La Chanson de Camille

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Jean Court, « La Chanson de Camille », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 56-60.


LA CHANSON DE CAMILLE
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CAMILLE AUX YEUX CLAIRS
Camille aux yeux clairs, ô Camille m'amie,
Pourquoi donc rêver, pourquoi rêver sans fin?
Si ton cœur, Camille, ne sommeille mie,
Aventurons-nous au hasard du destin.
Ma chère, tes yeux réfléchissent la grâce
D'un parc que caresse un soleil indulgent
Et qui s'émerveille quand la brise passe
Dans les hauts bouleaux au feuillage d'argent.


 Camille aux yeux clairs ferma le Livre des Merveilles, et d'un geste lent, presque à regret, abaissa les deux Gryphons du fermail. En s'agrafant, les plaques de précieux métal vibrèrent longuement et douloureusement; elles vibrèrent comme deux cygnes blessés à mort, et le Livre fut scellé pour l'éternité des Temps.
 Camille aux yeux clairs quitta la cathèdre d'or et d'ivoire où, durant les heures magnifiques, elle s'accoudait pour les adolescentes rêveries brochées d'extases. Un palpitement d'ailes frémit dans les plis des rideaux, et, lorsqu'elle ouvrit le vitrail orfévri que nulle main profanatrice n'avait encore souillé d'un attouchement, les oiseaux familiers qui naguères la baisaient aux lèvres et picoraient sa chevelure, les fabuleux oiseaux de songe s'abattirent sur les dalles, les ailes grand'ouvertes, et moururent.
 Mais elle ne vit point leur agonie.
 Fascinée par la jeune aurore dont elle contemplait pour la première fois les mousselines et les moires, Camille aux yeux clairs, penchée sur la balustrade, rêvait un rêve plus beau que les plus beaux rêves inscrits au Livre des Merveilles.
 ... Des vapeurs roses flottaient sur le ciel, sur le ciel d'un vert pallide et pur comme un ciel de missel. Des ondes blanches, si légères, qu'elles s'évanouissaient presque dans la viride tonalité du large, passaient lentes et flottantes, semblables à des tuniques de Séraphins, et, à l'horizon frangé d'orfroi d'or et d'argent, se discernaient de miraculaires cités aux floraisons surnaturelles...
 L'âme de Camille aux yeux clairs vogua longtemps à la dérive sur le vert pallide et pur, au fil du ciel. Et quand elle se retourna, transfigurée, elle n'eut pas même un geste d'apitoiement pour les grands oiseaux de Songe dont les plumes omnicolores frémissaient sur les dalles, à la merci des brises cruelles.
 D'un ultime et dédaigneux regard elle enveloppa l'asile clément des naïves joies, des chimériques joies désormais abrogées, brusquement déchira la haute tenture qui masquait la porte et s'évada dans le printemps grêle, les mains en avant projetées.
 La lampe vigilante qui saignait auprès de la Sainte-Marie aux pieds fleuris de roses s'éteignit pour jamais, et, au dehors, les grands acacias balancèrent leurs branches, solennellement, en signes d'adieux.

CAMILLE AUX YEUX TRISTES
Camille aux yeux tristes, ô triste Camille,
Pourquoi donc pleurer, pourquoi pleurer ainsi?
Pleures-tu les fleurs que fauche la faucille
Du vieux moissonneur, sans trêve ni merci?
Ma chère, tes yeux ont les funèbres charmes
D'un lac envahi par la flore des eaux,
Et j'y vois, hélas! douce Dame-des-Larmes,
Bien des cœurs pendus aux flexibles roseaux.


 Camille aux yeux tristes sanglota plus fort. Elle sanglota plus fort et dit:
 «. Ma robe de printemps s'est lacérée aux épines malfaisantes des rosiers, et maintenant me voici nue et sans égide sous l'âpre soleil d'été.
 « Sur le chemin de Joie — chemin de Douleur — où j'allais naïve et frêle en contemplant les lumineuses paraboles des ciels bénéfiques, en écoutant les matutinales alouettes et les rossignolets de nuit, de malignes mains semèrent les orties et les ronces et creusèrent d'imprévus précipices.
 « Sur le chemin de Joie — chemin de Douleur — où je cueillais pour m'en faire un sceptre les grands lys impérieux, j'ai rencontré d'audacieux soudards qui brisèrent ma couronne, me dépouillèrent de mes joyaux et me battirent de verges violemment; j'ai rencontré de jeunes pages aux yeux de clairs miroirs qui, après s'être prosternés avec des gestes de lévites devant mon illusoire beauté, l'ont tournée en dérision; j'ai rencontré — oh! j'ai surtout rencontré — de fiers cavaliers qui jurèrent sur la Croix de leur épée de m'emporter pour la vie au galop de leur monture, et qui pourtant m'abandonnèrent sans remords après quelque hasardeuse chevauchée.
 « Par ainsi, j'ai connu la Brutalité, l'Hypocrisie, la Trahison; et maintenant me voici nue et sans égide sous l'âpre soleil d'été!
 « Aux sept carrefours de la route, j'ai vu sept Tavernes dont les portes de fer étaient marquées de sceaux qui en condamnaient l'approche. Pourtant, de lassitude et de désespoir, j'ai franchi les seuils défendus.
 « Je suis entrée, je me suis attablée, et, pour calmer ma fièvre, à grands flots j'ai bu des vins noirs et capiteux.
 « Mais tandis que je buvais ces breuvages d'enfer, d'épouvantables chauves-souris, surgies de l'ombre complice, vinrent frôler mon visage, et les outres tombées de mes mains se tarirent avant que fut ma soif apaisée!
 « Je sortis en hoquetant de dégoût, et maintenant me voici nue et sans égide sous l’âpre soleil d'été, car je suis la Veuve, l'inconsolable, l'éternelle Veuve de mon Rêve aboli! »
 Ayant dit, Camille aux yeux tristes regarda longuement le dur chemin qui poudroyait à l'infini parmi des sites engourdis en l'horreur d'une séculaire malédiction.
 Les rais obliques d'un fauve soleil léchaient les blanches corolles si férocement qu'elles saignaient et pantelaient sous ces meurtrissantes caresses; les arbres déchevelés gémissaient en sourdine de funèbres litanies, tandis que sur les hautes collines d'ocre, où flamboyaient les torches crépusculaires, passaient, passaient interminablement de grands sarcophages d'or emmi les bannières de deuil effiloquées et tordues par le vent du soir.
  Au pied d'un vieux sycomore, dont la ramée dépouillée s'enlevait en gestes d'épouvante, une flaque marécageuse reflétait un quartier de ciel écarlate virgulé d'un envol de corbeaux.
 Et cette plaque sanglante et clignotante semblait l’Âme du Paysage.


CAMILLE AUX YEUX MORTS
Camille aux yeux morts, ô Camille fanée
Pourquoi donc prier, pourquoi prier encor,
Puisque la Main qui mène ta Destinée
Déjà tend vers toi les trois Couronnes d'or.
Ma chère, tes yeux ont la douceur étrange
D'un ciel blanc privé des gloires du Soleil,
Mais qu'un frisselis de palme ou d'ailes d'ange
Fait pourtant vibrer d'un éclat sans pareil

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  Dans la Forêt d'Hiver, Camille aux yeux morts, la résignée Camille se prosterna pour les coutumières oraisons.
  De par la tyrannie des Ténèbres maîtresses de ses yeux, elle vivait depuis des ans isolée de la Vie qui déferlait autour d'elle sans plus l'émouvoir, ni la blesser, ni la souiller; elle vivait parmi les rédemptrices fleurs du silence, et les plaies d'autrefois s'étaient refermées.
  Camille aux yeux morts se prosterna pour les coutumières oraisons. Elle traîna ses genoux stigmatisés sur la terre durcie par le gel, éleva ses mains jointes et pria longuement et fervemment.
  Quelles essentielles paroles furent proférées!
  O miracle! Voici qu'une merveilleuse rosée tomba sur les yeux de Camille et que se déchira le rideau de nuit.
  La grande Forêt d'Hiver parée comme une fiancée, la grande Forêt d'Hiver aux robes de neige, aux joyaux de givre et de glace, la grande Forêt d'Hiver frissonna toute dans un bain d'ondes lumineuses, les cimes des arbres projetées jusqu'au firmament se courbèrent et s'enlacèrent en arceaux, les troncs polis furent comme des fûts de colonnes marmoréennes.
 Des Voix surnaturelles clamèrent par l'espace, et Camille aux yeux ressuscités reconnut le Temple de Gloire, la miraculaire cité jadis entrevue en la jeune Aurore frangée d'orfroi d'or et d'argent.
 Un tourbillon d'harmonies la souleva du sol, les voûtes du Temple crevèrent autour d'elle, et, palpitante d'ineffables espoirs, évanouie presque de béatitude, elle contempla enfin la Face Divine qui fulgurait dans un ruissellement de glaives nus.
 Quand elle se releva dans la Forêt d'Hiver que secouaient de hurlantes rafales, Camille aux yeux morts n'était plus la douloureuse Camille. Car, pour cette minute d'Extase, pour ce fugace — mais intégral — ravissement de son Âme par l'Absolu, elle entrait, pour jusqu'à la consommation des siècles, en communion avec l'Infini.

 Et après avoir rêvé, après avoir pleuré, après avoir prié, elle chanta.

Jean Court.


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