La gloire du verbe

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Saint-Pol Roux, « La Gloire du Verbe », Mercure de France, t. II, Fevrier 1891, p. 115-120.


LA GLOIRE DU VERBE
par Pierre Quillard

I


 Revivre une joie défunte, est-il joie plus subtile?
 L'exquis Souvenir qui, durant notre course noire à la barbe blanche, ravive les vers luisants des jardins vécus! Je professe un culte singulier pour ce vieil adolescent aux pieds à rebours, page du Regret. Peut-être même n'exalté-je l'Avenir que parce qu'il sera le Souvenir.
 C'est en 1885. Un soir. J'érigeais le quatrième acte de Lazare où triomphe la Mort. Soudain la clochette de l'huis se met à rire. J'ouvre. Ils sont deux. Un Étranger m'évoquant un renard qui serait une brebis, et son Guide : un nôtre ami fort maigre avec, pour cheveux, des feuilles mortes.
 Selon son destin, le Guide, très jeune et très ancien à la fois, est pâle infiniment. Les lys de cette argile expriment-ils le regret du lange ou le désir du linceul?
 Le désir, hélas! — car le Guide était Ephraïm Mikhaël, éphèbe génial.
 Il nomma l'Étranger : Pierre Quillard.
 Nos mains, se pressant, durent pétrir aussitôt quelque fraîche statue de sympathie. On se hâta de s'aimer, en ces heures matutinales, ils n'osaient, les trois vivants, se divulguer l'Anadyomène de leurs rhythmes primordiaux; mais, au midi de la hardiesse, nos tentatives s'échangèrent : leurs hymnes impeccables et ma barbare apostasie. Alors ces juvéniles poëtes sentaient flotter sur eux comme un caractéristique costume : Mikhaël la chasuble des moustiers, Quillard le lilas des halliers, le troisième le manteau bariolé de l'Inde védique.
 L'idée d'une revue naquit avec Jésus le 25 décembre 1885.
 D'abord on la voulait baptiser l'Arche d'Alliance, le Symbole, le Tabernacle. Ce nom, la Pléïade, prévalut.
 L'imminent apogée de trois ou quatre étoiles pouvant historifier cette Constellation, nous croyons littéraire de déclarer ici, puérilement, pour la simple exactitude, qu'elle fut formulée en mon logis par Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard et Paul Roux canonisé depuis.
 Quelques amis s'étant joints à la trimourti, la revue vagit le Ier mars 1886. Ce vagissement fut une fanfare de Jéricho. Les chauves Ecroulés menacèrent de Bicêtre — Saint-Lazare de l'esprit — cette Magnifique à la simarre d'hyacinthe dont les plus fiers caprices demeurent l'Automne, la Fille aux mains coupées, le Massacre des Innocents...
 Le Massacre de Maeterlinck oui certes, car il en était aussi, le petit Will aux épaules de czar.
 La Pléiade splendit sept fois. Chiffre fatidique et de l'azur. Puis chacun s'aventura dans la vie, vers les larmes, les ris, la chanson, le blasphème, c'est-à-dire existencer son œuvre.
 Nous nous sommes retrouvés plus tard, le jour de richesse triste où nos yeux épandirent leurs pierreries sur le tendre Mikhaël fermé dans les planches dernières tel qu'un héliotrope en un missel fantastique.
 Cependant il avait
  ... l'ineffable horreur des floraisons prochaines


 celui qui, de par la nature bellement avare, s'éparpille aujourd'hui dans les fleurs, ces fragiles patries du joli de nos chairs !...

II


 Célébrons Pierre Quillard d'avoir glorifié la Parole Sainte qui précéda l'onde, l'argile, le firmament et prosterna les ancêtres purs : souveraine puissance des temps abstraits du Solitaire. Les globes jaillirent grandioses du sonore parfum de l'Éternelle Pensée, comme ces féeries dont nous envahit le poëte qui chante en nos chemins ; c'est pourquoi les bras antiques tendirent leur gratitude vers le fils d'Ormudz.
 La contemporaine indifférence, hélas! verrouille les coquilles des tempes humaines. Le Honover est déserté. Grâces soient rendues à Pierre Quillard d'avoir lavé la statue souillée d'ironique mousse !
 Je présume tangibiliser l'impression de ma lecture ainsi : l'auteur de La Gloire du Verbe écrit avec une plume de paon trempée dans l'arc-en-ciel comme les ailes du sylphe de Pope.
 Ses poëmes tressés de sourires bruns ou de blond pessimisme dégagent un effet de pantoum. Il sait dextrement tresser son âme entre un canevas mythique, de la sorte il acquiert des droits imprescriptibles à l'intégrale propriété.
 En son décor éclate une honorable originalité. Le rendu, surfacier çà et là, est ailleurs généreusement massif.
 Mais pourquoi, dans ce domaine du décor, perçoit-il avec sa seule prunelle, non avec tous ses sens au balcon?
 Je m'arrête, de propos délibéré, à cette mesquine chicane des choses, puisque d'exclusifs Cérébraux — de la secte des Nombrilistes — prétendent proscrire la Substance de leur univers ou du moins la bouder, ignorant que, par la sélection de ses reliefs, elle est la mosaïque fondamentale de l'Art, sinon l'inéluctable tonique hors laquelle la dominante spirituelle siffle dans le néant.
 Les poètes, nous sommes des dieux, c'est acquis. Chacun de nous conçoit un monde, d'accord. Cet orgueil est le mien depuis des ans. Néanmoins convenons que notre monde particulier n'est que l'élixir du monde initial si prestement réintégré aux heures corporelles. Notre original s'étaye de l'originel. Le monde foulé — copropriété indivise de tous dans la république de la vie — il nous faut le considérer comme l'apprentissage foncier de celui de notre esprit, lequel n'est, à franc dire, que le résultat d'un désir de réaliser mieux, désir servi par la morale de notre personnelle esthétique.
 La floraison du poète se mesure donc à son génie d'essentiellement comprendre ou d'amender (par un prêt d'intentions foraines) celle de Dieu.
 On ne saurait éluder que celle-ci sert de fumier à celle-là.
 Blasphème d'art pur, s'entend.
 Que si, dans leur transcendantalisme outrancier, messieurs les Cérébraux renâclent à la Substance, c'est qu'ils ne la savent qu'à la manière des Captifs de la Caverne — j'allais écrire Taverne. Le dos tourné, ils voient d'inanes silhouettes réfléchies, ainsi que dans la facile allégorie de Platon.
 Or, à l'artiste insigne, toute substance apparaît l'effort saisissable d'un centre vers la sphère, d'une base vers le sommet, d'une âme vers la corporéité. C'est le caractère de cet effort qui,à ma sentence, doit au moins intéresser l'artiste et qu'il lui sied, le cas échéant, de cristalliser.
 Nous parlons en idéaliste qui envisage les choses comme des pensées autrefois tombées d'une intelligence et solifiées par les époques. Ce n'est aucunement prêcher leur comptabilité selon le superficiel naturalisme, mais seulement solliciter qu'on en trahisse l'essence causale ou bien ce phénomène des effets qui est en quelque sorte la vive chevelure de la substance.
 Sans ces assises, l'art n'est qu'atmosphérique. Promptement je répète que les choses doivent être contrôlées et traduites par nos cinq sens. Cette méthode ailleurs étendue, n'est-ce pas la réalisation de la symphonie dans sa plus vaste expansion ? Ainsi l'artiste obtient l'œuvre prismatique aux facettes savoureuse-odorante-sonore-visible-tangible. le synthétique bouquet à cinq motifs qu'il parachève et paraphe avec le ruban de son émotion. En un mot l'œuvre individuelle et vivante : le Verbe fait Homme.
 Si parfois le profane se déclare dérouté, c'est qu'il lit partiellement, du bout des doigts, au lieu d'absorber avec son être entier une œuvre révélée par un être entier, c'est qu'il ne communie point.
 Pour compléter ce procès de la Matière nécessairement succinct, il y aurait, entre autres théories, à formuler celle des Reliefs (Sur un panthéisme, admis comme fond de toile de l'univers artistique, se révolte un polythéisme de parties infimes ou colossales, passives par la patte, lesquelles se proclament indépendantes, ambitionnant de faire planer leur activité personnelle sur l'universelle Activité. La familiarité des rites innombrables constitue l'originalité foncière du quintuple artiste...) — Mais cela nous induirait à la théorie des Vibrations qui, par correspondance, entrent édifier l'œuvre dans l'hospitalité du lecteur honoré par cela même d'une joie infinitésimalement complice.
 Puis il faudrait agiter que l'Art pourrait bien être une résultante, ce qui serait indigeste aujourd'hui.
 Au demeurant toute mon Esthétique est mise en pratique dans la Symphonie humaine — dont je tais le titre — que, cette année, je confierai au Théâtre-Français, si toutefois n'est point tari son noble sang de guerroyeur.

III


 Le Livre de Pierre Quillard est à exalter.
 L'admirable Fille aux mains coupées est l'expression d'un primitif de l'école mystique de Cologne, la Rome de l'Allemagne.
 L'héroïne, lys d'aurore, parle avec son âme comme les contemplatives de Wilhelm. Dans les primitifs, ombres et demi-teintes sont grises; violettes dans Quillard. Tel que ces peintres, le poète exécute sur fond d'or à dessins.
 Volontiers on accorde aux personnages de ce mystère le geste anguleux des Saints translucides. Leur parole, on l'imagine s'exhalant des lèvres, réalisée sur des banderoles, comme chez les xylographiques figures de l'Ars moriendi.
 Qu'on me laisse ici regretter l'opulente postérité dont cette Fille fut grosse. La sage-femme dut conseiller un tantinet le seigle ergoté de monsieur Lemerre. A telles enseignes que certaines pages ultérieures de La gloire du Verbe ne nous procurent pas cette joie, criterium du mérite, cette joie chaque fois progressive qui se définirait avec l’Ethique : le passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande.
 Un chef-d'œuvre entre plusieurs : Marbre.
 Exquis les lieder dont le poète daigna me communiquer la plupart en 1887, de sa retraite de Cabourg.
 Curiosité, l'art d'aimer de Quillard. Les cordes de son clavecin sont peut-être des cheveux de femme, mais de femmes non vécues. Sa Dame, il l'appréhende et ne la regarde que copiée, dans la psyché. Il en préfère l'absence ou le mirage. Son cœur d'enfant de chœur esquive, contourne ou temporise; et si, du giron de sa nourrice la nature, il évoque la Belle, c'est assez bas pour n'être ouï que de son imagination.
 Il pense trop que : l'Amour c'est d'en souffrir. Ne médite pas assez que : souffrir c'est être susceptible de génie.
 Laissez-donc, ami, laissez la femme chiffonner votre âme amidonnée. L'Amour, n'est-ce pas la politique du poète : par son règne, par le désir qui l'antécède, par le regret qui le suit et le perpétue ? Le désir stellifie tout, le regret pleure les mers. De celui-là descendent les moissons jolies, de celui-ci montent les synthèses superbes comme des revanches. A peine vous devine-t-on le désir. Récuserez-vous la Toison Noire de son contraire: la Douleur qui nous évalue l'ici-bas? Sus donc à l'unique joie qui aboutit à l'unique misère — fut-ce à travers le ridicule et le péché! Les cornes du faune sont plantées sur un sourire.
 Eh! ne voyez pas ici vaines phrases de pédagogue, mais une solide invitation au piédestal vécu sur lequel se dresseront, plus normales, les cérébralités mêmes.
 Jusque-là, l'œuvre se dandine, hypothétique.
 Courez vite étrangler le Cygne d'Amour.

IV

Louons Pierre Quillard de sa pieuse dédicace à Ephraïm Mikhaël.
 Au cours de cette étude, a palpité sereine, autour de moi, l'âme du Regretté. Le paradis des âmes c'est d'être évoquées par les vivants sans doute. Notre oubli les doit rendre tristes et mendiantes. Oui son âme, je l'ai vue par mon âme, je la vois encore. Informelle, cependant elle imprime en moi l’idée sensible d'un Aigle Blanc. Il est là près du feu — celui de mon cœur ou du foyer? — et paraît se chauffer, trahissant ainsi que froide est l'Eternité.
 Enfin l'alerte page aux pieds à rebours me ramène aux heures antérieures et peu à peu, par une insensible magie, il habille du Corps remémoré l'Aigle Blanc qui s'y dérobe graduellement Ainsi que dans un sépulcre d'humaine vie : au front du Corps sont des feuilles d'automne.
 Et c'est l'Ami vivant !
 Alors, sous la treille d'illusion, nous recausons les paroles causées qui partirent en preuses vers l'avenir.
 Soudain les voix de la rue, poignardant le charme, en un clin me vieillissent et me rejettent sur le temps de l'Ami mort, au présent, aux choses.
 Et le Corps s'efface graduellement, neige moribondant au fer rouge de la réalité.
 Déjà ne vacille plus que l'idée substantielle. Avant qu'elle ne s'évanouisse aussi, je veux oh! caresser un peu de ce qui n'est plus, ne serait-ce qu'une place occupée dans le salon de mon imagination. Et je lance mes mains, mais l'Aigle a disparu.
 D'un geste prompt, j'ouvre la fenêtre pour le voir s'envoler peut-être par les yeux charitables de la foi... Rien!... sinon que j'entends la Harpe d'un pifferaro gueusant des sous en bas.
 Alors, accoudé, je songe : l'espace est sans doute fait d'âmes, et la musique des Harpes pourrait bien se produire par le nostalgique cri qu'ensemble jetterait un million d'âmes pincées à la fois par le doigt du musicien innocemment barbare.
 S'il en était ainsi, cette mélodie qui nous parfume serait construite de leurs plaintes!...
 Jamais plus, non jamais plus ne joueront les Harpes sans que je prie pour ces Orphelines de la mort, Errantes douleur de l'absence éternelle, Errantes si maigres qu'elles en sont imperceptibles, Errantes qui ne revivront plus la vie chantée par le coq, vivant petit clocher de plumes !...

 5 et 6 décembre 1890.

Saint-Pol Roux.

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