous allait retourner à la matière informe, elle bayait ; — on la saisit pour l'y précipiter : Las ! las ! c'était la fin des fins, inéluctable ! Et elle bayait ; — lentement elle enfonça dans le métal en fusion, qui déjà la ceignait à mi-corps : elle bayait ; — lentement il l'atteignit aux commissures : elle bayait ; — et lentement, lentement disparurent les deux pointes extrêmes de ses mandibules écartées, toujours béantes...



POSTFACE

 La Volonté, un jour, créa la Grenouille du jeu de tonneau pour se distraire.

Alfred Vallette



 Avril 1890
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