L'Etat mixte

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Jean Dolent, « L'Etat mixte », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 19-23


L'ÉTAT MIXTE

Jean Dolent, ce Joubert, un peu de Belleville.

Louis Le Cardonnel.

I


 L'artiste vit dans la légitime férocité d'un égoïsme productif : des gens entrent, il touche des mains, dit : « Et vos travaux? » dit : « Et votre famille? » mais sans le savoir, sans le vouloir, il est seul; l'artiste ne s'interrompt jamais. Il n'a pas la sensation — du silence, — du bruit, — du froid,- du chaud, — du jour,— de la nuit. C'est l'état délicieux qui touche au rêve, l'état mixte, dans la rue, chez lui, chez nous. Il interroge les absents, répond à des voix que seul il entend; les figures rêvées effacent en relief les figures vivantes; les mots n'ont plus le sens ordinaire: « C'est un misérable! » cela veut dire : les valeurs de son tableau ne sont pas justes.

II


 Bracquemond: — « Callot ne sait pas dessiner, Holbein ne sait pas dessiner; il n'y a que les contours extérieurs, il n'y a pas les modelés! »
 D'un coin sombre surgit la voix d'un statuaire:
 — « Mercié, Chapu, c'est la suite de Dumont! »
 Une voix : — « Plusieurs se soûlent de ce qui nous grise. »
 Une autre voix : — « Des légumes beaucoup, peu de fruits, pas de fleurs. »
 Eugène Carrière dit à un jeune peintre qui devait venir: — « Dans votre tableau, rien n'est à sa place; mais le manche du couteau sur cette nappe peut permettre d'espérer. »
 Rodin se parle du buste de M. Henri Rochefort (attristé) : « Je n'ai pas pu rendre le satiné des pommettes. »
 Jean Dolent, au plafond s'adresse : — « Est un artiste celui qui subit sans faiblir cette décisive épreuve: je ferme un moment le livre du poète: Baudelaire, Villiers, Verlaine, et je lis dans l'œuvre du peintre; puis, des mêmes yeux, je reprends ma lecture. »
 Les voyageurs racontent dans le bruit : Jules Chéret parle aux Tiepolo de Venise; Raffaelli « n'est pas content de Michel-Ange. »
 Henner qui n'a plus le rude accent de sa belle province : — « La peinture est l'opposition de lumière et d'ombre. »
 Eugène Carrière se dit : « Ingres et Manet, cela s'arrange bien. »
 Une voix :— « Lisez ma nouvelle au Journal des Demoiselles : « Cette jeune fille avait les mains impudiquement nues.. » Je réagis. »
 - « Il devrait y avoir un grand peintre, dit Dalou, un grand sculpteur; les autres, des mains. »
 Rodin, exalté: — « Barye a trouvé une forme. »
 A ce moment personne ne demande à Vollon si le Rembrandt du Pecq est un Rembrandt, et il répond: — « Si c'était un Rembrandt, ça m'aurait fichu un coup! »
 La Barque de Delacroix donne à Besnard « une impression de froideur » .
 Eugène Carrière: — « La croix dans le ciel de l'Enterrement à Ornans... »
 Un distingué pastelliste, qui pare les murs des maisons riches, reste seul réfractaire à l'état mixte; il intervient en paroles conciliantes et clémentes. Ses œuvres sans allégresse rappellent ce rendez-vous d'amour où tous les deux arrivent en retard. A ses pastels il ressemble, et, pour ne pas l'estomper, on s'éloigne.
 Une voix : - « Dire un mot, faire un geste. C'est tout. »
 Dalou se confie à la bûche qui flambe : — « Le tableau auquel je pense le plus : Les Casseurs de pierres, de Courbet. »
 Eugène Carrière, loin du lieu, sans le vouloir, sans le savoir : — « Corot... Poussin... »

III


 Nous marchons. Le cheval blanc dans la nuit!
— Les cuivres au fond de la boutique, dans l'ombre douce! — Les cristaux du comptoir, si beaux dans la grande glace! La lanterne rouge du marchand de tabac! - La lampe de la petite vendeuse!

IV


 On s'arrête. Un sculpteur ornemaniste, cravate blanche, veste de velours ; de grands cheveux, de ces cheveux que l'on peigne moins souvent qu'on ne les frise. Il boit avec une femme qui pose dans les ateliers; se plaint de quelque chose. Elle ne répond que par des changements d'attitude — sans le savoir, sans le vouloir. Elle donne la pose de la Sapho de Pradier, — de la Junon de Falguière. Le coude engagé dans la mince étoffe d'un petit châle, elle pose la Polymnie. Cela s'apaise; ils se rapprochent, se rapprochent plus encore : que c'est joli sur le fond! Ils partent, et en sortant la femme se regarde l'épaule gauche, pour historier la ligne : ah joli!

V

Une fille de sept ans dort à demi dans les bras du père qui conte... Elle a demandé : « Beaucoup d'accidents ». Dans les beaux moments de l'histoire, on voit l'œil humide entre les paupières rapprochées de l'enfant.
 — « Rendre cela ! » dit Carrière.
 — Un ouvrier, fièrement : — « Mon petit, on lui ferait prendre tout ce que l'on voudrait dans du vin! »
 — Ah ! le beau geste glorieux inachevé !... .
 — Lettré de l’École du soir, je songe à exprimer loin des sévères Belles Lettres.
 — Nous sortons, passant dans de petites rues dont nous ne savons plus le nom, de bonne humeur, en gens pas bêtes et se portant bien, non pareils à ces hommes attristés qui dans leur œuvre semblent utiliser l'ennui d'une digestion lente. Deux filles passent, nous croisent, et, au moment de nous dépasser, la plus loin de nous regarde par dessus l'épaule de la fille qui nous sépare, de belles filles armées jusqu'aux dents, jusqu'aux yeux, pour l'amour; des filles aux générosités éparpillées. Passe Une, qui n'était qu'assez jolie, mais elle l'était extrêmement. Ah! la légère odeur de renfermé du corsage des filles pudiques! Pâle et rose. Rose, d'un rose — rose...

VI


 Je connais cet adorable état. Un soir, rentrant bien trop tard, je me rappelle avoir vu chez un petit marchand deux cartons à dessin, de ces cartons d'amateur dont le plaisant aspect m'est connu. Je me parle à très haute voix, sans le savoir, sans le vouloir : — « J'ai eu tort de ne pas entrer chez ce marchand, qui sait!... »
 J'entends la voix faible du marchand (oui, je l'entends!) — « C'est après un décès... un vieux monsieur du Grand-Montrouge. Voilà le carton des Espagnols. »
 Je regarde: — « Le Greco, Velasquez, Goya, mes peintres! » — « Voilà le carton des Italiens. » — « Botticelli, Vinci! Ah! une variante de la Joconde ! » Une tache de rouille au menton (je la vois!)
 Le marchand me dit : — « Il y a de bonnes choses. »
 Je frissonne.
 Le lendemain, je raconte à un ami, qui sourit — pâle.

VII


 — Partons-nous pour Londres?
 — Partons!
 Dans cet état, on est sans résistance contre le désir.
 Le lendemain : les Phidias de Britisch Museum, le xve siècle à National Gallery; et le soir, les jambes molles, les bras lourds, Carrière et Dolent, l'un tout près de l'autre extasiés, suivent du Pont de Londres, dans la Tamise, les dernières pâleurs du jour mourant...

Jean Dolent.


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