La Montagne du Doute

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G.-Albert Aurier, « La Montagne du Doute », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 231-237.


LA MONTAGNE DU DOUTE

A Charles Morice.


I

Sous ses cheveux, pleurs d'un soleil occidental,
Sentant tourbillonner les ailes prophétiques
Des funèbres corbeaux aux plumes de métal
Qui clamaient les gibets émergeant des portiques,


Jésus, désabusé de l'ave des faubourgs,
Fuyait, à pas traînants, la muraille écarlate
Où vibraient les tubas de bronze et les tambours
Et les boucliers d'or des soldats de Pilate.


Il allait, soulevant les poudres du chemin,
Dardant ses bras en croix vers l'azur implacable
Où son œil épelait ton forfait, ô demain,
Eclaboussant de sang la Table irrévocable...


Sous son front se dressaient des hontes de banni
Blême du geste noir des sinistres solives.
Lorsqu'il fut arrivé sur le Gethsémani,
Le jardin bienveillant où croissent les olives,


Il se laissa tomber parmi les gazons roux,
Ecrasé sous le plomb des lois théologales,
Et laissant essorer – le menton aux genoux –
Des sanglots qui montaient dans le chant des cigales.


II

— « Mon père ! pleurait-il, mon père, pitoyez !...
Vous avez fait de moi le poète sublime
Qui ne trébucha point aux fossés côtoyés,
Qui ne saigna jamais aux stupres de Solyme !


Vous avez fait de moi le rêveur soucieux :
Vous m'avez mis au cœur la barbare Chimère
Brûlant les murs de chair qui l'exilent des cieux !...
— Dédaignant les grelots de la joie éphémère,

J'ai vécu dans l'azur de mon oeuvre lointain,
Espérant conquérir la pourpre des mémoires
Et laisser aux hivers du vieux monde latin
Le doux verbe d'amour, torche des noirs grimoires !


Je me suis dit: Comme un vaisseau, plein d'échansons,
Mon Cœur accostera les époques futures !
Nos fils conserveront le vin de mes chansons
Au fond de respectueuses architectures !


Je serai l'amulette et le bon talisman
Que portera la vierge au col de sa tristesse !
Je serai la maîtresse et je serai l'amant !
Sous tous les ciels, j'aurai la gloire comme hôtesse !


— Mon père, j'ai jeté tous les hochets humains,
Eternels contempteurs des triomphes du Verbe,
Ne voulant employer mes deux fragiles mains
Qu'à pétrir l'or têtu de mon oeuvre superbe !..


— Mais voilà qu'aujourd'hui des frissons singuliers
Se hérissent en moi, comme un nœud de reptiles?...
— Qui donc a fait ainsi craquer les lourds piliers
Soutenant les pignons de mes hauts péristyles ?...


Mon palais qui, déjà, se découpait dans l'air
M'a paru chanceler, des caves jusqu'aux dômes,
Ainsi que, dans les temps, au formidable éclair
De votre œil, ont tremblé les toits d'or des Sodômes !


Hélas ! Quel doigt mauvais courbe vers le ravin
Le mur présomptueux et les tours de mon rêve ?...
Des hiboux m'ont crié: — « Ton oeuvre sera vain !
« Tes marbres deviendront le sable de la grève !


« Tu connaîtras la nuit !.. » Et des corbeaux m'ont dit :
— « Sur ton palais détruit, la populace abjecte
« Dressera le gibet du serf et du bandit
« Pour y clouer le corps du trop fier architecte !


« Nous mangerons ta chair !.. » Des présages de mort
Surgissent sous mes pas en sifflantes vipères !...
Arrachez le serpent de l'angoisse qui mord
Mon cou, Dieu pitoyable, ô père de mes pères !...

Seigneur, n'endeuillez point mes roses lendemains!
Ne foudroyez, Seigneur, les clochers de mon zèle!..»
- Et Jésus enfouit son beau front dans ses mains
Et se mit a pleurer des larmes de gazelle...

III


Dans les cheveux émeraudins des oliviers,
Les cigales riaient. Au profond des vallées,
Le grelot des taureaux et le chant des bouviers
Se mêlaient aux doux cris des femmes cajolées...


Alors, les poings tendus vers Jérusalem,
Jésus gémit: - « Oh! maudit soit mon destin rude!
- Que ne suis-je resté l'enfant de Béthléem,
L'adolescent joyeux, couleur de multitude?...


Sans rêver les lauriers d'un forum courtisan
Ni ce triomphe vain que de vils bras opèrent
Que ne suis-je resté le petit artisan
Qui poussait en chantant le rabot de son père?


Buveur d'azur, chanteur de mots mélodieux,
Rêvant la bonne trêve aux haines empirées,
J'ai voulu leur parler le langage des dieu,
J'ai voulu leur verser le vin des empyrées, ...


- Et voilà que leurs dents ingrates m'ont crié:
Non! Plutôt, donne nous ton sang de pourpre à boire!
Il nous faut le sang de ton corps pilorié
Pour teindre le manteau de pourpre de ta gloire !...


- Certes, à ce jeu sombre, il existe un dupé,
Un gueux volé rêvant d'illusoires largesses!
- O mon père!.. J'ai peur!.. Me serais-je trompé?...
Tenaient-ils donc, ces fous, les réelles sagesses?


Étaient-ils les diseurs de vos bonnes leçons ?
Votre souffle azuré soufflait-il en leurs voiles
- Etait-ce le poète, amoureux de chansons,
Avare seulement de l'or de vos étoiles,


Le juste, qui chassait du Temple les marchands,
Qui versait aux passants le miel de ses paroles,
Etait-ce le glaneur de rêves et de chants,
Etait-ce le semeur du blé des paraboles,

Etait-ce moi, mon Dieu, qui faisais faux chemin?...
Ingénu, charlalan de louches utopies,
Ignare traducteur du royal parchemin
Erigeant en vertu ses rares myopies,


Etait-ce moi le piteux fou, le dément vil,
Babilleur de vers creux qu'on bafoue et qu'on raille?
Et ceux dont je pleurais le labeur puéril,
Ceux dont je proclamais la proche funéraille,


Lévites, marchands, rois, prêtres du bon Présent,
Savaient-ils donc le Mot dont Jésus désespéré ?...
— Ah ! que ne suis je encor le petit artisan
Qui poussait en chantant le rabot de son père !...


— Oh! pourquoi, quémandeur de socles idéaux;
Me suis-je retiré de la commune joute ?
Pourquoi les lourds destins, rudes et inféaux,
M'ont-ils forcé de fuir la banale grand'route?


-Loin des rhéteurs, et du forum, et du tambour,
Dans la fraîcheur des beaux palmiers de Galilée,
J'aurais pu, comme un autre, au fond d'un petit bourg,
Connaître les douceurs d'une vie étoilée!...


Et bâillonnant mon cœur, forçant mon être entier
A boire le désir de quelques minces sommes,
J'aurais pu demeurer l'hilare charpentier
Qui sculpte le cercueil et le berceau des hommes...


De l'aube au soir, courbé sur mon humble établi,
J'aurais goûté la joie ineffable que donnent
La fatigue des bras, l'ignorance ou l'oubli,
L'outil que l'on reprend, l'outil, qu'on abandonne...


Comme eux tous, j'eusse aimé la femme aux douces mains
Qui met de ses baisers, la maisonnée en fêtes...
Oh! chers beaux yeux de femmes ! astres de nos demains!..
Oh! Genoux indulgents pour reposer nos têtes !..


Oh ! Seins roses! donneurs des plus roses printemps !
Oh ! Caresses de soie!.. Obscur parfum des tresses !
Lèvres qui distillez les doux orviétans !...
Vous auriez éclairé la nuit de mes détresses!...

- Pourquoi m'avoir, Seigneur, signé de l'oint fatal!
- Ah! le doux souvenir des ciels de Galilée...
Que ne suis-je resté sous le chaume natal ?...
Il y avait un puits au fond de la vallée....


Des chansons frissonnaient dans les hauts palmiers verts
Et la lune argentait les micas de l'allée...
Chaque soir, à pas lents, des femmes allient vers
Le charitable puits au fond de la vallée...


Les seaux d'airain brillaient comme des vases d'or...
Elles allaient, sous le ciel bleu, semé d'étoiles,
Tandis que frémissaient avec des bruits d'essor
Leurs larges pantalons de tabis ou de toiles...


J'allais parfois m'asseoir au pied d'un vieux figuier
Près où temple, aux coupoles blanches, peu hautaines,
Les champs bariolés semblaient un échiquier...
Des enfants fleurissaient les roseaux des fontaines.


Je parlais aux marchands qui menaient les chameaux
Aux filles qui dansaient dans le gazon.. Oh! l'une,
Je me souviens. Ses yeux semblaient d'obscurs émaux,
Ses cheveux envolés étaient couleur de lune.....


J'eusse aimé m'endormir en la paix de ses bras
Et baigner mon front chaud parmi sa toison rousse,
Et causer avec elle à l'ombre des cédrats....
Elle était la plus belle et semblait la plus douce...


Je me chantais, la nuit, les mots qu'elle avait dits.
Son Souvenir parfumait d'ambre mes paresses...
Notre vie eût été l'éternel paradis,
Le bleu jardin, fleuri des exquises caresses.


- Quel doigt, quel doigt haineux, tortureur et jaloux,
M'a donc précipité, loin de sa chère couche,
Dans la fosse des ours, des tigres et des loups? ..
- Je mangeais quelquefois des muscats à sa bouche.


Notre vie eût été l'éternel paradis..
— Ah! Soyez maudit! Vous que j'appelais mon père,
Dieu, bourreau du poète et gloire des bandits!
Complice du vautour; compère des vipères!

Toi, qui nous mets au cœur les Rêves, ces cancers,
Sois maudit, créateur des tortures insignes,
Barbare potentat qui veux pour tes desserts
Le sang de tes bouffons et le râle des cygnes!...


Sois maudit, ô vieillard égoïste et brutal!...
Étrangleur d'alcyons! Badin tortionnaire
Qui plantas en mon front tes griffes de métal
Et qui mis en mon âme un peu de ton tonnerre


Afin de te jouer du fantoche odieux
Qui, sentant en sa chair la divine étincelle,
Prophétise et se dit de la race des dieux,
Et pense d'astres d'or emplir, son escarcelle!...


- Pour dorer d'un souris ta morne éternité,
Pour égayer ta vieille rate inassouvie,
Tu fis de moi le Fou, banni de la cité,
Qui cueille les chardons dans les champs de la vie!


Tu m'as fait chevaucher le Rêve décevant
Qui, loin de ses cheveux d'or dansant près des fontaines,
Galopait, à travers les foudres et le vent,
Vers l'illusoire tour des chimères lointaines!...


- Mais, aujourd'hui, le Rêve est mort, l'obscur cheval!
Et je n'espère plus le triomphal symptôme,
Ayant sondé la pente éternelle du val
Je roule dans l'enfer, chevauchant un fantôme!...


Je roule, loin des paix de l'égoïste azur,
Parmi le désespoir des énigmes bien tues!
Je roule dans le gouffre infiniment obscur
Où je ne verrai point surgir l'or des statues!...


- Mais, puisque j'ai perdu les idéaux songés!
Puisque je ne crois plus à mes chansons hautaines!
Puisque je ne peux plus - oh! désirs naufragés
Revoir les cheveux d'or dansant près des fontaines!...


Puisque je suis le blanc martyr, aux poings liés,
Dont craqué les os aux marteaux de la forge,
Et puisque, pour flétrir les édits dépliés,
Il ne me reste plus que les cris de ma gorge,

Je crierai vers ton trône et vers ton paradis
Mes malédictions et mes fous anathèmes!...
Dieu méchant! Dieu bourreau! Dieu noir! Je te maudis!
Et sur toi je vomis le fiel de mes blasphèmes!... »

IV


- Et Jésus haletant, vers le ciel bleu cracha!
- Les cigales, alors, se turent dans chaque arbre,
Et l'astre agonisant, tout à coup, se cacha
Derrière les grands monts d'émeraude et de marbre...


Et l'azur, devenu terrible et frémissant,
Béa, comme troué de quelque lance impie,
Et ce fut le deuil lourd d'un grand fleuve de sang
Roulant vers l'horizon lointain d'Ethiopie...


Mais, éructant encor vers le ciel irrité
Le douloureux venin de sa rage futile,
Jésus s'en retournait déjà vers la cité
Ses deux lèvres saignant du blasphème inutile


Sous ses cheveux, pleurs d'un soleil occidental,
Toujours tourbillonnaient les ailes prophétiques
Des funèbres corbeaux aux plumes de métal
Qui clamaient les gibets émergeant des portiques...


Et bientôt, il pleura, ses yeux blasphémateurs
Au ciel, rêvant peut-être encor le bon dictame!...
- Mais l'Ange, messager des mots consolateurs,
Ne vint point éclairer le tombeau de son âme.


  Octobre 1889.


G.-Albert Aurier.


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