Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin

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G.-Albert Aurier, « Le Symbolisme en Peinture : Paul Gauguin », Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891, p. 155-165


LE SYMBOLISME EN PEINTURE

PAUL GAUGUIN

Que crois-tu qu'il répondrait si on lui disait que, jusqu'alors, il n'a vu que des fantômes, qu'à présent il a devant les yeux des objets plus réels et plus près de la vérité? Ne penserait-il pas que ce qu'il voyait auparavant était plus réel que ce qu'on lui montre? Platon.


 Loin, très loin, sur une fabuleuse colline, dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c'est la lutte biblique de Jacob avec l'Ange.
 Tandis que ces deux géants de légende, que l'éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent, intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute, ce qui se passe là-bas, sur cette fabuleuse colline empourprée. Ce sont des paysannes. Et à l'envergure de leurs coiffes blanches éployées comme des ailes de goëland, et aux typiques bigarrures de leurs fichus, et aux formes de leurs robes et de leurs caracos, on les devine originaires de la Bretagne. Elles ont les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d'extraordinaires contes un peu fantastiques affirmés par quelque bouche incontestable et révérée. On les dirait dans une église, tant silencieuse est leur attention, tant recueilli, tant agenouillé, tant dévot est leur maintien ; on les dirait dans une église et qu'une vague odeur d'encens et de prière volette parmi les ailes blanches de leurs coiffes et qu'une voix respectée de vieux prêtre plane sur leurs têtes.... Oui, sans doute, dans une église, dans quelque pauvre église de quelque pauvre petit bourg breton.... Mais alors où sont les piliers moisis et verdis? où les murs laiteux avec l'infirme chemin de croix chromolithographique? où la chaire de sapin? où le vieux curé qui prêche et dont l'on entend, certes, dont l'on entend la voix marmonnante? Où, tout cela? Et pourquoi, là-bas, loin, très loin, le surgissement de cette colline fabuleuse, dont le sol apparaît de rutilant vermillon?...
 Ah! c'est que les piliers moisis et verdis et les murs laiteux et le petit chemin de croix chromolithographique et la chaire de sapin et le vieux curé qui prêche se sont, depuis bien des minutes, anéantis, n'existent plus pour les yeux et pour les âmes des bonnes paysannes bretonnes!... Quel accent merveilleusement touchant, quelle lumineuse hypotypose, étrangement appropriés aux frustres oreilles de son balourd auditoire, a rencontrés ce Bossuet de village qui ânonne? Toutes les ambiantes matérialités se sont dissipées en vapeurs, ont disparu ; lui même, l'évocateur, s'est effacé, et c'est maintenant sa Voix, sa pauvre vieille pitoyable Voix bredouillante, qui est devenue visible, impérieusement visible, et c'est sa Voix que contemplent, avec cette attention naïve et dévote, ces paysannes à coiffes blanches, et c'est sa Voix, cette vision villageoisement fantastique, surgie, là-bas, loin, très loin, sa Voix, cette colline fabuleuse, dont le sol est couleur vermillon, ce pays de rêve enfantin, où les deux géants bibliques, transformés en pygmées par l'éloignement, combattent leur dur et formidable combat!...
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 Or, devant cette merveilleuse toile de Paul Gauguin, qui illumine vraiment l'énigme du Poème, aux paradisiaques heures de la primitive humanité, qui révèle les charmes ineffables du Rêve, du Mystère et des voiles symboliques que ne soulèvent qu'à demi les mains des simples ; qui résout, pour le bon liseur, l'éternel problème psychologique de la possibilités des religions, des politiques et des sociologies ; qui montre enfin la farouche bête primordiale domptée par les philtres enchanteurs de la Chimère ; devant cette toile prodigieuse, non point, certes, tel banquier adipeux et prudhommesque s'enorgueillissant d'une galerie encombrée de Detaille (valeur sûre) et de Loustauneau (valeur d'avenir), mais même tel amateur, réputé intelligent et ami des juvéniles audaces au point d'admettre l'arlequinesque vision des pointillistes, de s'écrier :
—Ah! non, par exemple!... Celle-là est trop forte!... Des coiffes et des fichus de Ploërmel, des Bretonnes, et de cette fin de siècle, dans un tableau qui s'intitule : La Lutte de Jacob avec l'Ange!! Sans doute, je ne suis pas réactionnaire, j'admets l'impressionnisme, je n'admets même que l'impressionnisme, mais....
— Et qui donc vous a dit, mon cher monsieur, qu'il s'agissait là d'impressionnisme?
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 Peut-être, en effet, serait-il temps de dissiper une

équivoque fâcheuse, qui fut incontestablement créée par ce mot d’impressionnisme, dont on n'a que trop abusé.
 Pour le public ― j'entends ce minuscule public à peu près intelligent qui se préoccupe encore de cette futilité anachronique, l'Art ― il n'existe, on le sait, que deux classes de peintres : les peintres académiques, c'est-à-dire ceux qui congrûment éduqués, diplômés et patentés par la faculté ès-art de la rue Bonaparte, brocantent, à des prix israélites, du beau officiel, dans le genre antique, moderne ou autre, breveté avec garantie du gouvernement ― et, d'autre part, les peintres impressionnistes, c'est-à-dire tous ceux qui, révoltés contre les goûts imbéciles des critiques de boulevard et contre les ignares formulailleurs de l'école, se permettent l'outrecuidante liberté de ne pas copier quelqu'un.
 Voilà qui serait bien, et cette appellation en vaudrait une autre. Malheureusement, pour largement entendue qu'elle soit, elle implique un sens, un sens précis même, et qui n'est point sans dérouter le public. Ce vocable : « impressionnisme », en effet, qu'on le veuille ou non, suggère tout un programme d'esthétique fondée sur la sensation. L'impressionnisme, c'est et ce ne peut être qu'une variété du réalisme, un réalisme affiné, spiritualisé, dilettantisé, mais toujours le réalisme. Le but visé, c'est encore l'imitation de la matière, non plus peut-être avec sa forme propre, sa couleur propre, mais avec sa forme perçue, avec sa couleur perçue, c'est la traduction instantanée, avec toutes les déformations d'une rapide synthèse subjective. MM. Pissaro et Claude Monet traduisent, certes, les formes et les couleurs autrement que Courbet, mais, au fond, comme Courbet, plus même que Courbet, ils ne traduisent que la forme et que la couleur. Le substratum et le but dernier de leur art, c'est la chose matérielle, la chose réelle. Le public a donc fatalement, en prononçant ce mot d’impressionnisme, la vague notion d'un programme de réalisme spécial ; il s'attend à des œuvres qui ne seront que la fidèle traduction sans nul au-delà d'une impression exclusivement sensorielle, d'une sensation. Si donc, par hasard, il se trouvait dans le groupe hétérogène des peintres indépendants étiquetés du titre en question quelques artistes engagés en voies d'art différentes, voire contraires, le bon public, cet éternel et béat adorateur des catalogues, ne faillirait évidemment point à,

comme on dit, y perdre son latin, et, déjà, je le vois, haussant ses omnipotentes épaules, ricaner :
 —C'est idiot!... car cet impressionniste me peint des impressions que nul ne peut jamais avoir ressenties!...
 ne serait-ce point là, par hasard, l'explication de l'analogue boutade proférée devant le tableau de Gauguin par « l'amateur réputé intelligent et ami des juvéniles audaces au point d'admettre l'arlequinesque vision des pointillistes », dont il fut parlé plus haut?...
 Quoi qu'il en soit, aujourd'hui qu'en littérature nous assistons ― cela commence à devenir évident ― à l'agonie du naturalisme, alors que nous voyons se préparer une réaction idéaliste, mystique même, il faudrait s'étonner si les arts plastiques ne manifestaient aucune tendance vers une pareille évolution. La lutte de Jacob avec l'Ange, que j'ai tenté décrire en exorde de cette étude, témoigne assez, je crois, que cette tendance existe, et l'on doit comprendre que les peintres engagés dans cette voie nouvelle ont tout intérêt à ce que l'on débarrasse de cette absurde étiquette d’impressionnistes qui implique, il faut le répéter, un programme directement contradictoire du leur. Cette petite discussion sur les mots, ridicule peut-être en apparence, était pourtant, j'estime, nécessaire : le public, suprême juge en matière d'art, ayant l'incurable habitude, qui ne le sait? de ne juger les choses que sur leurs noms. Donc, qu'on invente un nouveau vocable en iste (il y en a tant déjà qu'il n'y paraîtra point!)pour les nouveaux venus, à la tête desquels marche Gauguin : synthétistes, idéistes, symbolistes, comme il plaira, mais surtout qu'on renonce à cette inepte appellation générale d'impressionnistes et qu'on réserve strictement ce titre aux peintres pour lesquels l'art n'est qu'une traduction des sensations et des impressions de l'artiste.
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 Oh! combien rares, en vérité, parmi ceux qui se targuent de « dispositions artistiques », combien rares les heureux dont les paupières de l'âme se sont entrouvertes et qui peuvent s'écrier avec Swedenborg, le génial halluciné : « Cette nuit même, les yeux de mon homme intérieur furent ouverts : ils furent rendus propres à regarder dans les cieux, dans le monde des idées et dans les enfers!... » Et pourtant n'est ce point là la préalable et nécessaire initiation que doit subir le vrai artiste, l'artiste absolu?...
 Paul Gauguin me semble un de ces sublimes voyeurs. Il m'apparaît comme l'initiateur d'un art nouveau, non point dans l'histoire, mais, au moins, dans notre temps. Analysons donc cet art à un point de vue d'esthétique générale. Ce sera, il me semble, étudier l'artiste lui-même, et peut-être faire mieux que la superficielle monographie composée de quelques vingt toiles décrites et de dix clichés complimenteurs dont se satisfait, d'ordinaire, la Critique d'aujourd'hui.
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 Il est évident – et l'affirmer est presque une banalité – qu'il existe dans l'histoire de l'art deux grandes tendances contradictoires qui, incontestablement, dépendent l'une de la cécité, l'autre de la clairvoyance de cet « œil intérieur de l'homme » dont parle Swedenborg, la tendance réaliste et la tendance idéiste (je ne dis point idéaliste, on verra pourquoi).
 Sans doute, l'art réaliste, l'art dont l'unique but est la représentation des extériorités matérielles, des apparences sensibles, constitue une manifestation esthétique intéressante. Il nous révèle, en quelque sorte, par contre-coup, l'âme de l'ouvrier, puisqu'il nous montre les déformations qu'a subies l'objet en la traversant. D'ailleurs, nul ne conteste que le réalisme, s'il fut prétexte à bien des hideurs, impersonnelles et banales comme des photographies, a aussi parfois produit d'incontestables chefs-d'œuvre, qui resplendissent dans le musée de toutes les mémoires. Mais, pourtant, il n'en est pas moins indiscutable qu'à qui veut loyalement réfléchir l'art idéiste apparaît plus pur et plus élevé – plus pur et plus élevé de toute la pureté et de toute l'élévation qui sépare la matière de l'idée. On pourrait même affirmer que l'art suprême ne saurait être qu'idéiste, l'art, par définition, n'étant (nous en avons l'intuition) que la matérialisation représentative de ce qu'il y a de plus élevé et de plus vraiment divin dans le monde, de ce qu'il y a, en dernière analyse, de seul existant, l'Idée. Ceux donc qui ne savent ni voir l'Idée, ni y croire, ne sont-ils pas dignes de nos compassions ainsi que l'étaient pour les hommes libres les pauvres stupides prisonniers de la Caverne allégorique de Platon?
 Et cependant, si l'on excepte la plupart des Primitifs et quelques-uns des grands maîtres de la Renaissance, la tendance générale de la peinture, on le sait, a été jusqu'à maintenant presque exclusivement réaliste. Beaucoup même avouent ne pouvoir comprendre que la peinture, cet art représentatif par excellence, capable d'imiter jusqu'à l'illusionnisme tous les attributs visibles de la matière puisse être autre chose qu'une reproduction fidèle et exacte de l'objectivité, qu'un ingénieux fac-similé du monde prétendu réel. Les idéalistes eux-mêmes (que, je le répète, il faut se garder de confondre avec les artistes qu'il m'a plu nommer : idéistes) ne furent, le plus souvent, quoi qu'ils prétendent, que des réalistes : le but de leur art ne fut que la représentation directe des formes matérielles; ils se sont contentés d’arranger l'objectivité, suivant certaines notions de qualité conventionnelles et préjugées; ils se sont piqués de nous présenter des objets beaux, mais beaux en tant qu'objets, l'intérêt de leurs œuvres résidant, toujours et encore, dans les qualités de la forme, c'est-à-dire de la réalité; ce qu'ils ont appelé idéal ne fut jamais que le roublard maquillage des laides choses tangibles. En un mot, ils ont peint une objectivité conventionnelle, mais une objectivité et, pour paraphraser le mot célèbre de l'un d'entre eux, Gustave Boulanger, il n'y a guère, au fond, entre idéalistes et réalistes contemporains, que la différence du choix « entre le casque et la casquette »!
 Eux aussi, ils sont les pauvres stupides prisonniers de l'allégorique Caverne. Laissons-les donc s'abêtir en la contemplation des ombres qu'ils prennent pour la réalité, et revenons vers les hommes qui leurs chaînes brisées, s'extasient à contempler, loin du cruel cachot natif, le ciel radieux des Idées.
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 Le but normal et dernier de la peinture, ai-je dit, comme ailleurs de tous les arts, ne saurait être la représentation directe des objets. Sa finalité est d'exprimer, en les traduisant dans un langage spécial, les Idées.
 Aux yeux de l'artiste, en effet, c'est-à-dire aux yeux de celui qui doit être l’Exprimeur des Etres absolus, les objets, c'est-à-dire les êtres relatifs qui ne sont qu'une traduction proportionnée à la relativité de nos intellects des êtres absolus et essentiels, des Idées, les objets ne peuvent lui apparaître que comme des signes. Ce sont les lettres d'un immense alphabet que l'homme de génie seule sait épeler.
 Écrire sa pensée, son poème, avec ces signes, en se rappelant que le signe, pour indispensable qu'il soit, n'est rien en lui-même et que l'idée seule est tout, telle

apparaît donc la tâche de l'artiste dont l'œil a su discerner les hypostases des objets tangibles. La première conséquence de ce principe, trop évidente pour qu'il faille s'y arrêter, c'est, on le devine, une nécessaire simplification dans l'écriture du signe. Si ce n'était, en effet, le peintre ne ressemblerait-il point au littérateur ingénu qui penserait ajouter quelque chose à son œuvre en soignant et en ornementant de futiles paraphes sa calligraphie?

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 Mais, s'il est vrai que, dans le monde, les seuls êtres réels ne puissent être que des Idées, s'il est vrai que les objets ne sont que les apparences révélatrices de ces idées et, par conséquent, n'ont d'importance qu'en tant que signes d'Idées, il n'en est pas moins vrai qu'à nos yeux d'hommes, c'est-à-dire à nos yeux d'orgueilleuses ombres d'êtres purs, d'ombres vivant dans l'inconscience de leur état illusoire et dans l'aimée duperie du spectacle des fallacieuses tangibilités, il n'en est pas moins vrai qu'à nos myopes yeux les objets apparaissent le plus souvent comme objets, rien que comme objets, indépendamment de leur symbolique signification — au point que, parfois, nous ne pouvons, malgré de sincères efforts, les imaginer en tant que signes.
 Cette néfaste propension à ne considérer, dans la vie pratique, l'objet que comme objet est évidente et, l'on peut dire, quasiment générale. L'homme supérieur, seul, illuminé par cette suprême vertu que les Alexandrins nommaient si justement l'extase, sait se persuader qu'il n'est lui-même qu'un signe jeté, par une mystérieuse préordination, au milieu d'une innombrable foule de signes; lui seul sait, dompteur du monstre illusion, se promener en maître dans ce temple fantastique

 

Où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles...

alors que l'imbécile troupeau humain, dupé par les apparences qui lui feront nier les idées essentielles, passera éternellement aveugle

 

A travers les forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 L'œuvre d'art ne doit point, même pour l'œil du populaire bétail, prêter à pareille équivoque. Le dilettante, en effet (qui n'est point artiste,et qui, par conséquent, n'a point le sens des correspondances symboliques), se trouverait devant elle dans une situation analogue à celle de la foule devant les objets de nature. Il en percevrait les objets représentés qu'en tant qu'objets — ce qu'il importe d'éviter. Il faut donc que, dans l'œuvre idéiste, cette confusion ne puisse se produire, il faut donc que nous soyons mis en état de ne pouvoir douter que les objets, dans le tableau, n'ont aucune valeur en tant qu'objets, qu'ils ne sont que des signes, des verbes, n'ayant en eux-mêmes nulle autre importance.
 Conséquemment, certaines lois appropriées devront régenter l'imitation picturale. L'artiste, de toute nécessité, aura la tâche de soigneusement éviter cette antinomie de tout art : la vérité concrète, l'illusionnisme, le trompe-l'œil, de façon à ne point donner par son tableau cette fallacieuse impression de nature qui agirait sur le spectateur comme la nature elle-même, c'est-à-dire sans suggestion possible, c'est-à-dire (qu'on me pardonne le néologisme barbare) idéicidement.
 Il est logique de l'imaginer fuyant, afin de se garder de ces périls de la vérité concrète, l'analyse de l'objet. Chaque détail, en effet, n'est, en réalité, qu'un symbole partiel inutile le plus souvent à la signification totale de l'objet. Le strict devoir du peintre idéiste est, par conséquent, d'effectuer une sélection raisonnée parmi les multiples éléments combinés en l'objectivité, de n'utiliser en son œuvre que les lignes, les formes, les couleurs générales et distinctives servant à écrire nettement la signification idéique de l'objet, plus les quelques symboles partiels corroborant le symbole général.
 Même, il est aisé de le déduire, ces caractères directement significateurs (formes, lignes, couleurs, etc.), l'artiste aura toujours le droit de les exagérer, de les atténuer, de les déformer, non seulement suivant sa vision individuelle, suivant les moules de sa personnelle subjectivité (ainsi qu'il arrive même dans l'art réaliste), mais encore de les exagérer, de les atténuer, de les déformer, suivant les besoins de l'Idée à exprimer.

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 Donc, pour enfin se résumer et conclure, l'œuvre d'art telle qu'il m'a plu la logiquement évoquer sera :
 Idéiste, puisque son idéal unique sera l'expression de l'Idée ;
 Symboliste, puisqu'elle exprimera cette Idée par des formes ;
  Synthétique, puisqu'elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ;
  Subjective, puisque l'objet n'y sera jamais considéré en tant qu'objet, mais eu tant que signe d'idée perçu par le sujet ;

 5° (C'est une conséquence) décorative — car la peinture décorative proprement dite, telle que l'ont comprise les Egyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n'est rien autre chose qu'une manifestation d'art à la fois subjectif, synthétique, symboliste et idéiste.
 Or, qu'on veuille bien y réfléchir, la peinture décorative c'est, à proprement parler, la vraie peinture. La peinture n'a pu être crée que pour décorer de pensées, de rêves et d'idées les murales banalités des édifices humains. Le tableau de chevalet n'est qu'un illogique raffinement inventé pour satisfaire la fantaisie ou l'esprit commercial des civilisations décadentes. Dans les sociétés primitives, les premiers essais picturaux n'ont pu être que décoratifs.
 Cet art, que nous avons essayé de légitimer et de caractériser par toutes les déductions antécédentes, cet art qui a pu paraître compliqué et que tels chroniqueurs traiteraient volontiers d'art déliquescent, se trouve donc, en dernière analyse, ramené à la formule de l'art simple, spontané et primordial. C'est là le criterium de la justesse des raisonnements esthétiques employés. L'art idéiste, qu'il fallait justifier par d'abstraites et compliquées argumentations, tant il semble paradoxal à nos civilisations décadentes et oublieuses de toute initiale révélation, est donc, sans nul conteste, l'art véritable et absolu, puisque, légitime au point de vue théorique, il se trouve, de plus, au fond, identique à l'art primitif, à l'art tel qu'il fut deviné par les génies instinctifs des premiers temps de l'humanité.

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 Mais est-ce encore tout? Ne manquerait-il point encore quelque élément à l'art ainsi compris pour être vraiment l'Art ?
 Cet homme qui, grâce à son génie natif, grâce à des vertus acquises, se trouve, devant la nature, sachant lire en chaque objet la signification abstraite, l'idée primordiale et supplanante, cet homme qui, par son intelligence et par son adresse, sait se servir des objets comme d'un sublime alphabet pour exprimer les Idées dont il a la révélation, serait-il vraiment, par cela même, un artiste complet? Serait-il l'Artiste?
 N'est-il pas plutôt un génial savant, un suprême formuleur qui sait écrire les Idées à la façon d'un mathématicien ? N'est-il pas en quelque sorte un algébriste des Idées et son œuvre n'est-elle point une merveilleuse équation, ou plutôt une page d'écriture idéographique rappelant les textes hiéroglyphiques des obélisques de l'antique Egypte ?
 Oui, sans doute, l'artiste, s'il n'a point quelque autre don psychique, ne sera que cela, car il ne sera qu'un compréhensif exprimeur, et si la compréhension complétée par le pouvoir d'exprimer suffit à constituer le savant, elle ne suffit pas à constituer l'artiste.
 Il lui faudra, pour être réellement digne de ce beau titre de noblesse — si pollué en notre industrialiste aujourd’hui — joindre à ce pouvoir de compréhension un don plus sublime encore, je veux parler du don d’émotivité, non point certes cette émotivité que sait tout homme devant les illusoires combinaisons passionnelles des êtres et des objets, non point cette émotivité que savent les chansonniers de café-concert et les fabricants de chromo — mais cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l'âme devant le drame ondoyant des abstractions. Oh ! combien sont rares ceux dont s'émeuvent les corps et les cœurs au sublime spectacle de l’Etre et des Idées pures ! Mais aussi cela est le don sine qua non, cela est l'étincelle que voulait Pygmalion pour sa Galathée, cela est l'illumination, la clef d'or, le Daimôn, la Muse...
 Grâce à ce don, les symboles, c'est-à-dire les Idées, surgissent des ténèbres, s'animent, se mettent à vivre d'une vie qui n'est plus notre vie contingente et relative, d'une vie éblouissante qui est la vie essentielle, la vie de l'Art, l'être de l’Etre.
 Grâce à ce don, l'art complet, parfait, absolu, existe enfin.

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 Tel est l'art qu'il est consolant de rêver, tel est l'art que j'aime imaginer, en les obligatoires promenades parmi les piteuses ou turpides artistailleries qui encombrent nos industrialistes expositions. Tel est l'art, aussi, je crois, à moins que je n'aie mal interprété la pensée de son œuvre, qu'a voulu instaurer en notre lamentable et putréfiée patrie ce grand artiste de génie, à l'âme de primitif et, un peu, de sauvage, Paul Gauguin.
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 Son œuvre, merveilleuse déjà, je ne puis la décrire ni l'analyser ici. Il me suffit d'avoir essayé de caractériser et de légitimer la conception très louable d'esthétique qui parait guider ce grand artiste. Comment, en effet, suggérer avec des mots tout l'inexprimable, tout l'océan d'Idées que l'œil clairvoyant peut entrevoir dans ces magistrales toiles : le Calvaire, la Lutte de Jacob avec l'Ange, le Christ Jaune, dans ces merveilleux paysages de la Martinique et de Bretagne, où toute ligne, toute forme, toute couleur est le verbe d'une Idée, dans ce sublime Jardin des Oliviers où un Christ aux cheveux incarnadins, assis dans un site de désolation, semble pleurer les douleurs ineffables du rêve, l'agonie des Chimères, la trahison des contingences, la vanité du réel et de la vie et, peut-être, de l'au-delà... Comment dire la philosophie sculptée dans ce bas-relief ironiquement libellé : Soyez amoureuses et vous serez heureuses, où toute la Luxure, toute la lutte de la chair et de la pensée, toute la douleur des voluptés sexuelles se tordent et, pour ainsi dire, grincent des dents? Comment évoquer cet autre bois sculpté : Soyez mystérieuses, qui célèbre les pures joies de l'ésotérisme, les troublants caressements de l'énigme, les fantastiques ombrages des forêts du problème? Comment raconter enfin ces étranges et barbares et sauvages céramiques où, sublime potier, il a pétri plus d'âme que d'argile?...

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 Et pourtant, qu'on y songe, si troublante, si magistrale et si merveilleuse que soit cette œuvre, elle n'est que peu, comparée à celle que Gauguin eût pu produire, placé dans une civilisation autre. Gauguin, il faut le répéter, de même que tous les peintres idéistes, est, avant tout, un décorateur. Ses compositions se trouvent à l'étroit dans le champ restreint des toiles. On serait tenté parfois de les prendre pour des fragments d'immenses fresques, et presque toujours elles semblent prêtes à faire éclater les cadres qui les bornent indûment!...
 Eh quoi! nous n'avons, en notre siècle agonisant, qu'un grand décorateur, deux peut-être, en comptant Puvis de Chavannes, et notre imbécile société de banquiers et de polytechniciens refuse de donner à ce rare artiste le moindre palais, la plus infime masure nationale où accrocher les somptueux manteaux de ses rêves!
 Les murs de nos Panthéons de Béotie sont salis par les éjaculations des Lenepveu et des Machin de l'Institut!...
 Ah! messieurs, comme la postérité vous maudira, vous raillera et crachera sur vous, si quelque jour le sens de l'art se réveille dans l'esprit de l'humanité!,,.Voyons, un peu de bon sens, vous avez parmi vous un décorateur de génie : des murs! des murs ! donnez-lui des murs!...
 9 février 1891.

G.-Albert Aurier.

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