L’Araignée de Cristal

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Rachilde, « L'Araignée de Cristal », Mercure de France, t. V, n° 31, juin 1892, p. 147-155


L'ARAIGNÉE DE CRISTAL

A Jules Renard.


 Un grand salon dont une des trois fenêtres s'ouvre sur une terrasse remplie de chèvrefeuille. Nuit d'été très claire. La lune illumine toute la partie où se trouvent les personnages. Le fond reste sombre. On entrevoit des meubles de formes lourdes et anciennes. Au centre de cette demi-obscurité, une haute glace psyché de style, empire, maintenue de chaque côté par de longs cols de cygnes à becs de cuivre. Un vague reflet de lumière sur la glace, mais, vu de la terrasse éclairée, ce reflet ne semble pas venir de la lune, il parait sortir de la psyché même comme une lumière qui lui serait propre.

 la mère : 45 ans, des yeux vifs, une bouche tendre; c'est une figure jeune sous des cheveux gris. Elle porte une élégante robe d'intérieur noire et une mantille de dentelles blanches. Voix sensuelle.

 l'épouvanté : 20 ans. Il est maigre, comme flottant dans son négligé de coutil blanc pur. Sa face est terreuse, ses yeux sont fixes. Ses cheveux noirs plats luisent sur son front. Il a les traits réguliers rappelant la beauté de sa mère, à peu près comme un homme mort peut ressembler à son portrait. Voix sourde et lente.

 Les deux personnages sont assis devant la porte ouverte.



 la mère : Voyons, petit fils, à quoi penses-tu ?
 l'épouvanté : Mais... à rien, mère.
 la mère (s'allongeant dans son fauteuil): Quel parfum, ce chèvrefeuille ! Sens-tu ? Ça vous grise. On dirait une de ces fines liqueurs de dame...(Elle fait claquer sa langue).
 l'épouvanté : Une liqueur, ce chèvrefeuille ? Ah ! ... oui, mère.
 la mère : Tu n'as pas froid, j'espère, de ce temps-là ? Et tu n'as pas la migraine ?
 l'épouvanté: Non, merci, mère.
 la mère : Merci quoi ? (Elle se penche et le regarde attentivement.) Mon pauvre petit Sylvius ! Avoue-le donc, ce n'est pas gai de tenir compagnie à une vieille femme. (Humant la brise) Quelle douce nuit! C'est inutile de demander les lampes n'est-ce pas? j'ai dit à François d'aller se promener, et je parie qu'il court le guilledou avec les bonnes. Nous resterons ici jusqu'au moment où la lune tournera... (Moment de silence. Elle reprend gravement) Sylvius, tu as beau t'en défendre, tu as un chagrin d'amour. Plus tu vas, plus tu maigris...
 l'épouvanté: Je vous ai déjà déclaré, mère, que je n'aimais. personne que vous.
 la mère (attendrie) : Cette bêtise ! Voyons, si c'est une fille de princesse, nous pourrions-nous l'offrir tout de même. Et si c'est une maritorne, pourvu que tu ne l'épouses pas...
 l'épouvanté: Mère, vos taquineries m'enfoncent des aiguilles dans le tympan.
 la mère : Et si c'est la dette, la grosse dette, hein ? Tu sais que je puis la payer
 l'épouvanté: Encore la dette ! Mais j'ai plus d'argent que je ne peux en dépenser.
 la mère (baissant le ton et rapprochant son fauteuil): Alors tu ne vas pas te fâcher, Sylvius ? Dame ! Vous autres hommes, vous avez des secrets plus honteux que des mauvaises passions et des dettes... J'ai résolu de me mêler de tout... tu m'entends ? Si celui qui est ma propre chaire était malade... eh bien (finement) nous nous soignerions...
 l'épouvanté (avec un geste de dégoût): Vous êtes folle, ma mère.
 la mère (avec emportement): Oui, je commence en effet à croire que je perds la tête rien qu'à te regarder.(Elle se lève) Est-ce que tu ne t'aperçois pas que-tu me fais-peur ?
 l'épouvanté (tressaillant): Peur !
 la mère (revenant et se penchant sur lui, câline): Je n'ai pas voulu te peiner, mon Sylvius ! (Un temps, puis elle se relève, et, avec véhémence) Oh ! quelle. est la gueuse qui m'a pris mon Sylvius ? Car il y une gueuse, c'est certain...
 l'épouvanté (haussant les épaules) : Mettons-en plusieurs, si cela vous convient, ma mère.
 la mère (demeurant debout et semblant se parler à elle-même): Où bien un vice effroyable, un de ces vices dont nous ne nous doutons même pas, nous, les femmes honnêtes. (Elle s'adresse à lui.) Depuis que tu es ainsi, je lis des romans pour essayer de te deviner, et je n'ai rien découvert encore que je ne sache déjà.
 l'épouvanté : Oh ! je m'en doute.
 la mère: C'est décidé ! Demain nous inviterons des femmes, des jeunes filles. Tu reverras Sylvia, ta cousine. Tu la suivais jadis comme un toutou, et elle est devenue charmante ; un brin coquette, par exemple, mais si curieuse avec ses imitations de toutes les cantatrices en vogue ! ... Oh ! mon chéri, la femme, ce doit être la seule préoccupation de l'homme. Puis l'amour vous fait beau ! (Elle lui caresse le menton.) Tu pourras redemander la glace de ton cabinet de toilette !...
 l'épouvanté (se dressant avec un geste d'effroi): La glace de mon cabinet de toilette ... Mon Dieu ! des femmes, des jeunes filles, des créatures qui ont toutes au fond des yeux des reflets de miroirs.. Ma mère ! Ma mère ! Vous voulez me tuer...
 la mère (étonnée): Quoi ! Encore des idées à propos des miroirs ! C'est donc sérieux, cette manie ? Ma parole, il a fini par s'imaginer qu'il était laid. (Elle rit.)
 l'épouvanté (jetant,un regard furtif derrière lui, du côté de la Psyché que la lune éclaire lointainement) : Maman, je vous en prie, abandonnons cette discussion. Non, mon physique n'est pas en jeu... Il y a des causes morales... Mon Dieu ! Vous voyez bien que j'étouffe !.. Est-ce que vous comprendriez !.. Oh ! depuis huit jours c'est une persécution incessante ! Vous m'accablez ! Non, je ne suis pas souffrant !... J'ai besoin de solitude, voilà tout. Invitez tous les miroirs qu'il vous plaira, et accrochez au mur toutes les femmes de la terre, mais ne me chatouillez pas pour me faire rire... Ah ! c'est trop, c'est trop!.. (Il retombe sur son fauteuil.)
 la mère (l'entourant de ses bras): Tu étouffes, Sylvius, à qui le dis-tu ? Moi, je meurs de chagrin de te voir cette mine taciturne ! Un bon mouvement, je suis capable de te comprendre, va... puisque je t'adore !.. (Elle l'embrasse.)
 l'épouvanté (avec explosion): Eh bien ! oui, là, j'ai peur des miroirs, faites-moi enfermer si vous voulez ! (Moment de silence.)
 la mère (avec douceur): Nous enfermerons les miroirs, Sylvius.
 l'épouvanté (lui tendant les mains): Pardonnez-moi, mère, je suis brutal. Sans doute, j'aurais dû parler plus tôt, mais c'est un supplice que de songer qu'on va se moquer de vous. Et cela ne peut guère se dire en deux mots... (Il passe les mains sur son front.) Mère, que voyez-vous quand vous vous regardez ? (Il respire avec effort.)
 la mère : Je me vois, mon Sylvius (Elle se rassied tristement et hoche la tête), je vois une vieille femme! Hélas !..
 l'épouvanté (lui jetant un regard de commisération): Ah ! Vous n'avez jamais vu là-dedans que vous-même ? Je vous plains! (S'animant.) Et moi, il me semble que l'inventeur du premier miroir dut devenir fou d'épouvante en présence de son œuvre ! Donc, pour vous, femme intelligente il n'y a dans un miroir que des choses simples ? Dans cette atmosphère d'inconnu, vous n'avez pas vu se lever soudainement l'armée des fantômes ? Sur le seuil de ces portes du rêve, vous n'avez pas démêlé le sortilège de l'infini qui vous guettait ? Mais c'est tellement effrayant, un miroir, que je suis ahuri, chaque matin, de vous savoir vivantes, vous, les femmes et les jeunes filles qui vous mirez sans cesse !.. Mère, écoutez-moi, c'est toute une histoire, et il faut remonter loin pour découvrir la cause de ma haine contre les glaces, car je suis un prédestiné, j'ai été averti dès mon enfance..:. J'avais dix ans, j'étais là-bas, dans le pavillon de notre parc, tout seul, et, en présence d'un grand grand miroir qui n'y est plus depuis longtemps, je feuilletais mes cahiers d'écolier, j'avais un pensum à écrire'. La chambre close, aux rideaux tirés, me faisait l'effet d'une demeure de pauvres; elle se meublait de chaises de jardin toutes rongées d'humidité, d'une table couverte d'un tapis sale et troué. Le plafond suintait, on entendait la pluie qui claquait sur un toit de zinc à moité démoli. La seule idée de luxe était éveillée par cette grande glace, oh ! si grande, haute comme une personne ! Machinalement, je me regardais. Sous la limpidité de son verre, elle avait des taches lugubres. On eût dit, s'arrondissant à fleur d'une eau immobile, des nénuphars, et plus loin, dans un recul de ténèbres, se dressaient des formes indécises qui ressemblaient à des spectres se mouvant à travers le ruissellement de leur chevelure vaseuse. Je me rappelle que j'eus, en me mirant, la sensation bizarre d'entrer jusqu'au cou dans cette glace comme dans un lac limoneux. On m'avait enfermé à clé, j'étais en pénitence et il me fallait ainsi, bon gré mal gré, rester dans cette eau morte. A force de fixer mes yeux sur les yeux de mon image, je distinguai un point brillant au milieu de ces brumes, et en même temps je perçus un léger bruit d'insecte venant de l'endroit où je voyais le point. Très insensiblement ce point s'irradia en étoile. Il pétillait comme une fulguration vivante au sein de cette atmosphère de sommeil, il bruissait pareil à une mouche contre une vitre. Mère! je voyais et j'entendais cela ! Je ne rêvais pas le moins du monde. Pas d'explication possible pour un gamin de dix ans, pas plus que pour un homme, je vous assure ! Je savais qu'au pavillon attenait un hangar où l'on serrait les outils de jardinage ; mais il n'était pas habité. Je me disais que, probablement, quelque araignée d'une espèce inconnue allait me sauter à la face, et, stupide, je demeurais là, les bras figés le long du corps. L'araignée blanche avançait toujours; elle devenait un jeune crabe à carapace d'argent, sa tête se constellait d'arêtes éblouissantes, toujours ses pattes s'allongeaient sur ma tête réfléchie, elle envahissait mon front, me fendait les tempes, me dévorait les prunelles, effaçait peu à peu mon image, me décapitait. Un moment je me vis debout, les bras tordus d'horreur, portant sur mes épaules une bête monstrueuse qui avait l'aspect sinistre d'une pieuvre! Je voulais crier; seulement, comme il arrive dans tous les cauchemars, je ne le pouvais pas. Je me sentais désormais à la merci de l'araignée de cristal, qui me suçait la cervelle ! Et elle continuait à bruire, d'un bourdonnement de bête qui a l'idée d'en finir une bonne fois avec un ennemi.... Tout à coup, la grande glace éclata sous la pression formidable des tentacules du monstre, et toute cette fiction s'écroula en miettes étincelantes dont l'une me blessa légèrement à la main. Je poussai des cris déchirants et je m'évanouis... Quand je fus en état de comprendre, notre jardinier, qui avait pénétré dans ma prison pour me rassurer, me montra le vilebrequin dont il se servait, de l'autre côté de la muraille, à seule fin de planter un énorme clou! Le mur percé, il avait également percé la glace, ne se doutant de rien, poursuivant son travail qu'accompagnait le grincement de l'outil. Ma blessure n'était pas grave... Le brave homme craignait des scènes... et je promis de me taire... A partir de ce jour, les miroirs m'ont singulièrement préoccupé, malgré l'aversion nerveuse que j'éprouvais pour eux. Ma courte existence est toute moirée de leurs sataniques reflets. Et après le premier heurt physique, j'ai reçu bien d'autres chocs spirituels... Ici, c'est le souvenir grotesque de la tête que j'avais sous les lauriers du collège. Là, c'est la transparente photographie de mes péchés de libertin... Il y a un mystère dans cette poursuite du miroir, dans cette chasse à l'homme coupable dirigée contre moi seul! — (Il rêve un moment, puis reprend, s'animant de plus en plus) Contre moi seul?... Mais non ! Croyez-le, mère, ceux qui voient bien sont aussi épouvanté que moi. En somme, sait-on pourquoi ce morceau de verre qu'on étame prend subitement des profondeurs de gouffre... et double le monde ? Le miroir, c'est le problème de la vie perpétuellement opposé à l'homme ! Sait-on au juste ce que Narcisse a vu dans la fontaine et de quoi il est mort?...
 la mère (frissonnant): Oh! Sylvius! Tu m'effrayes, maintenant. Ce ne sont donc pas des contes à dormir debout que tu me fais ? Est-ce que... sincèrement, tu penses à ces choses?
 l'épouvanté : Mère, oseriez-vous, à cette heure, vous aller regarder dans une glace ?
 la mère (se retournant vers le fond du salon et très troublée): Non ! Non ! Je n'oserais pas... Si nous allumions une lampe...
 l'épouvanté (la forçant à se rasseoir et ricanant): Là... je savais bien que, vous aussi, vous auriez peur ! Tout à l'heure vous y verrez très clair ! Pourquoi vous obstinez-vous, femme, à peupler nos appartements de ces cyniques erreurs qui font que je ne puis jamais, jamais être seul ? Pourquoi me lancez-vous à la tête cet homme-espion qui a l'habileté de pleurer mes larmes ? J'ai vu, un soir que je vous mettais une pelisse de fourrure sur les épaules en sortant d'un bal, j'ai vu dans un miroir sourire voluptueusement une dame qui vous ressemblait, ma mère !... Un matin que j'attendais ma cousine Sylvia, me morfondant derrière sa porte, un bouquet d'orchidées à la main, j'ai vu cette porte s'entrebâiller sur une glace immense où se reflétait une belle fille nue à la pose provocante !... Les glacés, ma mère, sont des abîmes où sombrent à la fois et la vertu des femmes et la tranquillité des hommes.
 la mère : Tais-toi ! je ne veux plus t'écouter.
 l'épouvanté (lui saisissant le bras et se levant): Mère, avez-vous rencontré les glaces raccrocheuses qui vous happent au passage dans les rues des grandes villes ? Celles qui vous tombent dessus brusquement comme des douches ? Les glaces des devantures entourées de cadres odieusement faux, comme le sont de fards et de stras les créatures à vendre ? Les avez-vous vues vous offrir leurs flancs rayonnants où tous les passants se sont successivement couchés ? Les infernaux miroirs ! Mais ils nous harcèlent de tous les côtés ! Ils surgissent des océans, des fleuves, des ruisseaux! En buvant dans mon verre, je constate mes hideurs. Le voisin qui croit n'avoir qu'un ulcère en a toujours deux !... Les miroirs, c'est la délation personnifiée , et ils transforment un simple désagrément en un désespoir infini. Ils sont dans la goutte de rosée pour faire d'un cœur de fleur un cœur gonflé de sanglots. Tour à tour pleins de menteuses promesses de joie ou remplis de secrets honteux (et stériles comme des prostituées), ils ne gardent ni une empreinte, ni une couleur. Si devant le miroir que je contemple elle a glissé aux bras d'un autre, C'est toujours moi que je vois à la place de l'autre ! (Furieux.) Ils sont les tortureurs scandaleux qui demeurent impassibles, et cependant, doués de la puissance de Satan, s'ils voyaient Dieu, ma mère, ils seraient semblables à lui !...
 la mère (d'un ton suppliant): Sylvius! la lune est à l'angle du mur. Va chercher une lampe, je veux y voir...
 l'épouvanté (d'une voix redevenue sourde): Oh ! je vous dis ces choses parce que vous m'y forcez ! Je n'ai vraiment aucune qualité pour devenir le révélateur funeste, mais il est bon que les femmes aveugles apprécient, par hasard, l'épouvantable situation qu'elles font aux hommes qui voient, même dans les ténèbres. Vous installez somptueusement chez nous ces geôliers impitoyables, il nous faut les supporter pour l'amour de vous. Et en échange de notre patience ils nous soufflètent de notre image, de nos vilenies, de nos gestes absurdes. Ah ! qu'ils soient maudits au moins une fois, vos doubles! Qu'ils soient maudits, nos rivaux! Il y a entre eux et vous un pacte diabolique. (D'un accent désolé.) As-tu remarqué, par quelque matin d'hiver neigeux, ces oiseaux tournoyants au-dessus du piège qui scintille et leur fait croire à un miraculeux monceau d'avoine d'argent ou de blé d'or ? Les as tu-vus, comme ils tombent, tombent, un à un, du haut des cieux, les ailes meurtries, le bec sanglant, les yeux pourtant encore éblouis par les splendeurs de leur chimère! Il y a le miroir aux alouettes et il y a le miroir aux hommes, celui qui est à l'affût au détour dangereux de leur existence obscure, celui qui les verra mourir le front collé au cristal glacé de son énigme...
 la mère (se cramponnant à lui): Non! Assez! je souffre trop! Ta voix me tue! L'angoisse me serre la gorge. Tu n'as donc pas pitié de ta mère, Sylvius? J'ai voulu savoir, j'ai eu tort. Pardon! Va chercher les lampes, je t'en supplie! (Elle se met à genoux, joint les mains) Je suis connue paralysée...
 l'épouvanté (chancelant) :Je crains, moi, le miroir caché dans l'ombre, votre grande psyché, ma mère...
 la mère (exaspérée) : Lâche! Est-ce que je n'ai pas encore plus peur que toi! M'obéiras-tu,à la fin!
 l'épouvanté (se redressant, hors de lui): Eh bien soit! je vais vous chercher la lumière!
 (Il s'élance avec rage, dans la direction de la psyché, derrière laquelle se trouve la porte du salon. Un instant, il court au milieu d'une nuit profonde.... Tout à coup, la bousculade terrible d'un meuble énorme, le bruit sonore d'un cristal qui se brise et le hurlement lamentable d'un homme égorgé...)

Rachilde


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