Jean Dolent

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Charles Morice, « Jean Dolent », Mercure de France, t. II, n° 16, avril 1891, p. 210-227.


JEAN DOLENT



 Obtenir d'exquise sorte des suffrages exquis; triompher par des moyens rares, dédaigner les procédés vérifiés, bouleverser volontiers les notions proverbiales, fuir le sens commun pour rester dans le bon, échapper aux effets classés : près d'attendrir s'arrêter au bord des larmes sans toutefois solliciter la gaîté — ne faire ni rire ni pleurer, émouvoir à toutes les possibilités, faire surtout sentir et penser : c'est le style, l'œuvre et le tempérament de Jean Dolent.
 Cet artiste épris de la vie, cet homme épris de l'art, est de ceux qui ne se résignent point aux efforts médiocres : il se peut donc que la renommée bruyante — puisqu'elle est aujourd'hui plus justement que jamais prévenue et convaincue de modérantisme — ait mal lu de cet écrivain certains ouvrages que nous préférons à beaucoup de centaines d'éditions. Dans cet universel champ d'œuvre de la vie et de l'art, dans cet unique champ de bataille, la vraie victoire n'est pas toujours celle qu'accompagnent le plus de trompettes. — D'autant plus est-il précieux de chercher, en cette œuvre non dédiée au grand nombre, l'expression d'une des âmes les plus subtiles et sensibles de ce temps.
 Deux mots de Jean Dolent lui-même me guideront.

 « Le style, c'est l'état innocent de l'esprit. »

 Cette définition — qu'on a eu tous les torts du monde de rapporter au fameux apophthegme de M. de Buffon — nous en dit long sur l'esprit qui la trouva. Elle émane d'un perpétuel désir de perfection; elle marque cette belle frénésie de pureté, la première des vertus esthétiques. Cette définition n'est pas, comme sa sœur de l'autre siècle, une constatation : c'est un conseil, c'est le résultat d'une expérience passionnée, c'est un mot plein de clartés. — II faut être pareil aux petits enfants pour entrer dans le paradis : et c'est-à-dire qu'il faut être innocent pour jouir du bonheur comme pour le mériter. Or il- y a une vérité dans l'art qui correspond à cette vérité dans la vie. (Eh! l'art et la vie, puisque c'est tout

un !) Etre innocent, en art, c'est n'avoir point de préoccupation étrangère à la recherche personnelle et sincère, — aucune préoccupation ni de stupre, ni de lucre, ni de vaine curiosité, ni de vaine gloire, ni même de vain enseignement ; c'est parler parce qu'on ne peut plus se taire, c'est se délivrer, c'est uniquement s'efforcer de s'exprimer soi-même, dans ce qu'on a de plus hautement « spécial, » — soi-même, c'est-à-dire un Désir ! (Car notre pensée peut s'ignorer en ses contingentes réalités, elle sait toujours quel idéal d'orgueil et de beauté elle a, une fois pour jamais, choisi vers l'Absolu.) A ce prix on a l'inviolable virginité, l'éternelle enfance des poëtes, à ce prix on est innocent ; on a du style.
 « L'innocence de l'esprit, » — ajoute Dolent, « une innocence conquise. »
Ces deux mots, qui révèlent un tempérament et indiquent une histoire spirituelle, tracent au mieux le plan de cette Etude.
I

 La nature, la couleur des ouvrages (1) qu'il a choisi d'écrire, refléta nécessairement la nature et la couleur d'un esprit qui ne cherche jamais que sa propre expression. Tous les livres de Dolent, à ce point de vue, sont explicites. Mais je m'attacherai à l'étudier principalement dans le roman de L'Insoumis, livre pour lequel je ne cache pas ma prédilection : il est de cette heure, en dépit des dates, et je l'estime des meilleurs de ce temps. C'est là que nous verrons juste comment la pensée, nette et simple dans l'ensemble, se complique harmonieusement au détail de l'exécution : comment alors mille fins fils viennent croiser, pour les y retenir prisonnières, la trame du réseau où se sont prises les ailes des idées.
 La composition entière évolue autour d'un type constant en tous ses développements :

 « Il avait le fanatisme de la liberté. Ceux qui disent Colonnis est grossier, ils mentent ; brutal, ils mentent. Colonnis savait dire la vérité avec grâce..... Il manquait de l'air fatal, ce sceau des grands révoltés. »

 Insoumis et maître ironiste, il dresse son rire comme un rempart entre sa liberté et quiconque prétendrait entreprendre sur elle. Il rit ! non, il n'a pas le sceau des grands révoltés : c'est qu'il n'a pas eu à s'affranchir, il est né libre. Il ne consent même pas qu'on lui impose d'être l'heureux mari d'une femme charmante, il l'a quittée peu de mois après la noce, effrayé de cette pensée que « N'aimât-on plus, on serait encore lié. » Voilà un petit mot que Colonnis ne peut pas entendre.

 « S'aimer par contrat définitif, sans clause échappatoire! un bonheur jusqu'à la mort, sans fin possible !... Un paradis sans issue ! Ah !... j'ai pris la fuite. »

 Il a la prétention de ne relever que de lui-même, d'être seul dans son âme. Or, un insoumis de cette sorte est nécessairement un lutteur : quel emploi faire de sa liberté, sinon s'assigner des tâches difficiles ? et un tel lutteur est nécessairement un vainqueur. Mais, par coquetterie, Colonnis n'épuise jamais ses sujets. A la chasse il se contenterait de faire lever le gibier. S'il a révolté un peuple — ou un village contre les autorités, il se dérobe, la chose faite, au devoir de diriger les destinées de ses hasardeux élèves ; ce n'est pas lui qui se laissera prendre par les gendarmes et tout l'émoi qu'il aura causé n'est que « Terreur pour rire. » II est vrai que « Rire mène à démolir » : les fantaisies de Colonnis ont toujours un caractère d'utilité. Mais il a trop d'orgueil pour manquer de paresse élégante : il confie à d'autres le soin d'achever la besogne, souci secondaire. Ce railleur indépendant, cet enthousiaste et ce généreux ne saurait tolérer d'être le second nulle part, mais il laisserait la première place vide, plutôt que d'assumer les charges de la dictature. Prendre en main les libertés de tous, c'est renoncer à la sienne.
 Ce caractère, si composite dans son unité, a ses reflets et ses contrastes en tous les autres personnages du roman — Gambarda, c'est la caricature de l'Insoumission. « Il n'y a pas d'entraves légitimes ! » Mais il en sait qu'il adore : s'il les rompt, par folle vanité, c'est au prix de son cœur, « bien plus né pour la soumission que pour la révolte. » Pourtant, il juge Colonnis timide, « un esprit indépendant, mais timide. » Il a des regards de défi « pour le poële de fonte et le comptoir d'étain. » Victime en définitive, pris au piège de ses fanfaronnades, c'est un grotesque touchant. — Maître Tontonne est plus sage ; voici ses règles de conduite : « S'attaquer seulement à ceux qu'on peut aisément vaincre, moissonner les épis à cause du grain, ménager les moissonneurs à cause de leurs faux et respecter la pâture des vautours. » Ce n'est pas l'amour de la gloire qui ferait délirer Tontonne, ni l'amour de la liberté, ni quelque folie d'enthousiasme ou de générosité : « Ses divagations ont pour point de départ la raison pure et Tontonne extravague au nom de la logique. » Au revers ne reconnaît-on pas la médaille ? — Le Jeune Monsieur Lagouette est un autre aspect du même contraste. C'est le Médiocre infatué qui cache son irrémédiable impuissance et les glaces de sa native sénilité sous des prétentions à quelque si pur idéal qu'aucune réalité ne saurait l'effleurer sans le souiller. « Il dit vouloir réagir contre le plaisant lyrisme de Joseph Prud'homme et se complaît dans une fausse simplicité. Ce jeune monsieur est circonspect, il prend soin de prémunir les gens contre leur penchant à l'enthousiasme... Quotidiennement il parle de sa soif d'admirer et se plaint lamentablement d'être ainsi laissé sur sa soif. » Point vulgaire toutefois, il semble avoir pris pour principe unique cet aphorisme : « Avoir les jambes faibles, c'est un malheur, boiter, c'est une faute. »
 Quatre principales figures de femmes traversent le roman.
 Jacq'uine, la femme de Colonnis, et Guillaumette, la fiancée de Gambarda, sont de douces ombres aux traits jolis, la première toute de tendresse si vraie, si intense qu'elle atteint à l'intelligence par la sensibilité, — et la seconde toute en bon sens et en belle gaîté.
 Mais parler des deux autres femmes ce sera dire le roman.
 Colonnis a pris à Tontonne, dangereux mari facile, sa femme, la plus terrible des femmes aimables. Ce qui surtout retient auprès d'elle Colonnis, je soupçonne que c'est le caractère improbable, impossible de Jeanne :  « Lui être fidèle, c'est avoir chaque jour une nouvelle maîtresse. Les mêmes causes produisent sur elle des effets différents... Elle se rend sur le ton de la résistance, élève la voix sans cris et se désole sans larmes... Un nez parisien qui débute en nez grec... On ne se lasse pas de la voir, elle ne se lasse pas d'être regardée. »
 Une insoumise. Colonnis aime à la vaincre : c'est la plus chère et la plus malaisée des périlleuses tâches qu'il a choisies. Il aime en elle tout ce qu'elle est de grâce et de beauté : mais plus il perdrait en la perdant, plus il goûte de poignant plaisir à se sentir sans cesse au moment de la perdre, a vaincre en elle plutôt qu'elle-même l'asservissante terreur de la voir s'en aller. Aimer une telle femme, être aimé d'elle et rester libre ! Une fois, Colonnis a été défié par sa maîtresse, en riant, d'aller chez Mlle Tonyne, — sorte de femme d'esprit et de galanterie que la maîtresse légitime redoute ; il ira donc. Jeanne, revenant de son caprice, menace, l'inquiétante et vague menace des femmes qui se savent aimées : « Prends garde ! » Mais Colonnis porte aussitôt les sentiments aux dernières extrémités : « Sois libre, » répond-il, et il ajoute ces mots qui résument le plus bel évangile d'insoumission amoureuse et la plus belle philosophie de l'amour: « Il faut toujours se faire préférer... Entraîner vingt fois la même femme, c'est plus malaisé que de séduire vingt femmes. » Et dans la chambre où sa maîtresse dort, dort en rêvant de lui, ce cérébral, qui aime avec sa tête autant, ce sentimental aussi, qu'avec son cœur, entreprend d'ajouter, pour se bien prouver à lui-même la pleine liberté de son esprit, quelques pages au livre depuis longtemps commencé. Il écrit. Puis, affrontant tous les dangers, il ose réveiller Jeanne pour lui lire ce qu'il vient d'écrire. Pendant que Jeanne se rendort, il décide qu'il oubliera jusqu'à la présence de sa maîtresse.
 Mais : « La main de madame Tontonne pendait hors du lit. La paume enflammée de cette main blanche troubla Colonnis. Il alla vers cette main. » La jeune femme se réveille et entoure de ses bras le cou de son amant :

 « — Tu n'iras pas ! Colonnis se dégagea. »

 Ce chapitre, une demi-douzaine de brèves pages, est peut-être le plus singulier témoignage de la sensibilité moderne. Je ne sais rien de plus passionné que la paume enflammée de cette main blanche.
 Pourtant, cet empire de soi, la force que Colonnis a toujours, malgré son amour, « d'empêcher de se nouer autour de son cou ces mains mignonnes de femme, » est-ce un élément de bonheur? On peut être dupe de la défiance, on peut être esclave de l'insoumission. En hiver, je me suis surpris à marcher dans la neige pour éviter le sentier noirci par le troupeau des pas: Gam- barda ou Colonnis ? Eh ! Colonnis comme Gambarda finit par sacrifier à la féroce passion de ne relever que de soi son amour et son bonheur.
 Mais s'agit-il, ici, de bonheur, du moins au sens normal ! Il s'agit plutôt de parvenir, par la satisfaction d'une passion maîtresse, à cette intensité de vie à tout prix, qui est l'idéal — inconscient ou conscient — fatal, de l'homme moderne. Quand la maîtresse de Colonnis le quitte, il souffre, certes, et, au-delà de l'adieu qu'il pourrait effacer d'un baiser, il voit au présent le morne avenir de la définitive solitude. La douleur est si vive qu'il ne s'y peut résigner, il poursuit la bien-aimée, — qui s'en va, lente, espérant qu'on la rappellera, — il la dépasse, l'attend sur le chemin qu'elle doit prendre, la laisse venir jusqu'à lui : et la laisse passer. — En réalité, et quoi qu'il en pensât lui-même, ce n'était pas pour rejoindre sa maîtresse qu'il courait si vite : c'était après sa douleur ! Jamais il n'avait autant souffert — qu'en voyant sa maîtresse franchir ce seuil : jamais il n'avait autant vécu, — et il venait savourer une seconde fois ce sentiment de déchirement intime.
 De telles crises d'ailleurs Colonnis est assez friand. Il a le goût de l'adieu. Il commence pour finir. Cette Mlle Tonyne, le second important personnage féminin, étudie ses poses « en femme qui sait n'avoir qu'une vertu, la grâce » ; elle a refusé — encore à sauver, c'est-à-dire naguère — de se laisser aimer par le plus sincère des amants, et c'est maintenant une âme libre, elle aussi, mais désœuvrée, et qui butine des madrigaux en attendant, en espérant la catastrophe de sa propre et monotone tragédie, et qui se joue à des feux allumés à demi, et qui donne à des Tontonne, pour passer le temps, des velléités de belles actions dont elle serait le prix : la catastrophe qu'elle désire portera le nom de Colonnis. Le mot Amour entre eux n'est pas prononcé, il sonne dans toutes les syllabes qu'ils échangent. Mais au moment d'une séparation qui pourrait être courte et qui va décider de tout leur avenir :

 « — Au revoir, Colonnis, dit-elle.
— Non, adieu, Tonyne.
— Ah ! »

 Ainsi cet artiste, Colonnis, autour de qui les gens perdent leurs proportions naturelles, grandissent ou diminuent hors de toutes mesures, ce fiévreux, impitoyable ou imprudent prosélyte de sa fièvre, cet exclusif amoureux de la divine statue de liberté belle qu'il a connue dans les plus hautes régions de son humanité, — passe indifférent, en somme, au bien comme au mal qu'il fait — en passant : artiste, imprudent ou impitoyable, amoureux !
 Au sens psychologique, ce livre est d'un poëte en qui le courage de vivre s'est altéré de dégoût. Point de haine, un peu de mépris, du renoncement tacite.
 Essayer de dire aux vivants ce qu'il conviendrait qu'ils fissent ! Que ce serait long, compliqué, minutieux ! Contentons-nous de leur faire toucher au doigt la sottise épaisse de leurs habitudes ou de leurs conventions : « Electeurs, nommez Tontonne ! autrement, pas de visite du Souverain dans votre ville, quel affront ! » —(Cela sent son homme de liberté, que décourageait la « prospérité » du Second Empire).
 Au sens artistique, c'est l'œuvre d'un poëte qui a dû hésiter entre de directes spéculations philosophiques et de grandes compositions poétiques. Il n'a ni cherché de juste milieu ni mêlé les genres. Il a créé un personnage aux attitudes factices, voulues telles et invérifiables, et lui a commis ses croyances, ses doutes, ses besoins d'aimer, d'agir, de souffrir, ses désirs, — et ses propres hésitations.
 Il est bien un peu guindé, ce Colonnis, sur un étroit promontoire entre les grands dévoûments et les grandes négations. Il raffine et subtilise dans l'enthousiasme : mais comme le héros de Sénancour, s'il veut bien être un peu victime, il ne consent pas à passer pour dupe.
 Ce rapprochement de hasard entre deux figures que tout sépare — Obermann et Colonnis — n'est pas pour accommoder L'Insoumis aux exigences d'aucune classification. Les figures astrales de la nuit légendaire, ces visages à demi masqués de l'ennui moderne dans l'élite du monde, se font de mélancoliques signes de connaissance et gardent un air de famille. Colonnis n'a point leurs qualités, bonnes ou mauvaises. Il est à part. Nul n'a comme lui tant de vie et si peu de consistance. Nul n'a cette gaîté dans cette amertume, cette activité dans ce dédain des conclusions, tant de fougue et, pour la réfréner, tant d'énergie, tant de cordiale expérience des âmes simples, avec tant de finesses et de chantournements personnels, un si furieux besoin de dominer avec si peu de constance dans le commandement, tant d'amour avec une telle incapacité de se laisser conduire par l'amour...
Non, Colonnis ne s'arrange pas de la comparaison : s'il pense, au fond, comme Obermann, « que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur », ce n'est, en Colonnis, qu'une pensée empruntée au vieux trésor commun, elle reste dans son âme et il conçoit le « monde meilleur » : mais il a consenti à vivre dans ce monde tel qu'il est, tout endolori qu'il puisse être aux angles des différences ; il s'oublie dans ce goût qu'il a pris à la vie, et ne se plaint pas : bien plus,il cache ses blessures, l'orgueilleux, ou, si vous les devinez, il affecte d'en rire, le vaniteux : tous les Werther, ces vaincus, étalent leur défaite, leur tristesse ; Colonnis trouve partout sujet de rire et prétexte à victoire.
 Il était tout autre, alors que, sous le nom de Patrice (2) il s'allait faire tuer à la guerre parce qu'une jeune fille — la MlleTonyne de l'un et l'autre romans — avait refusé de l'épouser. Il était alors plus dur et plus droit, il ne riait pas alors. Tonyne signait du nom de Patrice ce rigoureux programme :

 « Un seul visage à la vertu, l'austérité. Une seule note à l'éloquence, la langue sacrée. Une seule grandeur à l'homme, le mysticisme. Une seule règle de conduite, l'intolérance. »

 Beau vainqueur, avec cela, et Prince Charmant, mais incompréhensif à force de rectitude :

 « II parlait de charité la main ouverte ; il parlait de fraternité les mains étendues ; il est vrai que si l'on attaquait son culte, il discutait comme on menace, la main haute. »

 De tels traits indiquent, ce semble, qu'au moment où il écrivit le Roman de la Chair, les croyances et l'idéal de Patrice venaient de s'effacer à l'horizon des pensées de l'écrivain. Est-ce Colonnis qui nous a conté la vie brève de Patrice ? — Mais en changeant de nom, Patrice a perdu sa sérénité. Il a compris la souplesse des opinions et que, si tout le monde a tort (3), chacun a ses raisons : ne trouvant pas en soi la force lâche de l'indifférence, il a pris le parti de rire — juste dans le même temps où lui échappait ce seul plausible prétexte de la gaîté : l'ignorance. Malgré ce qu'il garde d'espérance, ce qu'il montre d'énergie, il est désenchanté, le rire de Colonnis.
 La grande différence entre ces deux physionomies d'une même âme est sans doute dans cette vérité acquise entre les deux écrits : qu'il ne faut pas violenter les consciences, puisque nous ne savons rien des fins, et presque rien des motifs. Les seules certitudes indiscutables sont si grossières qu'on les pourrait exprimer dans l'idiome des plus rudimentaires lointaines peuplades sauvages. Mais il faut chercher.
 Patrice agissait matériellement et voulait toujours ainsi agir ; Colonnis écrit, pense, cherche. S'il se répand dans la vie extérieure c'est par boutade plutôt que par principe. Il pense, cherche : voilà son essence, et tandis que Patrice, chrétien, bornait à l'Evangile son esprit et le monde, Colonnis s'efforce sans cesse vers un développement nouveau, s'étudiant, étudiant en lui et dans les autres les passions, la Passion. Dans son style, — dans cette sorte d'écrire sentencieuse et fragmentée, qui ne risque les dehors de la gravité qu'en se jouant, mais qui ne se joue qu'autour des choses graves, qui tient peu compte des apparences, — il met en œuvre les richesses d'une observation constante, constamment synthétisée, réduisant tout à des rapports psychologiques pressés dans leur dernière expression. Si bien que le livre, léger à la main, pèse son poids pour l'esprit et qu'il n'y eut jamais plus solide unité sous un tel jeu simulé d'allure capricieuse. Par quelque point qu'il s'éveille dans la mémoire, ce livre ressuscite tout entier : selon la logique succession de ses plans, grâce aux rappels des contrastas nuancés et des similitudes.
 Je ne puis toutefois m'empêcher de regretter, souvent, le paysage toujours sous-entendu. Je ne puis me passer tout à fait des agréments du décor, et je tiens que ce moyen d'expression, le Paysage, enlèverait aux concentrations familières à l'auteur ce qu'elles peuvent avoir de monotone, jetterait à propos, dans cette atmosphère où passent des ombres, la lumière de reflets gradués et indéfiniment retentis. Dolent est un grand peintre de portraits, bien exclusif; l'air se fait rare dans les fonds. Elle est non avenue pour lui, cette nature en mouvement que les Romantiques substituaient à l'humanité intime, et pas davantage il ne se soucie du rôle animal des êtres humains. Ses idées voisinent avec celles de Rousseau, mais les couleurs sont incompatibles. Il passe entre Théophile Gautier et M. Zola en songeant à Racine.
 Nous sommes en présence d'un homme qui, sans ignorer aucun des efforts contemporains de rénovation littéraire, s'y intéressant même vivement, et, d'autre part, très féru des idées dites « modernes » garde, dans les habitudes de son style, dans l'expression de ces idées elles-mêmes, des préférences étrangères aux habitudes, aux sympathies du style dit « moderne. » De sentiment vrai, c'est surtout dans la pensée qu'il cherche le mouvement. Amant de la vie, amoureux de l'art, il fait œuvre classique d'intellectualiste et de moraliste.
 Cela vient, je crois, d'un sentiment très juste des nécessités les plus nouvelles — et les plus anciennes ! — de la littérature. On lui a enseigné la peinture et la musique, il lui faut se ressouvenir de penser, — et ce n'est pas dans la physiologie naturaliste qu'elle puisera cet essentiel vin du Verbe. Avec les Romantiques, toutefois, elle apprit que l'angle fondamental de l'art est dans une certaine convenance de tous, de lignes, de proportions qu'on nomme Beauté, et elle ne peut plus l'oublier. La Beauté sait tout, prenons-la pour guide dans notre retour à l'esprit pur :
 « La beauté, c'est la qualité supérieure de l'homme. Donner un coup de couteau, c'est disgracieux. Fuir, c'est avoir la tête basse et le ventre rampant. La colère creuse des rides. L'envie jaunit la face. Autant d'atteintes portées à la beauté. Etre beau, c'est être bon. S'efforcer de s'embellir, c'est tendre à se rendre meilleur. Les bossus et les toiteux sont dignes de pitié ; une difformité du corps, c'est un vice de l'âme apparent. Les Grecs ont passé près de la vérité sans la connaître : ils étaient amoureux de la forme, mais ils rendaient un culte distinct à la vertu ; c'était une faute. Ils n'ont pas deviné que la beauté se compose de tous les dons. On a de beaux yeux si l'on a de l'esprit, la voix harmonieuse si l'on a le cœur tendre, et la tête haute si l'on a de la fierté. »

 A travers les intransigeances de formule qui prêtent à la pensée les fausses apparences du paradoxe, cette doctrine est profonde et recèle, je crois bien, les principes les plus sûrs de la plus pure morale : la vérité et la bonté de la beauté. Ce petit paragraphe du Roman de la Chair, écrit à trente ans, dans la retraite excentrique d'un coin de Belleville, trancherait nombre de longues discussions. Artistes qui entendez dire que vous avez charge d'âmes et mission de moralistes, contentez-vous vous-mêmes et vous aurez rempli tout votre mandat : faites beau, c'est toute la morale.

 Des préoccupations de cet ordre et le goût de l'auteur

pour les phrases brièvement expressives, pour le trait court qui va loin, sans le souci d'impersonnaliser son drame et d'objectiver ses personnages, conduisirent Jean Dolent à écrire des livres d'art aux feuillets apparemment dénoués. Dans une incontestable unité de vues et de conduite, ce sont des alinéas qui font mine d'ignorer « l'art des transitions. » Point d'intrigue à résoudre et les thèses se dissimulent. « Pas de déformation par une inutile mise en œuvre... Des notations d'harmonie.... Des notes prises à l'atelier — au Musée — dans la rue (dans la rue le plus souvent).... » Tels le Petit Manuel d'Art à l'usage des ignorants, puis Le Livre d'Art des femmes, enfin Amoureux d'Art. Or, dans les trois lettres de ce mot trois fois répété, ART, il faut lire les trois autres lettres de cet autre mot, VIE. Car peut-on le redire assez ? il n'y a point de frontières entre les deux domaines. C'est dans la vie que nous cherchons tous, artistes et poëtes, à inscrire notre nom. Ces deux pays ne font qu'une patrie. (Aussi pensé-je, au contraire de ce qu'on a beaucoup dit, que tout poète est exactement l'homme de son œuvre ; seulement, il y faut regarder de près.) Dans ma rueFaçons d'exprimerMots de femmeConfidences reçuesDédicaces — etc. Ces sortes de sous-titres commentent le texte, éclairent le projet de l'auteur : « Je reste dans mon sujet : je ne sors pas de la vie. »

II

 Les livres d'art de Jean Dolent nous conteront l'histoire de sa pensée, comme ses romans ont pu nous expliquer son tempérament. Quoiqu'il manque plus d'un volume dans la série qu'il semble avoir, par ses premiers ouvrages, pris vis-à-vis de lui-même l'engagement d'écrire — (un long silence intervint dont nous n'avons pas à scruter les causes) — les premiers livres sont en route déjà vers l'Idéal que l'auteur devait plus tard formuler :« Réalités ayant la magie du Rêve. » C'est bien dans le rêve que s'ébattent les personnages du Roman de la Chair et de L'Insoumis, dans le rêve de la vie, multiples effigies d'une individualité qui elle-même évolue, réalités d'une âme spirituellement sentimentale et qui n'a guère trouvé de foi que dans la constance de son propre désir. Voilà l'atmosphère d'orage aux promesses de belles accalmies où le poète a dégagé « l'innocence de son esprit. »
 Nous retrouvons la même atmosphère dans ses œuvres critiques. (Désignons-les provisoirement ainsi, bien que, en les séparant, pour un besoin d'ordre, de ses œuvres d'imagination, il aille sans dire que j'abuse des droits de l'analyse, car nul écrivain n'a moins que celui-ci scindé les facteurs de sa production.) Les trois livres d'art et Une volée de merles ont, à notre point de vue, cet avantage, qu'ils formulent des préférences et que la divergence des dates y souligne les étapes parcourues.
 Entre ces volumes et les romans s'inscrit Avant le Déluge, curieuses pages d'art et de politique. — C'était sous l'Empire. Dolent collaborait à la Démocratie et au National. La censure impériale réduisait alors le journalisme à des subterfuges de style qui comportaient un peu d'art : il en faut pour dire quelque chose quand rien n'est permis. Alors le talent parvient à se faire écouter : mais on n'entend plus personne si tout le monde a le droit de crier. Logiques illogismes : la tyrannie engendre l'art, qui la tue, — mais c'est un suicide ! — On parlait donc alors, et Jean Dolent, pratique Colonnis, garda longtemps à force d'adresse le droit de plaider utilement la cause de la liberté — jusqu'au jour où l'autorité s'en mêla. Depuis, la liberté de la presse le trouva occupé d'autres soins, entièrement conquis à un art moins contingent que celui de la politique. Mais on peut attribuer à ce silence de Dolent à propos de choses qui jadis le passionnèrent des motifs plus profonds.
 Comme chacun sait, en politique, l'Opposition n'a jamais tort. Il n'y a de vérités sociales qu'au passé et au futur. Le présent n'existe dans nos pensées qu'en qualité de notion métaphysique, d'entité de raison où nous percevons un écho des vibrations de l'éternité : le présent est la négation du temps. Or, les vainqueurs du combat politique sont tenus, en montant au pouvoir, de gouverner selon les principes qui triomphent avec eux ; mais, — pour leur grande part, — ces principes vivaient eux-mêmes de la lutte, et la victoire les stérilise. Elle révèle avec une impitoyable clarté le point naguère obscur où se dérobait leur faiblesse. Faire le moins de changements possible, se maintenir en un certain équilibre, dans une prudente expectative qui ne trouble pas les recherches individuelles de la vérité, — voilà sans doute la sagesse, en politique. C'est là que sont le plus déçus nos naturels désirs de sûres assises spirituelles. — L'action, pourtant, a toujours son départ dans une doctrine : mais celle-ci émane des esprits qui sont le plus étrangers à l'action : les poëtes et les philosophes.
Les grands agitateurs, les réformateurs actifs et immédiats ne sont jamais que des intermédiaires. Dans le délicat problème social peut-être peut-on dire qu'il n'y a pas d'influence directe : le peintre qui, dans le calme de l'atelier, exprime de son âme sur la toile une face nouvelle, jusqu'à lui voilée, de la Beauté, fait plus, pour le renversement ou l'édification des empires, que le fameux politicien ; et ni l'un ni l'autre ne savent exactement ce qu'ils font ; le peintre ignore quelles révolutions il déchaîne d'un coup de pinceau, le politicien ignore au nom de quoi il parle.
 Dans la fièvre et la force toujours un peu aveuglées de la jeunesse, il se peut qu'on soit uniquement offusqué des torts de l'heure qui sonne. On veut alors les effacer. On sent, on affirme, on prouve qu'on a pour soi le droit et la justice, — et c'est vrai, puisqu'on est l'Opposition. L'expérience faite, chacun prend le rang définitif où l'appellent ses facultés. Les moins patients gardent le rôle intermédiaire du politicien. Les meilleurs s'enferment dans le domaine des recherches individuelles — art, philosophie, science — et chacun dit qu'ils sortent de la lutte. — C'est alors, au contraire, qu'ils y entrent. Du mystérieux recul de l'étude, on voit plus clair et plus loin vers le trouble but. Les artistes rendent aux peuples de plus réels services politiques que les hommes d'Etat. Cette conséquence lointaine et sûre de l'action artistique, l'artiste l'atteint sans dessein, hors même des bornes de sa volonté : par le simple accomplissement de sa fonction. Mais l'activité humaine, comme le composé humain, est un tout indissoluble et qui se synthétise harmonieusement en chacune de ses parties. « Là où il y a une idée d'humanité, a dit M. Taine, il y a un idéal de l'humanité. » Une puissante rénovation esthétique renouvelle nécessairement la morale et la psychologie générales et par là exerce une influence invincible sur les croyances sociales du même instant. Bossuet a sa part dans la politique de Louis XIV. Un Voltaire produit un Louis XV. Châteaubriand permet la Restauration.
 L'essentiel et le difficile, dans cette pénombre spirituelle du travail individuel, c'est d'échapper au double danger de l'affirmation hâtive et de ce dilettantisme abominable, livrée hideuse et légère de l'esprit qui cherche sans gémir. Il faut que l'esprit agisse: rêver, croire, c'est agir(4). Mais il faut que la foi s'éclaire et s'élève avec l'esprit.
 « J'ai changé bien des fois de certitude, » écrit Jean Dolent.
 Il s'agit ici des certitudes esthétiques, non pas des certitudes sociales et politiques. Dolent n'a rien à désavouer, devant le progrès de sa pensée, des coups donnés dans l'immédiat combat, jadis. Telle page d’Avant le Déluge, — où il n'a fait qu'un choix très réduit de ses écrits politiques, — le Dialogue des Trois-Valets, par exemple, est une merveille d'audacieux bon sens et ces valets-là sont des cousins germains de ce Landolet— un valet du Roman de la Chair — qui disait :

 « On n'écrira jamais de poëme sur les douceurs de la servitude, je le prévois ; ma foi, tant pis, la France n'aura jamais alors de poëme national. »

 Dès le temps de ces petits pamphlets, Dolent était épris des arts plastiques. C'est par eux que commença l'éducation de son esprit. Mais entre eux et les préoccupations ou religieuses ou sociales il a pu hésiter et ce mot d’Amoureux d'Art nous éclaire, à ce sujet : « Si je n'étais pas épris d'art je serais mystique. » Cela revient à dire que l'Art est la grande mysticité, que c'est Dieu que nous cherchons dans la Beauté : la religion suprême. « L'Art&nbsp,;» ajoute-t-il, deux lignes plus bas, « Musica sacra. » Il ne faut assurément pas entendre le mot « mystique » dans son sens général et philosophique : puisqu'on ne peut être artiste sans être mystique ; puisque les lois de l'harmonie des lignes, des tons, des sons, des inflexions délicieuses du vers et de la phrase, des rapports cachés entre la résonnance des syllabes et la note qui vibre dans la pensée qu'elles traduisent, puisque toutes ces correspondances — et bien d'autres ! — impliquent un essentiel mystère. — « Mystique » signifie donc ici religieux et, sans doute, chrétien.
 Cet aveu conditionnel et le souvenir du personnage de Patrice, intransigeant disciple de l'Evangile, nous indiquent, chez Dolent, le départ et l'arrivée.
 A un autre point de vue, voici encore les deux termes extrêmes.
 Dolent a laissé leur poétique aux Romantiques, mais il les a aimés. Dans Une volée de merles on lit des lignes éloquentes qui vengent M. Vacquerie — depuis, le poëte de Formosa — de la chute des Funérailles de l'honneur. Cette résurrection de la « poétique discutée » faisait de l'air parmi le lourd triomphe de l'Ecole du Bon Sens. Auguste Vacquerie, c'était un noble reflet de Victor Hugo. Les pièces bien faites — bien faites ? — ne valaient pas ces noblesses hardies et moins adroites, et Dolent disait :
 « Le froid logicien se sert de la passion ; le créateur exalté s'abandonne à elle : vivre d'amour, vivre de l'amour... Mettons Athalie et Marie Tudor dans le même palais. Rubens prouve Raphaël, Rude complète Pradier ; laissons l'artiste choisir son outil. Les hommes de 1830 avaient la fièvre, mais ils vivaient. Le champ dramatique est morne depuis qu'ils se taisent. On pleura de rage d'abord, on raille aujourd'hui : la douleur augmente. »
 Maintenant comme alors, celui qui applaudissait aux efforts beaux encore des derniers Romantiques les préférerait aux choses follement pondérées qui maintenant comme alors font prime dans les lieux subventionnés. Je ne crois pourtant pas qu'il soit prêt à maintenir Marie Tudor et Athalie dans le même palais, l'Amoureux d'art qui déclarait hier : « A distance, le Romantisme n'est plus qu'un décor éclatant. » C'est que sa pensée s'est toujours davantage élevée, quêtant toujours plus loin à la chasse sans trêve dans la forêt sacrée :
 « Je suis moins, toujours moins sensible aux efforts immédiats. J'aimais, j'aime toujours le beau fracas, l'aptitude à mettre les formes en action, le don de trouver l'accord des tons intenses. J'aime la belle matière ; mais ce qui me prend le plus fortement, c'est l'œuvre où l'artiste me mène plus loin que là où il s'arrête — où il paraît s'arrêter..... J'ai pris l'horreur, mieux, le dédain des choses circonscrites. Mon idéal : Vérités ayant la magie du Rêve. »
 Parti donc, selon les conseils de l'heure, des environs du Romantisme et d'un respect singulier pour le Mysticisme formulé, Dolent aboutit à ce Symbolisme où confluent nécessairement nos désirs de vérité et de beauté. Il a vu que les formes immédiates, loin de révéler, masquent, qu'on se leurre au mensonge des conventionnels cadres où les choses font semblant de se limiter, qu'il n'y a de poésie que dans l'atmosphère vague où la pensée solide et le modelé puissant se laissent deviner :


Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'indécis an précis se joint.....


a dit M. Paul Verlaine.
 Je ne crois pas, aujourd'hui, que Jean Dolent soit d'humeur à répéter ses jugements d'autrefois sur l'œuvre de Sainte-Beuve qui fit ce merveilleux livre, Volupté, et sur Barbey d'Aurevilly, — deux poëtes qui furent des premiers à faire entendre quelques-unes des vérités que nous proclamons maintenant : n'eussent-ils point parlé, peut-être nous tromperions-nous encore aux « choses circonscrites » ou serions-nous moins sûrs de trouver dans la vie « la magie du rêve »
 Aujourd'hui, les poètes aimés de Dolent sont Baudelaire, Villiers de l'Isle-Adam, Mallarmé, Verlaine. Il reste fidèle à Lamartine, à Châteaubriand, à Racine. En peinture, il s'arrêtait davantage autrefois au talent de Henner, de Vollon, de Jongkins. Autrefois il adorait les « Petits Maîtres » hollandais : il les aime ; son culte est pour les Primitifs. Parmi les maîtres vivants qui le passionnent : Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Rodin, Eugène Carrière. Je m'arrête avec joie à ce dernier nom et je m'associe à cette opinion de Dolent : « Eugène Carrière exprime ce que je sens ; il montre l'objet même de mes constantes tendresses. »
 Quelques-uns s'étonnent de la prédilection qui retient cet écrivain devant les œuvres plastiques. Peu s'en faut, oubliant l'initial respect que nous devons tous au libre choix de l'artiste, qu'on le mette en demeure de faire un choix définitif entre la littérature et la peinture.
 « Pourquoi je ne suis pas peintre ? » répond Dolent : « Le peintre ne voit qu'en soi. Il est bien que parmi ceux qui regardent, plusieurs regardent et voient. » Des circonstances particulières ont fait cette exquise initiation de son regard, ont donné cette direction à son esprit. Il débuta par une complète éducation picturale. Des souvenirs lui en restent. « Artiste, je voudrais peindre un homme ayant conscience d'injustes défaites. » Les œuvres d'art lui apparaissent à la fois comme un refuge et comme une intensité de double réalisation vitale : il y étudie le tempérament personnel du peintre et la vie même où le peintre a pris son thème, — puis il s'y repose de la vie. Car ce n'est pas le moindre prodige que réalise pour notre consolation perpétuelle la Beauté des lignes et des couleurs : elle sollicite notre esprit en nous promettant une révélation nouvelle du rêve de vivre et nous retient en nous faisant oublier au charme de ses infinies combinaisons les désirs que la vie trompe.
 Quoique Dolent réunisse sans doute, par un miracle dont la nature est avare, les conditions spirituelles et morales sans lesquelles la « critique d'art » est impossible, il n'a pas ambitionné ce titre de critique et je ne sais s'il en serait flatté. La critique d'art : est-ce chose possible ? est-ce chose utile ? A d'autres la réponse. — Je constate seulement que, d'un tableau dont Dolent a parlé, la critique proprement dite reste à faire, mais qu'elle n'ajouterait rien à ce qu'il a dit, parce qu'il en a exprimé d'un trait le sens esthétique et le sens vital. — Le sens vital autant que le sens esthétique, la vie à travers l'œuvre autant que la vie dans l'œuvre, voilà ce qu'il cherche et ce qu'il rend : c'est pourquoi il écoute dans la rue plus encore qu'il ne regarde aux musées.
 Il en est, à ce propos, qui, ne se reconnaissant pas — est-ce de la modestie ? — le droit d'être indulgents, lui reprochent de faire des livres de mots qui ne sont pas tous de lui (ainsi s'expriment ces aristarques) : l'auteur n'a que le mérite de les avoir entendus. — Il est pourtant bien naïf de le croire si vite, quand il nous propose sous des couleurs anonymes tel mot (5) auquel cette sorte de dromatique présentation a surtout l'avantage de suggérer un décor. Mais soit... Il fait donc ce que de mille manières nous faisons tous, car les livres nous sont, d'un geste ou d'un mot, dictés par des passants qui ne se doutent pas des confidences qu'ils nous ont faites. A ceux qui l'ignorent est-il bien utile d'apprendre qu'il s'établit, quand c'est un poëte qui écoute, entre lui et les parleurs, une occulte collaboration?  On parle entre hommes autrement qu'on ne parle devant des femmes : on parle devant les femmes autrement qu'on ne parle devant un poëte.



 « J'aime le livre fait pour les gens dédaigneux des décors et des comparses. »
 « Le livre que j'écris m'inquiète, le livre que j'écrirai me rassure. »
 « J'aime à lire à haute voix pour quelqu'un qui ne sait pas lire ; je m'applique. »
 « J'écris, non pour enseigner ; pour m'instruire. »
 « J'aime le chemin qui nous y mène. »

 « Si, de deux femmes qui m'écoutent, l'une rougit, l'autre pâlit, c'est de celle-ci que je me souviens. »
 « Je garde des lettres écrites au crayon, effacées, illisibles. »

(Amoureux d'Art.)



 Ces lignes indiquent bien dans leur état le plus récemment noté par lui l'idéal d'art de Jean Dolent et cette sensibilité aiguë, — non pas maladive, aiguisée d'une finesse qui lui interdit les prétextes secondaires, — qui est peut-être le caractère le plus saillant de cet artiste.
 Nulle part ailleurs, après L'Insoumis, on ne le trouvera mieux lui-même que dans cette Parade de la Dette, très dédaigneuse, en effet, « des décors et des comparses, » — imprimée, non encore publiée et qu'on espère bientôt relire dans le livre des Parades de Jean Dolent.
 Des difficultés rares, cherchées, vaincues, ces Parades ; des sortes de poétiques gageures. Peu de choses dites, assez pour qu'on devine tout, à condition d'écouter. C'est là par excellence que la comédie s'établit, selon le mot de M. de Banville, entre les acteurs et les spectateurs. On nous montre le but: comment va-t-on l'atteindre ? Voilà la vraie pièce; elle est dans le choix des moyens.
 Colonnis et Lagouette sont rentrés en scène. Ils vont faire la parade « pour dîner, » — pur prétexte ! Colonnis est l'auteur d'un livre inédit « La Dette, » où il a noté tous les moyens possibles d'emprunter, de ne pas prêter, ayant emprunté, de ne pas rendre, etc. Et c'est le maître en cette science cruelle qui défie Lagouette de lui emprunter le moindre ducaton. Voilà le sujet de la Parade. Lagouette accepte le défi et finit par emprunter à Colonnis tout ce que Colonnis possède — et ses bottes ! Après que d'adresse trompée, que de bassesses inutiles ! Colonnis avait oublié sa propre sensibilité, — inaccessible aux grossières feintes, mais toute livrée d'avance à de la noblesse imprévue : or, Lagouette s'était résigné à recevoir du pied au cul : mais, déjà en position, il se retourne : « Non ! pas cela ! » — furieux, les yeux brillants, le bon comédien ! Colonnis est ravi, sa vanité même trouve dans ce tour une louange : « On ne peut rester quelque temps mon ami sans prendre un peu de fierté, » et quand il s'aperçoit aux cyniques railleries de son vainqueur qu'il est joué, lui Colonnis, le vainqueur ordinaire, il se complait en artiste aux agréments de la pièce : « Colonnis riant. — Le traître ! »

 Dolent dit quelque part que sa modestie est feinte si son orgueil est simulé. Je ne crois l'un ni l'autre. On n'a pas tant de modestie sans beaucoup de réel orgueil, et qu'elle est peu moderne, cette modestie solitaire, en fuite de tout bruit s'enfermant en d'éternelles recherches d'harmonie, de perfection ! Mais quel orgueil celui-ci, qui attend sans impatience le reflet glorieux promis à l'œuvre faite dans la vie ! — une vie désenchantée peut-être de toute plus lointaine espérance.

Charles Morice.




 (1) Jean Dolent a publié jusqu'ici : Une volée de merles — livre de libre critique d'hommes et d'idées ; Le Roman de la Chair et L'Insoumis, romans ; Avant le Déluge, pamphlets et salons; Petit Manuel d'Art à l'usage des Ignorants, Le Livre d'Art des femmes, Amoureux d'Art (1873, 1877, 1888), livres d'art. Seront prochainement réunies en un volume Les Parades de Jean Dolent. Deux ont été imprimées : La Parade des Joueurs et La Parade de la Dette. — Un nouveau roman va paraître : Monstres.
 (2) Le Roman de la Chair parut avant L'Insoumis.
 (3) Plus tard, dans Amoureux d'Art, on lit : « Tout est un peu vrai. » Mais une Note corrige : « Non ! quelle porte ouverte aux neutres ! » Et le texte et la note donnent assez juste l'écart entre l'esprit, qui s'explique cette triste élasticité des certitudes, et le tempérament, qui ne s'y résigne pas.
 (4) « Un rêve est un fait. » Jean Dolent.
 (5) « On peut croire répéter des mots non entendus et qui sont vrais. » Jean Dolent.


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