Le jour de l'An de Poil de Carotte

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Jules Renard, « Le jour de l'An de Poil de Carotte », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 49-51.


le jour de l'an
DE POIL DE CAROTTE


 Il neigeait. Pour que le jour de l'an réussisse, il faut qu'il neige.
 Madame Lepic avait prudemment laissé la porte de la cour verrouillée. Déjà des gamins secouaient le loquet, cognaient au bas, discrets d'abord, puis hostiles, à coups de sabots, et, las d'espérer, s'éloignaient à reculons, les yeux encore vers la fenêtre d'où Madame Lepic les épiait. Le bruit de leurs pas s'étouffait dans la neige.
 Poil de Carotte sauta du lit, alla se débarbouiller, sans savon, dans l'auge du jardin. Elle était gelée. Il dut en casser la glace, et ce premier exercice répandit par tout son corps une chaleur plus saine que celle des poêles. Mais il feignit de se mouiller la figure, et, comme on le trouvait toujours sale, même lorsqu'il avait fait sa toilette à fond, il n'ôta que le plus gros.
 Dispos et frais pour la cérémonie, il vint se placer derrière grand frère Félix, qui se tenait derrière sœur Ernestine, l'aînée. Tous trois entrèrent dans la cuisine. Monsieur et Madame Lepic s'y étaient réunis, sans en avoir l'air.
 Sœur Ernestine les embrassa et dit:
 — « Bonjour papa, bonjour maman, je vous souhaite une bonne année, une bonne santé et le paradis à la fin de vos jours. »
 Grand frère Félix dit la même chose, très vite, courant au bout de la phrase, et embrassa pareillement.
 Mais Poil de Carotte sortit de sa casquette une lettre. On lisait sur l'enveloppe fermée : « À mes Chers Parents. » Elle ne portait pas d'adresse. Un oiseau d'espèce rare, riche en couleurs, filait, d'un trait, dans un coin.
 Poil de Carotte la tendit à Madame Lepic, qui la décacheta, étonnée. Des fleurs écloses ornaient abondamment la feuille de papier, et une telle dentelle en faisait le tour que souvent la plume de Poil de Carotte était tombée dans des trous, éclaboussant le mot voisin.
 — « Et moi, je n'ai rien ! » dit Monsieur Lepic.
 — « C'est pour vous deux, répondit Poil de Carotte ; maman te la prêtera. »
 — « Ainsi, tu aimes mieux ta mère que moi. Alors, fouille-toi, pour voir si cette pièce de dix sous neuve est dans ta poche ! »
 — « Patiente un peu, dit Poil de Carotte ; maman a fini. »
 — « Tu as du style, dit Madame Lepic, mais une si mauvaise écriture que je ne peux pas lire. »
 — « Tiens, papa, dit Poil de Carotte empressé, à toi, maintenant. »
 Tandis que Poil de Carotte, se tenant bien, attendait la réponse, Monsieur Lepic lut la lettre une fois, deux fois, l'examina longuement, selon son habitude fit « Ah !ah! » et la déposa sur la table.
 Elle ne servait plus à rien, son effet entièrement produit. Elle appartenait à tout le monde. Chacun pouvait voir, toucher. Sœur Ernestine et grand frère Félix la prirent à leur tour et y cherchèrent des fautes d'orthographe. Ensuite ils la rendirent à Poil de Carotte.
 Il la tournait et la retournait, souriait laidement, et semblait demander : « Qui en veut ? »
 Enfin il la resserra dans sa casquette.
 On distribua les étrennes. Sœur Ernestine eut une poupée aussi haute qu'elle, plus haute, et grand frère Félix une boite de soldats en plomb, prêts à se battre.
 — « Je t'ai réservé une surprise, » dit Madame Lepic à Poil de Carotte.
 — « Ah oui ! » dit-il.
 — « Pourquoi cet « ah oui ! » Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre. »
 — « Jamais voie Dieu, si je la connais, » dit Poil de Carotte.
 Il leva la main en l'air, grave, sûr de lui. Madame Lepic ouvrit le buffet. Poil de Carotte haletait. Elle enfonça son bras jusqu'à l'épaule, et, lente, mystérieuse, ramena sur un papier jaune une pipe en sucre rouge.
 Poil de Carotte, sans hésitation, rayonna de joie. Il savait ce qu'il lui restait à faire. Tout de suite, il voulut fumer en présence de ses parents, sous les regards envieux (mais on ne peut pas tout avoir) de grand frère Félix et de sœur Ernestine. Sa pipe de sucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambra, inclina la tête du côté gauche. Il arrondit la bouche, rentra les joues et aspira avec force et bruit.
 Puis, quand il eût lancé jusqu'au ciel une énorme bouffée:
 — « Elle est bonne, dit-il, elle tire bien. »

Jules Renard.


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