Le Don de Joie par le Mystère

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G.-Albert Aurier, « Le Don de Joie par le Mystère », Mercure de France, t. VI, n° 36, décembre 1892, p. 333-339.


LE DON DE JOIE PAR LE MYSTÈRE.

I
Pour fuir les plombs fondus, les pals et les marteaux,
Ceux qu'avaient épargnés les vieux rites brutaux
Gagnèrent, en pleurant, l'asile des bateaux...
Ils jetaient dans la mer leurs ailes surannées,
Et la berceuse mer berça bien des années
Les nefs où gémissaient ces âmes condamnées...
Hermès! Flambeau des nuits! Guide-nous où tu veux!...
Et, bien longtemps, le vent marin, raillant leurs vœux,
De ses doigts persifleurs caressa leurs cheveux...
Alors que la tempête ébranlait leurs mâtures,
Leurs fois, parfois, volaient vers des architectures
De rêve, au pays d'or des bonnes aventures !...
Et, parfois, le front bas, geignant, courbant le dos,
Ils semblaient écrasés d'invisibles fardeaux...
— Hermès! Quand verrons-nous les bleus Eldorados?...
Ils voguaient, emplissant l'air de leurs voix dolentes,
Insultant de leurs poings les voilures trop lentes
Et suppliant des bras les vagues nonchalantes...

II
Mais, pitoyant enfin à tous ces maux subis,
Hermès, dieu des métaux, des sphynx et des ibis,
Fit surgir à leurs yeux des paradis subits...
C'était une île aux sables d'or, une grande île
Où s'épanouissaient, près des tours de la ville,
Des palmiers de saphir sous un doux ciel d'idylle.
L'île où, dans les tiédeurs d'un constant messidor,
Se sont baisés jadis Angélique et Médor,
Où la flore et le sol semblent de gemme et d'or...
Les cheveux constellés de pierres inconnues,
S'avançaient à pas lents des jeunes femmes nues,
Offrant aux étrangers des dons de bienvenues...


Ils bénissaient Hermès, protecteur des ibis,
Et, sur le littoral tapissé de tabis,
Ruisselaient diamants, turquoises et rubis...
Elles allaient, semant des parfums de pervenches,
Offrant aux arrivants des cuisses et des hanches,
Doux lit, jonché de lys, où dormir des nuits blanches...
— Puisque les prêtres vils, loin de leurs impurs mets,
Jadis, vous ont chassés, vous vivrez, désormais,
Dans ce candide Eden qu'ils ne sauront jamais!...
Ils plaindront votre exil sur l'île solitaire...
Ne pouvant aborder la terre du Mystère,
Ils diront son sol dur et son air délétère...
Mais vous, loin des autels de leurs sanglants Molochs,
N'ayant plus souvenir des glaives ni des socs,
Et vos pieds ignorant les ronces et les rocs,
Vous bénirez le ciel indulgent qui vous choie,
Et, dans ce doux jardin de l'immuable joie,
A jamais, vous vivrez des jours d'or et de soie !...
Ainsi parla le dieu des ténébreux savoirs,
Qui dicte aux faiseurs d'or les occultes devoirs,
Hermès, berger des sphynx dans les royaumes noirs.
III
Alors, les exilés des méchantes patries,
Comme un avril qui monte en des branches flétries,
Sentirent du printemps dans leurs âmes fleuries...
Dans les prés de sinople ils allèrent s'asseoir...
Le ciel était d'opale... Il faisait presque soir...
Leur cœur s'évaporait ainsi qu'un encensoir...
Les flûtes des Sylvains chantaient des chansons douces,
Des naïades dansaient des rondes sur les mousses
Et des fleurs de pêchers poudraient leurs toisons rousses.
Et les flots bleus ceinturaient l'île, ainsi qu'un Styx...
Des torrents de saphir tombaient des monts d'onyx...
L'air était plein d'un vol d'aigles et de phénix...
Sur un roc de cristal pleurait le luth d'Orphée,
Et Sappho, pour baigner d'avril son corps de fée,
Entr'ouvrait au zéphyr sa robe dégrafée...


Acis, près, oh ! tout près de Galatée assis,
Implorait le signal des sévères sourcils,
Et Virgile rêvait dans les yeux d'Alexis....
Et la brise emportait l'âme claire des chantres,
Et les tigres broutaient des rosés dans leurs antres,
Et les nymphes avaient des fleurs jusques aux ventres.
Paris, près d'Héléna, disait des mots tout bas...
Vierge folle arrachée aux rondes des Sabbats,
Madeleine glissait l'or du Christ dans son bas...
Et Pindare chantait les poings lourds des athlètes...
Théocrite et Nisa fleurissaient des houlettes
De guirlandes fleurant l'ambre des cassolettes....
Homère célébrait les guerres de jadis...
Et les blonds exilés des rivages maudits
Sentaient bien qu'ils buvaient un peu de paradis...
Des souffles imprégnés d'odeurs délicieuses
Baignaient les nudités de leurs chairs otieuses...
Et le sol rutilait de pierres précieuses...
Et, déjà consolés des martyres subis,
Ils contemplaient tous les joyaux d'Hermanubis,
Les palmiers de saphir aux grappes de rubis,
Les ruisseaux de turquoise et les monts de topazes,
Les améthystes, les diamants des Caucases,
Constellant les parvis dallés de chrysoprases,
Les jades, les onyx, les verres, les émaux,
Les coryndons, les jais, tous les soleils gemmaux
Fleurissant l'émeraude et l'azur des rameaux.
Et les doux exilés des méchantes patries,
Comme un avril qui monte en des branches flétries,
Sentaient sourdre un printemps dans leurs âmes fleuries.
IV
Mais, tout à coup, évocatrice du passé,
Surgit des tours, les bras levés, le cil froncé,
La fille du Soleil et de Persa, Circé !...
Elle avance, Circé, théa des Etruries,
Elle avance en l'azur bienveillant des prairies,
Et son corps dévêtu brille de pierreries.


Elle a des colliers lourds de clairs chrysobérils,
Un soleil de rubis étoile son nombril,
Et sa bouche fleurit d'un éternel avril;
Ses regards sont couleur de la feuille des saules,
Des oiseaux somptueux chantent sur ses épaules,
Et son ventre est plus blanc que la neige des pôles.
Un essaim de gais papillons envolés (1)
Fleurit d'alertes fleurs ses cheveux violets,
Des serpents sont tordus aux fûts de ses mollets,
Les roses de ses seins brûlent comme des flammes,
Et son corps est verni avec des amalgames
Parfumés et brillants de laque et de cinnames.
Les diamants et l'or ruissellent sur son corps...
Elle avance, tenant dans ses doigts gantés d'or
L'éclatant cinnor d'or, le sonore cinnor...
Elle avance, Circé, théa des Etruries,
Elle avance, en l'azur bienveillant des prairies,
Son beau corps dévêtu brillant de pierreries.
Magicienne, évocatrice du passé,
Elle avance, les bras levés, le cil froncé,
La fille du Soleil et de Persa, Circé !....
Elle s'arrête enfin près du grand sycomore,
Et c'est l'essor de ses doigts d'or sur lacmandore
Et le sonore essor d'un chant couleur d'aurore.
Sa voix a des échos sacrés d'harmonium,
Et sa lèvre en bouton, peinte de minium,
S'épanouit ainsi qu'un beau géranium...
Les oiseaux se sont tus, les serpents adoucis,.
Des papillons se sont posés sur ses sourcils...
Elle chante les mots magiques que voici:
V
Hermès! Hermès ! Hermharpocrate!
Dieu des luths, des sphynx, des ibis!
Tauth ! Fils du Nil et de l'Euphrate!
Hermapollôn! Hermanubis!


Dieu des couleuvres bicéphales!
Dieu des cabales triomphales!
Dieu des pierres philosophales!
Et des creusets pleins de rubis!
Hermès ! Herméros! Herméracle!
Gardien des trous noirs du trésor,
Semant dans la nuit de l'oracle
Le sourire des astres d'or!
Hermès ! Protecteur charitable
De qui le proscrit lamentable
Attend le baume indubitable
Et l'aile pour le bon essor!
Hermès ! Mercure Trismégiste!
Mercure! Dompteur des coursiers!
Dieu qu'invoque le théurgiste,
De nuit, loin des forums grossiers!
Hermès ! Baume des cicatrices!
Toi, dont les mains consolatrices
Fleurissent lèvres et matrices!
Dieu des savants et des sorciers!
Divin Hermès qui fais éclore
Le métal d'or dans les creusets!
Dieu qui baignes d'aurore (sic)
Les fronts anathématisés!
Dieu qui semas nos deuils moroses
De gemmes, d'astres et de roses
Et qui comblas d'apothéoses
Nos pauvres cœurs martyrisés!
Hermès, riant et bénévole!
Reçois nos vœux reconnaissants!
Reçois l'âme de mes paroles!
Reçois mes paroles d'encens!
Métamorphose en nard, en myrrhe,
En cinname de Cachemire,
En ambre, en baume de Palmyre,
Tous mes cantiques impuissants!
Que mon cœur s'évapore comme
Un religieux encensoir !...
Et qu'il baigne de cinnamome
Le trône où je t'ai vu t'asseoir!
Ne rends pas mes louanges vaines!
Fais couler du feu dans mes veines!
Que mes chants te soient des verveines!
Mes mots, les astres d'un beau soir!
Dans les Mystères ineffables,
Nous prélassons nos membres nus !...
Nous vivons sous des ciels de fables
Des baisers que nul n'a connus...
Les Mages aux âmes flétries,
Restés dans nos vieilles patries,
Ignorant nos forêts fleuries,
Raillent nos exils ingénus !...
Nos brocarts leur semblent des loques !...
Que nous importe leur mépris?
Que nous importe qu'on se moque
Des hymnes qu'on n'a point compris?
Et que nous importe le nombre
Des aveugles à l'âme sombre
Dont l'œil séché prend pour de l'ombre
Nos gais midis clairs et fleuris?
Mes verbes dansent en délire,
Captifs évadés des cachots !...
Mon cœur frémit comme une lyre!
Mon ventre est plein de parfums chauds!
Mes mains ont des gestes de reines!
Mon âme est pleine de Sirènes
Chantant des Péans et des Thrênes
Dans le nuage des réchauds!...
Hermès! Mon corps roule parterre,
Ivre de chansons et d'encens!...
J'ai bu le vin noir du Mystère!
J'ai bu des lions rugissants!
Hermès ! La neige de mes hanches,
Vole comme des plumes blanches
Et mes yeux pleurent des pervenches
Et des saphirs éblouissants !...
Hermès! Hermès ! Hermharpocrate!
Dieu des luths, des sphynx, des ibis!
Tauth ! fils du Nil et de l'Euphrate!
Hermapollôn! Hermanubis!
Dieu des couleuvres bicéphales!
Dieu des cabales triomphales!
Dieu des pierres philosophales
Et des creusets pleins de rubis !. . .
VI
Ainsi parla Circé, théa des Etruries,
Dont le corps dévêtu brillait de pierreries,
Au milieu de l'azur bienveillant des prairies !...
Et, ses deux yeux pleins de saphirs éblouissants,
Et son cœur défaillant de musique et d'encens,
Et saoule d'avoir bu des lions rugissants,
D'avoir bu, d'une gorge et d'une âme voraces,
De l'azur, du soleil, du ciel et de l'espace,
Et d'avoir contemplé le dieu Tauth face à face,
Elle tordit son corps, reptile convulsé,
Et, comme un beau serpent qu'un dard a traversé,
Morte, elle s'écroula, l'ondoyante Circé.
Les clairons d'or sonnaient sous les bleus sycomores,
Et l'essaim voltigeant et blond des cystophores
Lui présentait le talisman des mandragores,
La fleur qui fait revivre et le saint bézoard...
Soudain s'est rouverte la bouche!... Et l'œil hagard...
Et le sang s'est remis à couler sous son fard !...
VII
Et les doux exilés des méchantes patries,
Comme un avril qui monte en des branches flétries
Sentant sourdre un printemps dans leurs tètes fleuries
Comprirent qu'ils étaient : des Effluves d'encens,
Des Ames, des Parfums, des Papillons, dansant
Dans la Respiration de l'Etre Eblouissant !...
Nos brocarts leur semblent des loques...
Que nous importe leur mépris?
Que nous importe qu'on se moque
Des hymnes qu'on n'a point compris?
Et que nous importe le nombre
Des aveugles à l'âme sombre
Dont l'œil séché prend pour de l'ombre
Nos gais midis clairs et fleuris !...



  Juin 1890.

G.-Albert Aurier


 (1) Erreur de copie sans doute: nous n'avons pas retrouvé le premier manuscrit. — A. V.


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