La Sculpture aux deux salons

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Louis Denise, « La Sculpture aux deux salons », Mercure de France, t. I, n° 7, juillet 1890, p. 246-247.


LA SCULPTURE AUX DEUX SALONS


 En une époque que caractérise un si aigu besoin de nouveauté et de non-vu, cette chose étonne à l'inspection de nos salons de sculpture : que, ayant à leur portée un si facile moyen de rajeunir leur art, tout en le faisant rentrer dans ses vraies traditions,— j'entends la polychromie, — nos manieurs de glaise n'aient pas l'air d'y songer. On peut objecter sans doute que Messieurs les Peintres devraient au moins donner le bon exemple et n'afficher pas en des toiles plus lugubrement ternes que des trottoirs un si parfait mépris de la couleur. À cela il n'y a rien à répondre, en effet.
 Autre courante guitare : « La moyenne du Salon de sculpture est, dit-on, plus élevée que celle de la peinture ». En supposant que cela soit vrai, et il n'y a aucune raison de le croire, qu'est-ce que ces histoires de moyennes peuvent bien nous faire ? À moins qu'on ne trouve qu'il en faut pour tous les goûts, et que les images d'Épinal amusent autant les enfants que les cavaliers de Detaille réjouissent A. Wolff. À quoi nous accédons volontiers.
 L'exposition du Champs-de-Mars a deux gros mérites : D'abord elle ne comprend qu'un très petit nombre d'envois. Ensuite elle a Rodin. Il y a là-bas du maître une quantité d'œuvres suffisante pour donner une idée de son génie. Il est le poète de la chair douloureuse, depuis les farouches étreintes qui broyent les os jusqu'aux hideuses fatigues des vieillesses accroupies. Les êtres qu'il crée naissent pendus aux crins de la Chimère, embrassent le vide avec désespoir, escaladent avec effort des rochers géants, affolés d'appétits grandioses et d'impuissance. Un beau corps de femme se roulant épuisée, prisonnier encore de la matière, dans un bloc de marbre blanc, est l'inestimable joyau du Champs-de-Mars.
 M. Desbois s'offre lui aussi une ou deux paires de tribades, évoque la mort, emboîte le pas à Rodin, ce qui prouve un sens critique excellent, mais donne une défiance de sa personnalité.
 Dalou expose un petit bas-relief de bronze, très lyrique, et une tête d'enfant qui est un chef-d'œuvre et rappelle les prestigieuses études de Dürer. Baffier s'affirme puissant ouvrier : mais de ses paysans se dégagerait plutôt un sentiment d'humour qu'une recherche des solennités primitives. Au contraire, M. Meunier nous montre en ses mineurs flamands l'horreur des durs travaux souterrains. M. Cordonnier a une très intéressante exposition. La chair des femmes de sa « Tentation » est d'une sensualité qui s'oppose curieusement à la divine chasteté d'une très belle figure de jeune fille. Son Reître polychromé nous conduit à la délicieuse terre-cuite émaillée de Madame Besnard, qui, elle, a compris le parti que la sculpture peut tirer de la couleur.
 Si nous arrivons aux Champs-Élysées avec l'idée fixe de la polychromie, les « Amazones » de Henry Cros, panneau en pâte de verre d'une fine saveur de primitif italien, et la « Dame de Pique » de Saint-Marceau, si coquette en sa grâce archaïque, nous séduiront justement. La « Tanagra » de Jérôme, légèrement colorée aussi, a surpris la critique, dont la peinture insignifiante du même artiste justifie les inquiétudes. La grande figure est belle et vivante en vérité, mais nous nous passionnons surtout pour la figuline qu'elle tient à la main. Restons un peu devant les figures nues. M. Puech, dont un envoi de Rome « La Muse d'André Chénier » nous a jadis intéressé, nous semble, avec sa « Sirène », se gâter en de trop mièvres élégances. La « Simple jeunesse » de M. Duverger est vraiment virginale. Enfin l'« Oréade » de Matthet, pastiche sans doute involontaire de Falguière, nous amène au maître de céans. Assez de dithyrambes ont chanté avec raison la gloire de la « Femme au paon ». Contentons-nous de dire que malgré et peut-être à cause de l'élégance un peu canaille qui est la caractéristique de Falguière, les œuvres de cet artiste témoignent d'une franche personnalité. La jeune Berbère en cire que Barrias destine au monument de Guillaumet est d'un beau caractère, et nous nous contenterions fort bien de l'esquisse de plâtre, qui est un bijou. Cités enfin le décoratif Vélasquez de Frémiet, le « Cardinal Donnet » si mal placé de M. Delaplanche, les « Lutteurs » très étudiés de M. Charpentier, et la « Porteuse aux Champs » simple et bien en marche de Bouillon, nous nous tiendrons quitte envers les multiples et très consciencieuses maçonneries du Palais de l'Industrie.
 Et pourtant il y a de jolies choses dans les bordures, ne serait-ce qu'un très crâne buste de femme d'un Monsieur Girou de ...? — je ne me rappelle plus son autre nom.


Louis Denise.

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