Le Fantôme, roman (chapitres I, II, III, IV)

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Remy de Gourmont, « Le Fantôme, roman (chapitres I, II, III, IV) », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 71-81.


LE FANTÔME
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... Καἱ θησανροὑς άβύσαον.

Théophile d'Antioche.

I. — PORTAIL.


 Aux matines de notre amour le ciel fut blanc et miséricordieux: les mamelles sidérales épandaient vers nos lèvres le lait très intègre du premier rafraîchissement, et vers nos yeux, les prunelles polaires, la grâce d'une lumière équivalente à la transparence de nos désirs.
 Notre éveil avait été par des cloches qui sonnaient délicieusement en nos têtes et nous appelaient hors de nous: elle sonnaient en nos têtes et au-dessus de la ville, comme tous les jours, et cependant nous ne fûmes pas dupes de l'habitude des cloches crépusculaires. Nos âmes obéissantes et joyeuses se rendirent aux irrévocables matines: les corps frileux attendaient encore encapuchonnés de sommeil, inquiets, mais consolés au fond de leur chair par un espoir de réunion, et la solitude fut tolérable sous la grâce du ciel blanc et miséricordieux.
 Verset. — Ta jeunesse s'est levée d'entre ses sœurs et elle est venue à moi. Je ne te connais pas, ô sœur, et ton essence me fait peur. Et pourquoi viens-tu toute nue ? Le corps est la pudeur de l'âme: va te vêtir, car tu confonds mon innocence et tu excites en mon essence la concupiscence de l'amour pur.
 Répons. — Je veux baigner dans les eaux fraîches de la pensée, ô sœur, la nudité de mon désir. Tu connaîtras mon essence si tu m'admets en ta profondeur. Laisse-moi: je tomberai comme une pierre tranchante sur ton sein à jamais blessé, et doucement j'irai au fond de toi et tu saigneras si haut que les hautes feuilles en seront éclaboussées d'amour.
 Verset. — Pourquoi veux-tu faire saigner d'amour l'immatérialité de ma paix? O sœur folle et cruelle, je n'ai ni sein, ni sang, et tu n'as ni tranchant ni pesanteur. Nous sommes plus intouchables que la trace de l'oiseau dans l'air et plus invisibles que l'odeur des roses. Je veux bien t'aimer, ô sœur folle, mais va te vêtir, que je te voie !
 Répons.— Mais tu es nue, pauvre âme, aussi essentiellement nue que moi-même, et tout n'est que métaphore. Si je revêts mon corps, que feras-tu de mon corps, et de quels yeux contempleras-tu mes yeux?
 Antiphone. — L'essence est essentielle et la forme est formelle, mais la forme est la formalité de l'essence.
 Cantique. — Nous mettrons les sept roses aux sept clefs de la viole et l'arc-en-ciel sera les cordes.
 Respire mon odeur, ô cœur, je suis odorante et mourante, la mort des roses en est la cause.
 Respire mon haleine, ô reine, je suis amoureux et peureux, j'ai peur de ton bonheur, ô fleur!
 Ecoute mes soupirs, ô sire, mes soupirs ont brisé la viole aux sept cordes, mais j'en ferai sept autres avec mes sept désirs.
 Ecoute mes paroles, ô folle, tes paroles ont brisé les cordes de mon cœur, mais j'en ferai sept autres avec tes sept soupirs.
 Regarde dans ma joie, ô roi, les fleurs sont mortes, la viole est morte, tout meurt excepté toi.
 Regarde dans mon ciel, ô belle, les sept couleurs sont mortes de joie, tout meurt excepté toi.


II. — LE PALAIS DES SYMBOLES


 La forme est la formalité de l'essence: nous acquiesçâmes à cet aphorisme antiphonaire que les voix célestes n'avaient pas nié et nous nous apparûmes réels, c'est-à-dire équilibrés selon l'objectivité la plus commune, mais non la seule.
 Ce fut d'abord en un salon de hasard, parmi la cruauté des robes indiscrètes, et ce milieu nous faisait pâlir d'ennui. L'enfance y vagissait sous de blonds ou blancs cheveux et depareilles joies vitulaires électrisaient les membres ingrats et ceux qui ne l'étaient pas encore; des gens qui avaient assassiné leur conscience portaient un signe, une tache sanguinolente à l'endroit du cœur; d'autres ne portaient aucun signe et cependant ils n'avaient pas été moins courageux. Cette impression nous fut pénible. Je dis à ma sœur:
 — « Il leur reste la satisfaction du devoir accompli et la joie de se redire en secret que la perle sociale est toujours une perle, même en l'obscurité de sa coquille close. Le plaisir d'être un scélérat peut se savourer jusque dans le silence...
 — « Non, ce n'est pas la même chose: les âmes viles jouissent surtout de l'ostentation de leur vilenie. Il leur faut l'estime à laquelle elles ont droit, le silence et l'obscurité les rend inconsolables. »
 Quand ma sœur eut parlé, je la priai très simplement de me dévoiler son nom.
 « Je suis pierre et fleur, je suis dure et parfumée, je suis transparente et charnue, je suis rude et je suis douce, je suis double et je suis une : ai-je dit pierre ou fleur, en disant Hyacinthe? »
 « O gemme de senteur, ô floraison adamantine et je ne sais quelle musique de paradis dans les syllabes fraîches, une volupté si délicate, des yeux si fraternels où le baiser s'alanguirait au charme de boire un merveilleux éther ! »
 Nous regardions les jeux de nos pareils, si dissemblables de nos rêves, et sans nous targuer de la fierté triste des exilés nous éprouvâmes l'étonnement de l'antipathie.
 — « Vous plaisez-vous à vivre?
 — « Oh ! si peu! répondit-elle, si peu que je ne sais si je vis vraiment. L'uniformité des jours me décourage comme une séquence de notes en l'accord majeur des félicités nulles. J'ai rêvé d'une blessure qui tombait sur moi d'en haut, de très haut, et je remerciais la Douleur d'avoir pensé à mon cœur. Je fus touchée de ce choix accidentel, mais je vois bien que je ne suis pas élue.
 — « La volonté du martyre est le martyre lui-même, mais pourquoi de tels désirs? Jouissez de vos songes et de votre chair,et si quelqu'un dit votre nom avec amour, ne serez-vous pas joyeuse?
 — « Oui, d'avoir donné une joie, mais à qui? Je voudrais, si j'aimais, d'exceptionnelles voluptés et aller si loin que l'éternité fût jalouse de ma floraison éphémère.
 — « L'éternité n'est pas jalouse, elle est protectrice, et l'abri de sa permanence est ouvert à tout acte significatif : c'est le palais des symboles. Inacessible aux vanités égoïstes du geste quotidien, impitoyable aux préventions négatives, son vantail accueille avec charité les esprits qui accueillent en eux l'Esprit d'amour. Et autour du palais, il y a des étangs d'une invincible stérilité : ceux qui ont dit non tombent là,et les fourmillements de la putréfaction même leur sont déniés ; ils deviennent le rien qu'ils voulurent, et les étangs sommeillent éternellement dans une invincible stérilité. — « Palais sans parfums et sans fleurs! Où sont les fleurs?
 — « Elles sont peintes sur les murs.
 — « Elles sont mortes.
 — « Elles sont vivantes, — comme des pensées!»
 Hyacinthe s'immobilisa selon l'idée qui agissait en elle. Debout parmi les ombres pâles d'une tapisserie, elle répéta:
 — « Elles sont mortes! Elles sont peintes sur le mur!... Parfois il m'a semblé d'être peinte sur un mur, morte, ou vivante pas plus qu'une pensée fanée, et des apparences aussi mortes que moi passaient, passaient, — comme maintenant! Comme toujours, n'est-ce pas? Suis-je autre qu'une des ombres pâles de cette tapisserie morte? Ah ! vous n'osez pas dire que je suis vivante? Vous ne l'oserez pas, si vous craignez le mensonge.
 — « Le privilège de vivre! Mais vous seriez la seule, Hyacinthe, la seule entre vos pareilles! Vous ne vivrez qu'en celui qui vous aura fait souffrir, — et cela ne suffit pas toujours. O folle plus primitive que les déesses abolies, quelle ambroisie de divinité croyez-vous donc avoir bue par la naïveté de vos yeux bleus! Et même le Divin n'a pu vivre que par la souffrance et par la mort : il vint demander à la candeur barbare le crucifiement de ses chairs élues et que son sang vierge, sous les verges, les épines,les clous, jaillît comme au désert les eaux fraîches des roches attendries.
 — « Je veux affermir l'ombre que je suis, dit Hyacinthe, je veux me vérifier et je veux m'exalter. Oh! le moyen, qu'importe, les ailes de velours de la Chimère ou le dos rugueux du Dragon? Mais, je veux, — quoi?
 — « Abandonne-toi!
 — « Oui! Et pourtant je m'aime, — si rien!
 — « Tu es prédestinée.
 — « Ne fais pas violence à ma volonté. »

III. — DUPLICITÉ


 Nous allâmes vers l'arborescence des piliers tordus dans la crypte. Eglise douce et discrète où nous entendîmes les enfantines voix de la salutation et les psalmodiements intérieurs de nos cœurs! Il y avait de l'ombre et des fleurs, des cierges et de l'encens, et un grand silence, un silence d'adoration et de peur lorsque sous les plis du suaire marqué de la croix la Victime se levait pour bénir.
 — « Damase, me dit Hyacinthe, agenouillez-vous et soyez pénitent de mes fautes, puisque je dois vous appartenir : ayez soin de mes fins dernières et qu'elles s'achèvent en conformité avec les lois de la rédemption.
 — « Hyacinthe, je vous chargerai sur mes épaules et je vous déposerai aux pieds de la Miséricorde.
 — « Tu me l'as demandé, — je m'abandonne.
 ― « Tout entière?
 — « Est-ce que je suis deux?
 — « Il y a la chair et l'esprit.
 — « Je ne suis ni chair ni esprit, je suis femme et fantôme : je deviendrai — ce que tu me feras.
 — « Tu deviendras ce que tu es et tu fleuriras selon la grâce de tes bonnes volontés. Que puis-je, sinon te cueillir et te faire sentir le prix de la sève qui sortira de tes blessures? Vivre, c'est en niant toute joie qui n'est que personnelle, toute douleur égoïste: le stupre d'être seul et de se plaire est le troisième péché, mais il contient les deux autres. Tout entière, — oui: tu ne dois te refuser ni à l'infini, qui, en te créant, t'a choisie, ni au fini, qui, en t'aimant, t'a triée d'entre la multitude des grains stériles. Sois la fécondité des adorations et des sourires et réjouis-toi du supplice d'être écrasée au pressoir, pour être bue, vin pur, dispensatrice des ivresses royales. Tout entière, ô vierge double, — oui: et sois spiritualisée, beauté charnelle, et sois réalisé, intellectuel fantôme. »
Le Chœur. — Prociil recedant somnia
  Et noctium phantasmata!
 — « Ecoute, la conjuration des voix prie pour la pureté de ton sommeil. Les mauvais songes s'enfuient mécontents et honteux, leur laideur cachée sous des manteaux couleur de nuit, et les phantasmes terrifiés retombent dans leurs cavernes comme des fumées trop lourdes. Endors-toi sur mon épaule, formalité charmante d'une essence que j'ignore, dors et tu n'auras pas d'autres rêves que le rêve de rêver.
 — « Je dors. »

IV. — L'ENCENS.


 Sa virginité connut l'étonnement d'avoir admis en soi un voyageur complètement inconnu. Il avait des façons amicales de s'insinuer qui fleuraient l'impertinence, des gestes spécieux et l'aplomb déconcertant de ces gens qui savent leurs forces, mesurent au juste les conséquences d'un coup d'audace. Hyacinthe se demandait comment elle avait pu précédemment proférer tant d'insanités et en écouter relatives aux délires spirituels. Comme tout était devenu clair! Des lumières rayonnaient sous ses paupières closes, et son intellect, libéré des doutes, planait, comme un oiseau d'aurore dans une atmosphère d'une limpidité éblouissante. Elle comprit que toutes les vérités, même les plus immémoriales, convergeaient vers un point central de sa chair et que ses muqueuses, par un ineffable mystère, renfermaient dans leurs plis obscurs toutes les richesses de l'infini. Pendant une seconde presque séculaire elle fut convaincue que sa propre essence avait absorbé et détenait à jamais l'essence de tout ; c'était une possession et une joie si démesurées qu'elle s'évanouit : à son réveil, elle ne sentit plus rien qu'une grande lassitude et l'insupportable effarement d'avoir été dupée. Néanmoins elle se sépara sans rancune du chimérique voyageur, et même lui voua une certaine amitié comme à un compagnon de grandes aventures, encore que fallacieuses.
 Moi qui l'aimais hautement, voulais opérer en elle la transposition au mode mineur de mes personnelles et volontaires illusions, je fus péniblement impressionné, car elle n'avait rien manifesté, sinon de la surprise. Après comme avant, elle se montra pareille, aussi triste de vivre si peu, mais d'une tristesse différente, où la déception remplaçait l'ignorance.
 Je la questionnai, mais la sensation était si loin, déjà, et si confuse, qu'elle répondit, avec cette franche simplicité convenue entre la noblesse de nos esprits:
 « Ce n'est pas bien supérieur à manger une pêche. »
 Comme le plaisir sexuel, hors les organismes de brutes, n'est que l'écho et la redondance du plaisir donné, ma joie diminua jusqu'à rien, jusqu'au rafraîchissement d'occasion, en une promenade, avec le fruit qui pend au-dessus du mur — et je doutai de la légitimité d'une telle défloration.
 Elle avoua cependant tout ce qui était vrai : le souvenir d'un envol dans les éthers, mais si imprécis! Plus tard, par la répétition de sensations identiques, sa mémoire se fortifia et elle put confirmer ma divination.
 — « Mais, ajouta-t-elle, il faudrait la durée, le toujours. Bref, ou moins bref, l'instant n'est qu'un instant.
 — « Et il n'y a que des instants. Croire que l'on capte l'infini dans un baiser!
 — « Alors, plus! »
 Cependant nous recommençâmes. La satisfaction physique s'affirma, mais c'était ensuite comme une humiliation d'avoir été heureux par de l'inconscience. Ces secousses étaient nécessaires ; elles nous devinrent une habitude et nous n'y pensâmes plus guère en dehors du moment même.
 Ainsi nous y avions mis de la poésie en vain et du cérémonial! Une chapelle privée, la nuit, des chants de jeunes filles, une assistance révérente aux mystères liturgiques, un évéque vieux et simoniaque à peine, de consécration presque pas douteuse, une immédiate installation sous des arbres d'une vénérabilité absolue, en une maison de jadis, close au vulgaire : et rien de sublime, pas une exceptionnelle volupté!
 Hyacinthe sortait d'une race morte au monde depuis des siècles. Fleur d'automne et la dernière, elle accumulait en son parfum tout l'esprit de cette sève tardive, mais la jeunesse de ses nuances avait quelque chose d'une teinte inaccomplie faute de soleil,rose penchée sur une rivière d'ombre. Quand elle marchait, elle avait l'air d'être enveloppée et portée par un souffle de mystère qui jouait dans ses cheveux blonds comme levent soulève et anime les touffes tombantes des viournes le long des haies d'octobre.
 Destinée par la pâleur de sa nature à de perpétuelles déceptions, elle n'en souffrait qu'un instant, se résignait. Je pouvais la comprendre, moi, que des folies leurraient sans repos, à qui les réalités extérieures, cérébralement exagérées d'avance, échappaient toujours quand j'avançais la main vers « la cueillaison du rêve ».
 Motif de désolation, oui, mais valable seulement pour des enfants; pourtant de telles faillites, souvent répétées, finissent par détruire la native confiance de l'être en la vie, — et bientôt l'on n'avance même plus la main, sûr de ne ramener vers soi que le vide. Au rebours de ce qui est cru, c'est là une acquisition plutôt qu'une perte; arrivé à cet état mental, l'homme a compris l'inutilité absolue du mouvement, il se confine en lui même, se trouve enfin apte à l'existence sérieuse et vraie. Il ne s'intéresse plus qu'à la seule pensée, ses relations avec le monde sont réduites au nécessaire strict, à l'entretien urgent du substratum matériel, et toutes les questions qui agitent les peuples, émeuvent les individus, acquièrent immédiatement l'importance du fétu qui révolutionne une fourmilière.
 Hyacinthe était apte à recevoir ces idées : elle les accepta, et, mésestimant tout le reste, nous nous occupâmes de nous-mêmes et de l'infini.
 Nous-mêmes, c'était l'amour. Spirituellement, nous ne pouvions nous atteindre qu'en Dieu, après avoir gravi la montagne mystique, et là, souffrir la crucifixion sur la croix de l'éternel Jésus: c'est ce que j'avais promis à Hyacinthe et c'est ce qu'elle croyait vouloir.
 Physiquement, tous les grains de l'encens profane n'avaient pas été brûlés. Je ne voulus pas condamner celle qui m'était confiée à l'ignorance éternelle d'un art si généralement estimé, et, tout en souhaitant qu'ils lui répugnassent, je lui en dévoilai les éléments les plus secrets.
 La curiosité la soutint dans cette épreuve, et nous épuisâmes avec méthode tous les articles de l'évangile gnostique, sans que notre santé eût notablement fléchi.
 — « Exceptionnelles voluptés, me dit-elle un jour, soit, mais tout cela revient au même et l'équivalence des moyens est certaine puisque le but atteint est toujours identique. De plus, l'exceptionnel qui se répète ne diffère pas du banal et enfin les recommencements du fini, c'est-à-dire du rien, ne peuvent jamais donner au total que néant. Je suis lasse et triplement dupée, je suis sans espoir! Pourquoi m'as-tu traînée dans la honte des péchés abominables?
 — « Pour que tu sois bien vraiment sans espoir charnel, pour que tu connaisses l'humiliation d'avoir un sexe insatiable et menteur.
 —.« Si nous continuons, je te mépriserai.
 — « Hyacinthe, ton corps adorable me fait horreur.
 — « Damase, tes lèvres perverses me font mal aux yeux, quand je les regarde, — après!
 — « Ton profil est toujours ma joie.
 — « Damase, te souviens-tu que nos âmes se visitèrent, — aux matines de notre amour?
 — « Oui, et tu étais pure, — comme le silence!
 — « Rends-la moi, ma primordiale pureté.
 — « La confession est lustrale, Hyacinthe. Ne viens-tu pas de dire ta honte? — Elle n'est plus.»

Une Voix. — Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora!

 — « Le Verbe est répandu dans l'air et l'air, parfois,se condense en paroles. La pensée des invisibles gardiens est toujours présente autour de nous et la circonvolution de leurs ailes nous protège charitablement. Ils savent nos volontés et les réalisent quand elles ne contredisent pas les normes. Leur pouvoir, c'est la métaphore de tendre la main, et la voix est souvent la grande auxiliatrice : ils se font entendre s'il le faut. Que l'ennemi donc soit absent du cercle de notre communauté et qu'à nos corps la souillure soit épargnée, — dans l'avenir, dans le présent et dans le passé!
 — « Et dans le passé! dit Hyacinthe. Que ce qui fut fait soit défait! Pourtant, je voudrais — me souvenir. Je voudrais garder la mémoire des instants où tu pénétras dans ma chair pour la glorification — vaine, mais lumineuse — de ma sensibilité de femme. Car, enfin, si je suis fantôme un peu moins je le dois à des insistances corporelles, et cela compte, même péché. Et qu'elle me dure aussi, la mémoire de ton inconscience et de tous nos gestes d'amour et surtout de l'abandon premier si peureux, avec ses yeux baissés et sa si gauche manière de se défendre contre la joie de connaître, la joie de la pomme amère croquée à deux, comme des enfants,— et quand c'est mangé, c'est fini! Et, tiens, duperie ou non, je t'aime! »
 Cantique. — Écoute mes soupirs, ô sire, mes soupirs ont brisé la viole aux sept cordes, mais j'en ferai sept autres avec mes sept désirs.
 Écoute mes paroles, ô folle, tes paroles ont brisé les cordes de mon cœur, mais j'en ferai sept autres avec tes sept soupirs.
 — « Tu me rejouis, Hyacinthe, plus que le parfum des sept roses, qui sont les sept voluptés: les roses sont mortes, mais tu vis, toi, — ô mon amour! Oui, comme tu l'as dit : Tout entière! Et pourquoi nous fâcher contre les défaillances du réel et ne pas nous plaire même à l'absurde qui nous trompe, si c'est par des caresses? Nous savons que la sensation ne donne rien : amusons nous pourtant à ce rien,— qui est tout dans le moment où il surgit en nos imaginations, et restons franchement contradictoires, afin de pouvoir sourire de nous-mêmes aux occasions tragiques.
 — « Duperie ou non, je t'aime, répéta Hyacinthe. Et toi aussi, n'est-ce pas? Alors, soyons l'un pour l'autre une agréable odeur. »
 Elle me baisa sur la bouche et nous nous exaltâmes de la meilleure foi du monde.
 (A suivre.)

Remy de Gourmont.

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