Laurent Tailhade

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Pierre Quillard, « Laurent Tailhade », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 65-70.


LAURENT TAILHADE

L'éclat mystérieux des roses et du sang.

L. T.


 Grâce à une fortune que je regrettais jusqu'alors et qui me semble aujourd'hui évidemment providentielle, je ne connais M. Laurent Tailhade que par ses livres et je n'eus jamais l'heur d'ouïr, autrement que colligées par M. Jules Huret, ses âpres et sardoniques conversations. Il m'advint bien de l'entrevoir d'assez loin, quelques jours avant un banquet désormais historique où, pour quelques quarts d'heure, les poètes et les artistes les plus dissemblables par l'âge et le talent, auxquels s'étaient joints des notabilités parlementaires, des critiques et même plusieurs membres du Jockey-Club, conspirèrent à saluer Jean Moréas prince de la Jeunesse et à illustrer ses épaules d'une pourpre que plus tard presque tous prétendirent, à tort sans doute,usurpée et dérisoire. Malgré la correction parfaitement moderne de son costume, M. Laurent Tailhade m'apparut ainsi qu'un chevalier de Malte, et, selon les jeux divers de la lumière et de l'ombre, je le vis tour à tour sous la robe et le manteau noir ou dans la cotte d'armes rouge étoilée sur le côté gauche de la croix blanche à huit pointes: c'était le seul appareil qui convint nécessairement à sa physionomie sacerdotale et militaire, où la lèvre par instants crispée décelait plus d'amertume et de désillusions que de mansuétude et de charité. A part cette impression très brève, mais très impérieuse, je crois tout à fait sauve l'intégrité de ma conscience esthétique, et que je pourrai parler de Vitraux (1) avec autant de sang-froid que s'il s'agissait de l’Iliade ou du Ramayana; et à part M. Edmond de Goncourt les écrivains de l'an 1891 ne sont point suspects de complaisances ni de griefs particuliers envers Homère et Valmiki.
 Pour éviter à ceux qui seraient d'un autre avis le désagrément de lire plus outre, il semble honnête de déclarer, dès l'abord et sans ambages, que parmi les poètes qui s'épanouirent depuis dix ans, M. Laurent Tailhade est l'un des plus parfaits et des plus originaux. On admet assez couramment, au point que ce soit presque parole évangélique, que la moins douée des brutes peut, avec quelque application, apprendre en trois mois à faire de beaux vers, selon la formule dite parnassienne. Que de pareils axiomes soient reçus sans inventaire et avec une joie orgueilleuse par la tourbe des chroniqueurs, qui insinuent ainsi mépriser les Camènes comme de simples filles de carrefour vraiment trop dociles et avilies, il serait malséant de s'en étonner. Mais des esprits plus judicieux commettent depuis quelques années la même méprise. Sous prétexte que certains gorilles assez adroits imitèrent avec une sorte de succès les procédés apparents de Leconte de Lisle, par exemple, ou de J.-M. de Hérédia, on déclare volontiers le prototype égal à sa déformation grossière, c'est-à-dire à moins que rien, et on laisse entendre que les mauvaises rimes, les fautes de français et le manque de tenue sont le signe infaillible du génie. Corbière dut à cela d'être promu grand homme, parce que, selon les besoins du moment, il faisait de nuit un monosyllabe ou un dissyllabe et pour quelques autres gentillesses, mais point du tout à cause de sa robuste truculence et de son extravagante fantaisie. Et dès lors d'autres gorilles l'ont parodié non sans bonheur, comme les plus tard venus des bandes simiesques grimacent maintenant selon le rhythme du vers libre, sans parvenir à déshonorer aux yeux des juges de bonne foi les poètes excellents en leur genre qui inaugurèrent cette technique. Cette manière de digression n'était point inutile : il est bon de s'entendre sur les mots, et j'aurais craint qu'aux oreilles de plusieurs parfait ne sonnât comme une injure. Dans Vitraux, M. Laurent Tailhade se montre pleinement maître de son vers : il s'est affranchi des quelques entraves qui l'embarrassaient un peu autrefois; on pouvait reprocher à ses rhythmes quelque chose de rigide et de figé, et ils ont acquis toute la souplesse et la fluidité désirables. Cette volonté de briser le vers, évidente dans tout le volume, se manifeste d'une manière tout à fait significative en deux poèmes repris du Jardin des Rêves: Orante (Innupta Virrgo) et Funerei flores. Voici pour le début de cette denière pièce les versions successives:

Les citronniers frileux penchent leurs feuilles blêmes
Et leurs parfums amers s'exhalent lourds d'ennui;
Dans les jardins fleuris de pâles chrysanthèmes,
Pour la dernière fois le bon soleil a lui.

(Le Jardin des Rêves.)

Les nostalgiques citronniers aux feuilles blêmes
S'étiolent et leurs parfums, avec ennui,
Meurent dans le jardin peuplé de chrysanthèmes,
Pour la dernière fois le :soleil tiède a lui.

(Vitraux.)


 Il se pourrait que les amateurs d'à peu près trouvassent un tel travail de retouche patiente et sûre indigne d'un poète qui se respecte. J'y vois, au contraire, une conscience d'art que les maîtres de jadis, ceux de l'Antiquité et de la Renaissance, eussent considérée comme naturelle et élémentaire.
 Aussi bien M. Laurent Tailhade est-il de leur lignée, plus que personne; et M. Alfred Vallette écrivait de lui, ici même, avec beaucoup de sagacité : « Il est peut-être l'unique poète vraiment latin de notre époque. » J'indiquerai tout à l'heure en quoi cette définition me paraît un peu incomplète. Mais je ne veux retenir que ce qu'elle a de juste. Le poète de Vitraux, par la netteté des images, le sens du relief, la religion des beaux contours, semble, dans l'ordre des métempsychoses, n'avoir jamais vécu au Moyen Age: son âme a dû s'endormir pour des siècles vers le temps de Sidoine Apollinaire et ne se réveiller qu'avec les Quatrocentistes italiens. Elle s'est complue surtout en ces différentes existences parmi les moins simples des écrivains antiques : Théocrite et les Alexandrins de l'époque des Ptolémées, Catulle, Martial, Claudien, Rutilius, Numatianus lui furent chers, et, entre temps, elle fréquenta avec Pétrone chez Quartilla et chez Trimalkhio. Tout au plus, si par instant elle consentit à renaître avant les dieux, lia-t-elle commerce d'amitié avec les auteurs de proses latines, les plus extraordinaires stylistes qu'il y ait eus et qui, dans leurs pieuses retraites, ignoraient souverainement toute la méprisable littérature de feuilleton qui avilissait autour d'eux les belles légendes populaires. Puis vinrent les hommes de la Pléiade, et Rabelais, et Théophile, et Tristan l'Hermite, et Saint-Amand, et aussi le subtil M. de Voiture; et d'avoir connu à travers les âges les plus rares esprits, M. Laurent Tailhade devint l'un d'entre eux et put, avec une égale maitrîse, fouallier le Mufle et louer les gemmes et les fleurs. Il est dans la tradition gréco-latine et répugne à l'hérésie de ceux qui prétendent concilier les rhapsodes de la Hellas et la canaille médiévale des trouvères et des troubadours. C'est une entreprise aussi chimérique que la recherche de l'hircocerf, et il faut pour la tenter l'imagination de Jean Moréas, peut-être plus marseillaise qu'attique. De fait, M. Laurent Tailhade avait seul droit au titre de véritable poète roman au sens où l'entend M. Charles Maurras. Mais son attitude est trop discrète peut-être pour qu'il consente à avoir des disciples, et la richesse de son vocabulaire est d'assez vieille date pour qu'il ne l'étale pas avec la joie enfantine et maladroite d'un parvenu. Si par les habitudes de composition et de langue M. Laurent Tailhade est incontestablement de pure race française, il diffère de ses ascendants directs par une qualité d'esprit tout à fait étrangère à ceux-ci : la joie de vivre est absente de son œuvre. Et ce n'est pas pour avoir aimé le décor chrétien qu'une grande tristesse lui est venue. Sans doute des saints flamboient aux verrières de ses poèmes, et les paroles liturgiques et les parfums rituels se mêlent étrangement aux pierreries des lapidaires et aux monstres héraldiques des bestiaires. Mais il y a là paganisme flagrant; et rien n'est plus blasphématoire pour les vrais croyants que de s'intéresser ainsi à tout l'extérieur du culte en oubliant un peu le drame de la Messe et l'incompréhensible effusion du sang divin dans le calice. C'est en présence du catholicisme, une tendresse sacrilège, quelque chose comme de la pitié pour une noble fleur qui va mourir, et les religions s'affirment immortelles. Henri Heine disait des peintres religieux de la Renaissance qu'ils étaient aussi protestants que Luther : à sa manière, M. Laurent Tailhade est aussi peu chrétien que Swinburne, et son orthodoxie eût paru médiocre à saint Bernard, qui réprouvait déjà la trop grande abondance de sculptures et d'ornements dans les églises de son temps, et y voyait plus de sollicitation au péché qu'aux pensées édifiantes. Il reste aux chrétiens, même hantés par la peur de l'enfer, l'espoir d'un paradis, où l'éternité serait douce. Mais à ce Latin le vent d'ironie et de désespoir qui souffle du Nord a appris que le ciel était vide et que jamais l'homme, après la vallée des larmes, n'entrerait dans les terres promises où rougissent les bonnes grappes de la félicité. Il a été tordu, vous dis-je, par les affres de toutes les douleurs. Mais alors que d’autres eussent gémi lâchement, il a été assez fier pour chanter et même pour rire, mais de quel rire déchirant et haineux et en somme si légitime : Ne faut-il pas que parfois les poètes punissent ceux-là qui rabaissent à nos propres yeux la misère tragique d’être des hommes par le ridicule, l’inélégance et la sottise ? Pour soustraire aux regards profanes l’inguérissable blessure, il s’est vêtu d’étoffes somptueuses, pourpre sur pourpre ; il a surchargé son manteau de pierres précieuses et de riches orfrois, afin que l’on ne vit plus son cœur battre. Mais à tout moment, dans un vers qui demande le sommeil et le silence, dans une épithète douloureuse, il arrivera qu’on surprenne les défaillances, la lassitude et le découragement. Et n’est-il point autrement poignant que toutes les lamentations des élégiaques avec les mornes paroles qui les terminent, ce très beau poème, Les Fleurs d’Ophélie :

Fleurs sur fleur, fleurs d’été, fleurs de printemps ! Fleurs blêmes
De novembre épanchant la rancœur des adieux
Et, dans les joncs tressés, les fauves chrysanthèmes;


Les lotus pour la table des dieux;
Les lits hautains, parmi les touffes d’amarantes,
Dressant avec orgueil leurs thyrses radieux


Les roses de Noël aux pâleurs transparentes,
Et puis, toutes les fleurs éprises du tombeau,
Violettes des morts, fougères odorantes,


Asphodèles, soleils héraldiques et beaux,
Mandragores criant d’une voix surhumaine
Au pied des gibets noirs que hantent les corbeaux.


Fleurs sur fleur ! Effeuillez les fleurs ! que l’on promène
Des encensoirs fleuris, sur le tertre où, là-bas,
Dort Ophélie avec Rowena de Trémaine.


Amour, Amour ! et sur leurs fronts que tu courberas
Fais ruisseler la pourpre extatique des roses
Pareille au sang joyeux versé dans les combats.


Jadis elles chantaient, vierges aux blondeurs roses,
Les amantes des jours qui ne renaîtront plus,
Sous leurs habits tissus d’ors fins et d’argyroses.


O lointaines douceurs des printemps révolus !
Épanouissement auroral des idées !
Porte du ciel offerte aux lèvres des élus !


Les vierges à présent, mortes ou possédées,
Sont loin ! bien loin ! L’espoir est tombé de nos cœurs,
Telles d’un arbre mort les branches émondées.


Et l’Ombre, et les Regrets, et l’Oubli sont vainqueurs.


 Ainsi le vers final tombe comme une irrévocable pierre funéraire sur un monde à jamais aboli de jeunesse et d’espérance. Rien ne resterait de tout cela, sans le juste orgueil du poète qui arrache leur trésor aux ténèbres avares et prolonge au-delà du temps la mémoire de sa pensée :

Le vin d’amour, l’or et le jade,


Et la gloire et la fleur du saule
Durent si peu ! et le vent maussade
Sur les tombes grises miaule,


Mais les bonnes chansons demeurent
Et clémentes sont les tempêtes,
Aux saintes roses qui ne meurent.
Jamais sur le front des poètes.

(Prospero’s Island.)

 M. Laurent Tailhade eut grandement raison d’établir par son exemple la suprématie d’un art dont l’inutilité actuelle constitue l’altière indépendance et assure la royauté à venir. Il a trouvé le seul moyen à peu près efficace d’écarter les contacts insupportables à qui reçut pour son malheur quelque délicatesse native : mais quand on veut vivre ainsi dans la solitude de son âme, il faut être assez fort pour se suffire à soi-même, et nombre de gens arbitrairement qualifiés poètes n’en sont point capables.

Pierre Quillard.


 (1) Vitraux. Quinze poèmes extraits de Sur Champ d'Or (Léon Vanier).


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