L’Afrique ouverte

De MercureWiki.
 
Louis Dumur « L'Afrique ouverte », Mercure de France, t. III, n° 21, septembre 1891, p. 172-176



L'AFRIQUE OUVERTE



 Je me préparais très sérieusement à concourir pour le prix de poésie de l'Académie Française.
 Dans ce but — et je prie de croire que la pureté de mes intentions était suprême — je m'étais résolu à réprouver formellement mes erreurs. J'étais décidé à me soumettre avec respect à l'esthétique actuellement en cours (ou en cour) à l'Académie et dans le grand public universitaire, à faire une œuvre que tous les bacheliers pussent lire, comprendre et admirer, dans laquelle ils retrouvassent, agréablement fatigués comme une belle salade romaine, des fragments de leurs auteurs favoris, des bribes de leurs anthologies de classe, les figures de style familières à leurs années de rhétorique, le tout baignant comme il faut dans cette sauce romantico-lyrique, pas trop poivrée, à la Louis-Philippe, qui constitue, pour les honnêtes gens, la caractéristique de la poésie moderne. Je venais donc de relire beaucoup de Hugo, pas mal de Lamartine, quelque peu de l'abbé Delille, pas trop de xviime siècle, pas du tout de xvime, mais du Henri de Bornier, du Déroulède, du Stéphen Liégeard, voire du Jean Aicard. J'étais tout à fait dans l'état mental requis. Je n'attendais plus que le sujet.
 L'autre jour, ouvrant un journal, je tombai sur l'information suivante :
 « Académie Française. — L'Académie a choisi hier le sujet de son prix de poésie pour le concours de 1893. C'est l'Afrique ouverte. »
 J'avoue qu'à cette nouvelle mont Pégase en eut les jambes coupées.
 Ah ! messieurs. j'étais prêt à tout. Plein d'une noble émulation, j'aurais traité avec un égal courage une Patrie en danger, un Gloria victis, une Fête de la Fédération, une Union des Arts et des Sciences sous la bannière du Bien ou une Apothéose de Victor Hugo: mais une Afrique ouverte?, cela me dépasse, ma poésie n'atteint pas à ces hauteurs vertigineuses, j'en reste démesurément baba.
 Que diable aussi peut-on dire sur l'Afrique ouverte? quels alexandrins aligner ? de quel enthousiasme orphique être saisi ? Je vois bien ce titre sur une composition d'économie politique, sur une dissertation historique, sur un mémoire diplomatique, mais en tête d'un poème il me fait l'effet d'une citrouille que tiendrait Apollon au lieu de lyre.
 Décidément, l'Académie va trop loin. Ce n'est pas parce qu'elle se dispose à recevoir M. Zola qu'il faut qu'elle se croie tenue à jouer de pareils tours aux poètes. En l'honneur de celui qu'elle attend, elle pourra, si elle le désir, fonder un prix de prose intensive: mais, pour l'heure, elle doit en rester aux termes des statuts qui l'obligent à fournir périodiquement aux nourrissons des muses des sujets qui soient dans les cordes de leurs luths.
 Les oreilles des poètes académiciens ne se sont-elles pas dressées d'horreur à l’ouïe d'un pareil thème proposé aux méditations de la partie éthérée du peuple français? Il faut croire qu'ils n'y ont pas autrement réfléchi : ils eussent été impardonnables d'avoir laissé passer cette énormité. Chez M. Leconte de l'Isle, ces deux mots auront vaguement évoqué un troupeau d’éléphants batifolant au milieu des palmiers. M. Coppée aura vu bimbeloter devant ses yeux l'étalage de quelque bazar marocain ou frétiller l'intérieur de quelque café maure. Quant à M. Sully-Prudhomme, il est d'habitude trop loin de l'Afrique,,ouverte ou fermée, pour que ces syllabes étranges aient rien pu lui suggérer. Je n'accuserai donc aucun de ces trois messieurs, sinon d'une indifférence pas trop olympienne à l'endroit de leurs jeunes et infortunés confrères.
 Mais il y a évidemment parmi les Quarante un épouvantable farceur.
 Qui est-ce?
 Il ne faut pas chercher dans le parti des ducs. Les ducs s'occupent fort peu de poésie, et ils professent vraisemblablement pour l'Afrique un mépris frisant l'impertinente. Les auteurs dramatiques me semblent également devoir être éloignés de tout soupçon. J'en dirai autant des romanciers. Le seul Loti aurait été capable... Mais, élu d'hier, il n'a guère pu collaborer à cette trouvaille abracadabrante. Les normaliens seraient assez louches : l'Université est coutumière de ces majestueux coq-à-l'âne, à la fois phénoménanaux et poncifs, dont on assomme les élèves béants avec l'espoir de leur fertiliser l'esprit. Cependant, le caractère vraiment par trop contemporain de cette Afrique ouverte défie toute connivence de M. Gaston Boissier ou de M. Gréard. Ils n'auraient jamais imaginé et encore moins osé l'Afrique ouverte. Non : il faut, sans hésiter, s'abattre sur une des âmes errantes de l'Académie : j'entends, par cette expression, ceux qui y sont sans en être et qui, pour montrer qu'ils y sont, font encore plus de bruit que ceux qui en sont. On pourrait d'abord suspecter M. l'amiral Jurien de la Gravière : l'Afrique rentre dans ses attributions. Mais il y a quelqu'un d'autre, pour qui l'Afrique ouverte équivaut presque à une glorification personnelle. Is fecit cut prodest : il n'y a pas de doute, c'est M. de Freycinet qui est l'instigateur de ce prodigieux concours. Quoiqu'il n'ait pas encore prononcé son discours de réception, on sent déjà — jusqu'en poésie ! — la main de celui sous le gouvernement duquel le continent noir fut partagé entre les nations de l'Europe.
 Et maintenant, à vous, poètes, faites aussi consciencieusement que possible votre métier de petits Virgiles vis-à-vis de ce petit Auguste.
 Les concours de poésie vont devenir sans doute très divertissants — pour la galerie — si l'Académie persévère à en faire édicter le sujet par ses membres irréguliers, par ceux qui, je ne dirai pas : n'ont jamais fait un vers, mais n'ont jamais écrit une page de prose artistique.
 On verra, dans un avenir prochain, M. Bertrand mettre au concours : Les beautés de l'hypothénuse;
 M. Pasteur : Le barbet rébarbatif ;
 M. Léon Say : L'Art... gent;
 M. Jurien de la Gravière, ci-dessus nommé : L'hélice poétique (ne pas lire les lices);
 M. Hervé : Le Soleil (ne pas confondre avec l'astre du jour);
 M.. Ollivier : Jadis et Naguère ,(toujours ne pas confondre);
 Et, après l'Afrique ouverte, M. de Lesseps donnera certainement : l'Amérique ouverte.
 On m'objectera peut-être que M. de Lesseps est poète. Il est vrai qu'il a composé autrefois un vers. Ce vers l'a même fait joliment Suez. Mais quand il s'est agi de composer le second, il n'a jamais pu le faire rimer.
 Si l'Académie Française, en proposant le sujet du concours de poésie, a cru compenser ce lui manquait de poétique parce qu'il semblait présenter de patriotique, on tombe du Charybde de l'étonnement dans le Scylla de l'effarement. L'Académie serait-elle subitement devenue anglaise ou allemande ? Car, il n'y a pas à tortiller, c'est bel et bien au profit des Anglais et des Allemands que le fameux partage s'est opéré. La France a tout au plus réussi à se faire confirmer la possession des territoires qu'elle occupait déjà. Je me trompe : on lui a fait entrevoir le Sahara comme fiche de consolation. A la gloire donc de l'Angleterre et de l'Allemagne! Je ne vois pas moyen de traiter le sujet autrement. A moins que, horresco referens, l'Académie n'ait voulu jouer une bien bonne aux Italiens! Ou que, mais ceci partirait vraiment d'un bien mauvais naturel, elle n'ait désiré narguer ces pauvres Portugais dans leur malheur!
 Et avec tout cela, les difficultés s'amoncellent. On chipote pour le moindre petit bout de grève, on se conteste des contrées où pas un blanc n'a encore mis le pied, on bataille pour des lacs, des fleuves, des montagnes dont on n'est même pas sûr géographiquement, il y a déjà des incidents de frontière sur des frontières qui n'existent pas. Et la suppression de la traite, n'est-ce pas une des plus énormes escobarderies du siècle? Les nations s'assemblent en congrès antiesclavagiste, et, lorsqu'il s'agit de prendre les mesures conformes aux décisions, les uns se dérobent pour n'avoir pas à interrompre leur petit trafic d'armes à feu et de boissons alcooliques, les autres pour ne pas devoir tolérer la visite de leurs navires! Quand ce n'est pas sale, c'est triste: on y meurt des fièvres et les voyageurs y sont mangés par les cannibales. Ah! c'est du joli l'Afrique ouverte! .
 Ce qui sera encore plus joli, et ce qui ne ratera pas, c'est qu'en 1893 lors du jugement du concours, il y aura un tel grabuge, tellement de sang versé, tellement d'injustices commises, une guerre ouverte déchaînée peut-être entre des peuples européens, piliers de la civilisation, pour quelques misérables défenses d'éléphant, que l’Afrique sera devenue une véritable honte. Voyez-vous la tête du poète glorificateur et les Quarante du corps qui aura ordonné et devra couronner cette apologie?
 Messieurs de l'Académie, prenez garde à la politique, c'est traître!
 Quoique le ton de cet article ne soit pas aussi sérieux qu'il le faudrait, je ne voudrais pas qu'on me supposât capable de monter le coup — oh! bien petit et de bien loin! — aux Immortels. Nous ne sommes pas de la génération précédente, où il était de mise de dauber l'Académie, quitte à se faire pardonner plus tard ces irrespects, lorsque l'ambition prenait d'y entrer. D'une race moins enfantine que nos devanciers romantiques ou naturalistes, nous n'avons pas comme eux la Fronde dans le sang. Graves, posés, sages, mûris par le siècle sinon par l'âge, nous nous abstenons des plaisanteries faciles et des rodomontades juvéniles; nous ne nous amusons point à tous ces bruits superficiels où se complurent nos aînés. Nos mœurs sont paisibles; nous ne tenons plus à ébouriffer le bourgeois: nous nous contentons de l'ignorer. Il n'y a en nous nul besoin de nous distinguer du public honnête et bien élevé autrement que par la vie intérieure. Les gilets rouges et les chevelures ont cessé d'être un signe de ralliement. Nous nous habillons correctement, et, lorsque nos moyens nous le permettent, nous poussons volontiers jusqu'à l'élégance. S'il y a encore parmi nous quelques incorrigibles bohèmes, soyez sûrs qu'ils sont plus proches de la cinquantaine que de la trentaine et qu'ils ont un pied, sinon les deux, dans le Parnasse. L'Académie n'a donc pas à se méfier de nos intentions. Au contraire! Nous autres, nous sommes envers elle pleins de déférence : nous voyons en elle la première compagnie littéraire du monde, nous l'admirons lorsqu'elle est admirable, et nous ne demandons pas mieux que de l'admirer le plus souvent possible. Aussi, lorsqu'elle se livre à des élections douteuses, ou qu'elle fait preuve, comme en cette occasion-ci, de mauvais goût, nous nous en attristons plus que nous n'en rions.
 Nous sommes surtout fâchés que l'Académie ne tienne aucun compte de nous, qu'elle feigne de ne pas connaître notre existence, qu'elle nous mette dédaigneusement de côté, comme si, par l'esprit, nous n'étions pas, en réalité, plus près d'elle que n'importe laquelle des écoles auxquelles elle fait maintenant des avances. Qu'elle lise nos livres, elle s'en rendra compte.
 Ce que nous nous croyons, au moins, en droit d'exiger, c'est qu'elle ne nous nargue pas si injurieusement par des manifestations déconcertantes du genre de ce malencontreux choix de sujet, choix qui témoigne ou qu'elle n'a aucune notion quelconque des tendances idéalistes et abstraites de la poésie actuelle, ou qu'elle veut écarter systématiquement de ses concours tous les poètes capables, à l'heure qu'il est, de mettre quatre vers debout.

Louis Dumur.



Outils personnels