La Larve. - Les Constellations illusoires

De MercureWiki.
 
G.-Albert Aurier, « La Larve. - Les Constellations illusoires », Mercure de France, t. I, n° 12, décembre 1890, p. 436-437.


LA LARVE



Il m'en souvient... Ce fut dans ce royaume morne
Où plane un soleil noir sur des fleuves amers...
Ce fut dans ce royaume au bord des autres mers....
Ce fut où m'emporta le vol de la licorne...

En l'immuable nuit qui tombe du soleil
Sur la terre de cendre et sur les vagues grises...
En l'immuable nuit sans parfums et sans brise,
Sans brise et sans parfums, sans rêve et sans sommeil...

La Larve s'échappa par le trou de ma bouche !
— Il m'en souvient... ce fut sur ces rivages morts ―
Et, spectre monstrueux, plus blême qu'un remords,
Laissa flotter dans l'air son corps flasque et farouche...

Elle dit ― « Imbécile! Imbécile orgueilleux !
« Qui sertis mes cheveux de lys et de verveines
« Et qui vas te targuant, parmi tes routes vaines,
« Du dérisoire mal transmis par tes aïeux !

« Tu me nommes, ô fou, ton Démon, ta Chimère,
« Ta Muse, ton Génie, et La Clef-du-Trésor !
« Et tu veux m'ériger en belle idole d'or
« Sur l'illusoire autel de ta gloire éphémère !

« Tu couronnes mon front d'un nimbe de clarté !
« Tu m'attaches au dos les ailes des grands cygnes !
« Tu donnes à mes pieds — ô sacrilège insigne ! ―
« Pour royal tabouret le croissant d'Astarté !...

« Courbé sous le fouet sanglant de mon caprice,
« Tu tends vers mes genoux tes doigts reconnaissants,
«Tu me gaves d'amour, tu me saoules d'encens,
« Tu me bénis, tu m'appelles : Consolatrice !...

« ― Mais ne vois-tu donc point qui je suis, insensé ?
« Mais ne sais-tu donc point, pauvre mangeur de songe,
« Que c'est moi, cette Larve immonde qui te ronge
«Et qui mords les lambeaux de ton cœur dépecé ?...

« Ne sais-tu pas, fou, que je suis le ver infâme
« Labourant sans répit le cadavre entamé,
Le tœnia vorace à jamais affamé
De la chair de ton rêve et du sang de ton âme ?

« — Insensé ! Prométhée enchaîné sur sa tour,
« Sous cette aile éternelle et rouge qui s'éploie
« Bénit-il donc le bec qui lacère son foie
Et tresse-t-il des lys au col de son vautour ?...»

Il m'en souvient... Ce fut dans ce royaume morne
Où plane un soleil noir sur des fleuves amers...
Ce fut dans ce royaume au bords des antres mers....
Ce fut où m'emporta le vol-de la licorne...

 Février 1890.



LES CONSTELLATIONS ILLUSOIRES



Tandis que l'ouragan râle ses râles rauques
Et disperse en lambeaux les vergues et les voiles,
L'immuable Astrologue, au déclin des époques,
Regarde s'allumer les futures étoiles

Qui seront les cailloux des étoiles futures !
— Afin de témoigner qu'en ces soirs de désastres,
Jamais ne luiront sur nos architectures
Les sourires constants et bienveillants des astres.

G.-Albert Aurier


 Novembre 1890.


Outils personnels