Le sens esthétique chez les russes

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Princesse Nadejda, « Le sens esthétique chez les russes », Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 75-87.


LE SENS ESTHETIQUE

chez les russes


 Je sors toute mélancolique d'une querelle avec Ivan Egorovitch.
 J'ai dû battre en retraite sagement: son irritabilité était extrême. Pensez donc! J'avais inprudemment froissé la fibre patriotique qu'il a si délicate.
 Mais, morbleu! il y a des gens qui mêlent le patriotisme où il n'a que faire. Je me rappelle avoir un jour fâché tout rouge un Italien, parce que je trouvais que son pays manquait de fraîcheur. Il aurait voulu tout avoir: et la Chapelle Sixtine et les brises de l'Océan. Une autre fois, j'ai été prise à partie fort brutalement par un Anglais, pour avoir osé prétendre que la musique était un art pour lequel les fils d'Albion avaient jusqu'ici montré peu de génie. J'ai failli aussi être dévorée vive par un Allemand, devant qui je m'étais laissée aller à dire que ses compatriotes étaient en général assez dénués d'esprit. Quant aux Français, on risque de s'attirer de méchantes affaires si l'on ne tombe pas à plat ventre d'accord avec eux qu'ils sont la première nation du monde.
 Il me paraît que le patriotisme consiste simplement à aimer son pays, et non pas à en déguiser les manques; à se dire : il est comme ça, mais je l'aime tout de même.
 Ivan Egorovitch, lui, dit autrement. Il dit : Je suis Russe, donc la Russie détient toutes les perfections.
 La grande querelle s'éleva sur un motif bien futile. J'offrais le thé dans un charmant service japonais, que j'avais assorti, par caprice et par amusante fantaisie, d'une de ces captivantes argenteries florentines aux statuettes finement ciselées. Ce furent ces innocentes cuillers qui firent bondir le prince.
 — Comment ! s'écria-t-il, vous méprisez l'argenterie nationale ! Oh ! princesse, je vous pardonnais tout: je vous pardonnais vos tapisseries des Gobelins, vos étoffes de Chine, vos divans turcs, vos chaises Louis XV, vos tableaux flamands et vos porcelaines de Saxe, quoique nous fabriquions en Russie des tentures, des meubles, des peintures qui les valent. Mais lorsque notre argenterie est, de l'aveu même des étrangers, la plus somptueuse qu'il y ait, aller l'emprunter encore aux autres, c'est impardonnable.
 — Mon cher prince, répliquai-je, vous me mettez dans l'embarras. Il est entendu, et je le concède avec plaisir, que l'argenterie est la seule chose à peu près propre que l'on trouve en Russie. J'aurais dû m'en pourvoir, ne fût-ce que pour vous montrer que je suis admiratrice de tout ce qui est beau, même si c'est russe. Mais ces petites bagatelles de Toula sont devenues d'un emploi si banal, que, mon goût

commence à s'en effarer. Et puis, je vous avouerai franchement que, loin d'avoir une prédilection pour cette « argenterie nationale », comme vous l'appelez, je la trouve le plus souvent d'un travail rudimentaire et peu distingué. C'est lourd, c'est riche, c'est cossu, si vous voulez, et cela ne coûte pas cher, ce qui est un avantage vraiment, mais ce n'est pas artistique. Pour laisser de côté les cuillers, toujours les mêmes avec leurs éternels dessins de lignes droites coupées à angles aigus, cela se borne à quelques représentations naïves d'une nature vulgaire, où la troïka, l'izba et une douzaine d'objets d'un usage commun sont exclusivement mis à contribution. Je suis lasse de ces timbales à thé et de ces boites à cigarettes où galopent perpétuellement trois chevaux emportant un moujik qui tire sur les rênes. Et lorsque l'argent est émaillé, c'est bien pis : ce n'est plus alors qu'un fouillis de chatoiements colorés, auquel on cherche vainement une intention même d'art; et l'estime qu'on en a rappelle la passion des nègres pour la verroterie.
 De fil en aiguille et des cuillers aux plus hautes manifestations de l'art chez les peuples, la dispute s'envenima. On passa en revue l'architecture, la musique, les lettres, le théâtre, Ivan Egorovitch se cramponnant, ne lâchant pas d'un cran son enthousiasme aveugle et entêté pour son incomparable patrie, prétendant me faire violence et me prouver que la Russie, loin d'être inférieure en art à quelque autre nation que ce soit, les dominait toutes de son antique splendeur, de sa vitalité présente et de son avenir infiniment fécond. Il est certain que ses raisons n'étaient que d'orgueilleuses et absurdes affirmations, et qu'au seul toucher des faits ses prétentions s'affalaient dans la plus grotesque des fondrières. N'importe, il n'en démordait pas. Pour ne pas l'irriter jusqu'au paroxysme, je ne lui dis pas les trois quarts des choses que j'avais sur la langue. Ce que je me permis d'exprimer suffit pourtant à le mettre hors de lui : car après deux heures de cris, à bout de forces, il partit furibond.
 J'étais navrée.

 Qu'y faire? Plus j'y pense, de la meilleure volonté du monde, plus je me convaincs, avec une vraie tristesse, que chez les Russes le sens esthétique n'existe pas.
 Je fais à l'instant la réserve des Russes qui ont reçu la culture européenne et qui, plus ou moins, se sont poli l'épiderme au contact d'une civilisation. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur leur compte.
 Mais entrez dans une maison peu suspecte d'occidentalisme. Vous êtes surpris du mauvais goût qui s'y étale. Je dois même dire qu'il ne s'y trouve pas de goût du tout, afin de pouvoir disposer du terme « mauvais goût » pour les gens qui l'ont différent du mien. C'est un logement inélégant, informe, vulgaire, vaste comme une caserne ou réduit comme un placard, suivant l'état de fortune de celui qui l'habite, bien pourvu de poêles énormes, épaissement muré, et où les précautions contre le froid sont minutieusement prises. Les meubles sont n'importe lesquels, sans style. S'ils en ont un c'est par hasard, à l'insu de leur propriétaire, qui les a achetés sans considération autre que celle de leur utilité : et alors, par la disparate et le désassortiment où ils se voient soumis, ils sont d'un effet plus lamentable que l'absence même de recherche dans l'ameublement. Les pièces d'ailleurs sont fort nues. On y a mis l'indispensable : et dans cet indispensable ne sont compris ni ce qui flatte l'oeil, ni ce que comportent l'affinement des moeurs et les récentes exigences du confort moderne. Si le désordre règne en souverain dans la maison, et c'est l'habitude, l'aspect de la salle à manger encombrée de vaisselles malpropres et de linges graisseux, des salons râpés, aux soies effilochées, aux rideaux poudreux, aux tables de guingois où s'éparpillent des quotidiens éployés et des numéros avariés de revues, aux tapis jonchés de crachats et de bouts de cigarettes, des chambres à coucher où l'on dort tout botté sur des divans défoncés, cet aspect honteux d'intérieur russe provoque à de spéciales méditations sur la culture des êtres qui s'y complaisent. Quand l'appartement est en ordre, oh ! l'atrocité des rangs de chaises alignés le long des parois ! Si parfois – pas en Russie – un beau désordre est un effet de l'art, en Russie, par contre, l'ordre ne peut être autre chose que la méthode de l'affreux.
 A moins de l'avoir contemplée, on ne peut se faire une idée de l'horreur sépulcrale de la maison russe. Quelques casernes, les plus innomables, de faubourgs européens sauraient seules en offrir un aperçu. De grands murs ocre, troués de rectangles implacables où ne frissonne jamais un vantail de fenêtre qui s'ouvre ou se referme, sans un relief, sans un balcon, sans une terrasse, sans une ligne harmonieuse, sans une variation plaisante dans la mortelle rectitude des formes, c'est la nudité, le vide, le morne, l'incommensurablement laid. N'y eût-il que la façade, c'était déjà suffisant. Mais la façade est la moindre partie de ces immeubles repoussants. De la rue, par l'énorme porte cochère, primitive et informe comme une entrée de grange, il faut accéder dans les cours intérieures et jeter un coup d'œil d'épouvantement sur les corps de logis hideux qui s'y succèdent. Des centaines de petits appartements nauséabonds n'ont d'autre horizon que le badigeon infernalement jaune de la muraille qui fait face. Ce n'est pas la pierre, c'est la brique plâtrée dans son ignominie. Aussi, ne voit-on pas de figures aux fenêtres, qui d'ailleurs sont encastrées et immobiles : de simples trous pour laisser descendre d'un coin de ciel terne une lumière grise. Du dehors, ces caravansérails grouillants ont l'air déserts. Quel œil songerait – le pût-il – à percer l'opacité des doubles vitres crasseuses et à laisser trainer des regards mélancoliques sur l'infortune de la cour russe?
 Ce n'est guère que le long de deux ou trois voies élégantes de Pétersbourg que l'on rencontre des maisons ayant un aspect. Mais quel aspect ! D'horribles moulures singeant des motifs architecturaux archi-connus, des frontons mal équilibrés, des corniches banales, des colonnes d'une niaiserie de conception à faire grincer des dents, tout un méli-mélo burlesque d'ornements de hasard, employés n'importe comment, sans pensée et sans discernement, jetés là par de maladroites mains avec le seul but de manifester par une surcharge quelconque l'habitation riche.
 Les édifices publics, palais, églises, théâtres, écoles, hôpitaux, sont encore plus tristes à contempler. On a l'habitude de voir se manifester une parcelle au moins de l'âme d'un peuple dans ses grands monuments nationaux. L'Italie, l'Espagne, la France, l'Allemagne, l'Angleterre et jusqu'aux moindres pays ont une œuvre de pierre dont ils sont fiers et où revit leur histoire en signes originaux et incontestables. En Russie, rien de pareil : les édifices ne remémorent rien, d'abord parce qu'ils sont laids, ensuite parce qu'ils ne sont pas russes. Au nom du ciel, qu'est-ce que vous voulez que j'éprouve, quand on me conduit devant une immense bâtisse, vulgaire, informe, monstrueuse, n'ayant de remarquable que l'espace qu'elle couvre et qu'on me dit : Ça, c'est le Palais-d'Hiver, ou : Ça, c'est la résidence de l'Empereur, ou : Ça, c'est le Grand-Théâtre, ou : Ça, c'est l'Académie des Sciences ? Que dois-je ressentir, en vérité, lorsque, sous prétexte de grand art, on me montre un pastiche de palais florentin ou une médiocre réduction de Saint-Pierre de Rome? Je regarde, je reste rêveuse de ces entassements inutiles ou de ces formes galvaudées, cela ne me dit rien, cela m'écœure.
 N'est-il pas incroyable, me dis-je, qu'un grand pays, un pays qui aspire à tout, un pays qui a des ambitions démesurées, n'ait pas d'architecture ! L'architecture a toujours été l'un des signes évidents de la prééminence d'un peuple. L'histoire est là pour montrer qu'aucune nation n'a exercé d'empire qui n'ait apporté sa formule architecturale. La Russie serait le premier exemple du contraire : il est vrai qu'elle n'exerce pas encore d'empire. Je vois les Egyptiens, les Assyriens, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Persans, les Turcs, les Incas du Pérou et les Aztèques du Mexique ; je vois tous les peuples de l'Europe occidentale, depuis leurs pieux balbutiements de l'An mil, jusqu'à leurs ingénieurs actuels qui construisent avec le fer pour matière et l'équation pour principe d'art. Tous ont laissé ou laisseront quelque chose d'eux, quelque trace originale sur le sol qu'ils ont foulé ou foulent encore. De l'âme russe, au contraire, il n'a pas jailli la plus petite pensée ; l'âme russe est restée muette. Et les Russes, qui pourtant, fût-ce avec les plumes de paon, veulent être parés comme une nation qui compte, en sont piteusement réduits à copier ou à démarquer en Vandales les modèles étrangers. Ils ont successivement pillé Byzance, la France et l'Italie. C'est Byzance qui a le plus fourni. Presque toute l'architecture religieuse est byzantine : et rien n'est cocasse, ridicule, affligeant comme ce monstrueux à peu près des merveilles néo-grecques, au milieu de ces steppes neigeuses qui étaient faites pour tout autre chose. On peut même prétendre qu'à l'exception de l'architecture grecque, qui fait encore plus mal, c'était la dernière architecture à choisir – étant donnée que la Russie est incapable de s'en créer une. Enfin, il y a à cela – je le veux bien – des raisons historiques et religieuses que le goût ne connaît point ! Pour la France, c'est le xviiie siècle qui a écopé : et d'un bout à l'autre de la Russie, d'Arkhangel à Astrakhan et de Kiev à Orenbourg, il ne se rencontre pas un seul monument, petit ou grand, où se révèle quelque chose. Pardon ! il y en a un. Il y en a un, qui sans être un chef-d'œuvre, sans être une manifestation bien décidée de la conscience slave, sans être même beau, trahit cependant, en quelques parties, une intention de réaliser une pensée originale, de caractériser le pays, de s'approprier au sol : c'est le Kremlin. Mais ce sont les Italiens qui l'ont construit.

 La peinture n'est pas plus heureuse. Mon Dieu ! j'en suis bien fâchés pour les peintres russes, dont quelques-uns sont mes amis et ont, certes, surtout à ce titre, beaucoup de talent : mais à l'heure qu'il est, après avoir vu quelque trente ou quarante de leurs expositions, soit en Russie, sans concurrence, soit à l'étranger, en compagnie internationale, il m'est absolument impossible de dire en quoi consiste la peinture russe. Que je vois représentés des paysans de l'Ukraine en goguette ou un baptême des Slaves sous Vladimir, je dirai, sans doute : Voilà un sujet russe : mais jamais de n'aurai assez de flair pour déclarer : Voilà d'un peintre russe. Je ne pourrais guère fonder cette supposition que sur la mauvaise exécution du tableau. Je cherche en vain, depuis des années, quelque caractère à ce qu'on appelle emphatiquement l'école russe. Hélas ! c'est qu'il n'y a pas là d'école, mais seulement des élèves de toutes les écoles. On peut disserter sur la somme et le genre des influences qui s'y exercent : tenter d'en rechercher les tendances serait méchamment ironique. Ce qu'il faut observer, par contre, c'est que, dans l'honnête moyenne où elle croupit, la peinture russe ne réussit guère à donner un spectacle supportable que dans le paysage et la scène de genre. Elle doit s'y cantonner, sous peine de devenir franchement grotesque. Tout ce qui s'appelle l'histoire, le nu, le portrait, la légende religieuse ou mythologique, la décoration est sans valeur ou n'existe pas. Ce ne sont pas les deux ou trois toiles à grand fracas et à tsars costumés, qu'on parvient à citer dans une production d'un siècle, qui me feront changer d'avis. Mais l'effroi de l'effroi, l'abomination de la désolation, c'est l'horrible peinture officielle. Ah! les batailles contre les Français, les Turcs ou les Asiatiques ! les états-majors groupés sur une colline ! les revues navales ! les couronnements ! Il n'y a alors qu'un parti à prendre : fuir.
 Et que dire de la sculpture qui ne soit plus désolant encore? Sans doute, il vient un nom sur les lèvres, un seul : mais, voile-toi la face, Sainte Russie ! C'est celui d'un israélite.

 Il faut que j'en vienne à la musique pour pouvoir me livrer à des constatations moins cruelles. Je serai juste : il y a une musique russe. La musique est même l'unique art qui ait quelques racines en Russie : j'entends qui n'y ait pas été transplanté et cultivé en serre, mais y ait germé, en plante aborigène, à l'ombre des forêts de bouleaux et sur les rives des grands fleuves.
 Il faut cependant se rendre compte jusqu'à quel point elle plaide en faveur du sentiment esthétique de la nation. Le fait d'avoir une musique signifie-t-il grand chose ? Non, sans doute, si cette musique n'est pas elle-même artistique. Ne savons-nous pas que tous les peuples, jusqu'aux plus sauvages, ont leur musique, comme ils ont leurs danses et leurs légendes. Musique, danses, légendes, ce sont plutôt des attributs humains que les signes d'une supériorité de civilisation. On les retrouve en Russie, comme on les rencontre en Chine, au Maroc ou chez les Niam-Niams. Ce n'est donc pas sur leur existence, mais sur leur caractère, leur fécondité, leur évolution dans les sphères intelligentes de la société qu'il faut se fonder pour juger du plus ou moins d'aptitude d'une race à percevoir le beau.
 Pour moi, je dois l'avouer, je trouve la musique russe assommante. Je m'efforce pourtant de donner congé à mes délicatesses, et je me demande sincèrement ce qu'elle vaut. C'est avant tout et malgré tout une musique populaire : telle elle est née, telle elle est restée en dépit des plus consciencieux efforts. Le peuple, qui l'a engendrée, l'a faite à son image, monotone, triste, langoureuse, mais d'une mélancolie de chose, de paysage, plutôt que de sentiment ou de pensée. Elle commence sans qu'on sache pourquoi, se poursuit indéfiniment, avec des retours sur elle-même, sans discontinuation, sans parties, sans mouvement autre que ce flux incessant et ce reflux des mêmes ondes sonores revenant sans trêve battre l'ouïe, comme une mer uniforme tourmente un bout de grève. C'est un tissu toujours semblable, où sur la chaine de longs accords primitifs rôde la trame non d'une mélodie, mais d'une phrase de quelques mesures passant et repassant à satiété. Fort simple, l'harmonie, avec ses éternelles modulations par le dominante des majeurs aux mineurs et des mineurs aux majeurs relatifs, n'a cependant ni rigueur, ni sécheresse : elle est, au contraire, fluide, inconsistante, souvent insaisissable aux oreilles peu exercées et leur paraissant beaucoup plus compliquée qu'elle ne l'est vraiment. Cette illusion est produite par les entrées successives des voix, qui n'entonnent jamais à la fois, mais se pourchassent, s'entraînent, se complètent, se dissocient, procédant par gonflements et décroissances, s'évanouissent et reviennent, livrées chacune à une sorte d'improvisation propre dans le schéma symphonique général. Un même accord réel offre ainsi une apparente variété. Par là-dessus se brode le thème, toujours identique et toujours mobile, en fantaisistes arabesques capricieusement jetées, dans une interminable série d'effets obtenus par les seuls changements de timbre, de rythme et d'expression. L'accompagnement d'un accordéon angoissé, d'une clarinette capricante et de cris divers contribue à marquer cette musique d'un cachet spécial que je suis la dernière à méconnaître.
 Je ne dissimulerai donc point, après ce satisfecit non marchandé, l'ennui profond et accablant qui s'exhale en épais brouillard de ce marécage d'harmonie. Les mélopées crées sur l'immense et uniforme terroir russe se ressemblent toutes tellement, que, si l'on n'est pas né moujik, on a bien de la peine à les distinguer. Est-il seulement certain que les moujik ne s'y perdent pas? C'est, là-dedans, leur âme bornée qui vagit toujours de la même façon. Il n'y a guère de sensible que la différence entre la languissante et torpide tristesse et les éclats de gaieté rurale, où le rythme s'accentue, se précipite, se dialogue et se transforme enfin en une sauvage galopade à grands coups de talons de bottes. Du reste, presque tous ces chœurs observent la même gradation; cela commence en plainte lamentable, et cela se termine par une danse de forcenés. Il ne faut pas y chercher de belles choses : c'est déjà beaucoup que l'on y trouve du caractères ! On risquerait de fouiller longtemps avant de rencontrer une phrase présentant un intérêt artistique. Des inspiration de la valeur de l'air. « En descendant le Volga » sont plus que rares. Le manque de souffle de cette nation pauvre de génie est curieux à constater là justement où elle fait preuve de quelque faculté.
 Toujours préoccupés de faire valoir leur pays et de gonfler ses mérites, à l'adresse des Occidentaux qu'il s'agit d'éblouir, les Russes ne craignent pas de mettre leurs chants populaires en parallèle avec les lieder allemands. C'est vraiment bouffon ! Si l'on me demandait mon avis, j'affirmerais hardiment - en auditrice très désintéressée, je le jure - que dans deux douzaines de lieder il y a plus de génie que dans toutes les piesni de la Russie accumulées - et Dieu sait s'il y en a ! Et si l'on m'y poussait, j'irais jusqu'à leur préférer les flores musicales de petites provinces comme la Bretagne ou la Sicile, qui n'ont pas moins de caractère et beaucoup plus d'idées.
 L'art qui s'est greffé sur ce répertoire pour accordéon, balalaïka et chœur rustique, demeure irrémédiablement hybride. Les compositeurs n'ont pu être suffisamment inspirés et portés par le souffle de leur patrie pour accoucher d'un art authentiquement national. Il s'agit donc bien là d'une véritable greffe. Car que sont-ils, au fond, et que font-ils, les compositeurs russes ? Ce sont de simples élèves des Allemands, et qui s'imaginent peut-être faire original et créer une musique russe parce qu'ils prennent parfois pour thèmes des motifs populaires et les développent suivant les procédés et dans l'esprit germanique - avec moins de souplesse souvent, moins de profondeur ordinairement et moins de talent toujours. Je ne nie pas qu'il ne leur soit arrivé de temps en temps de nous donner de jolies choses : c'est d'habitude lorsqu'ils ne sont pas hantés de l'ambition de faire russe et qu'ils se laissent tout simplement aller à leur inspiration d'honnêtes disciples. Mais, les brigands ! quand ils se lancent dans leurs élucubrations touffues, leurs symphonies légendaires, leurs tableaux descriptifs, leurs scènes pittoresques de la Russie-Blanche, de la Transcaucusie ou du Baïkal, leurs entrées solennelles à Moscou et leurs opéras slavons, ils sont affreux. Ce sont alors de ces énormes pages, pédantes, indigestes, compassées, suantes d'ennui et de médiocrité, sans conception et sans esprit, où sont versées à grands seaux, comme dans un tonneau des Danaïdes, toutes les combinaisons des cours d'harmonie et toutes les sonorités des traités d'instrumentation. C'est long, c'est pénible, c'est mortel comme un voyage de Tobolsk à Irkoutsk. Et l'on proclame que, sortie enfin des limbes populaires, la grande musique russe est fondée! Il y a quelques musiciens, je n'y contredis pas: mais la musique russe! Allons, avouons-le sans honte, sans réticence et sans récrimination, il n'y a encore qu'une seule musique russe : c'est la musique polonaise.

 Et la littérature! cette fameuse littérature, qui fut récemment révélée au monde, excitant partout les plus vifs enthousiasmes, soulevant les foules, ameutant les intelligences, lesquelles se ruèrent avec frénésie sur ce nouveau butin! J'entends encore Ivan Egorovitch me narrer en termes peu modestes cette extraordinaire aventure.
 — Eh bien! jubilait-il, nierez-vous toujours, en face de ce triomphe, la puissance de la pensée russe, capable de s'imposer si souverainement à cette Europe civilisée dont, soi-disant, nous tenons tout? Voyez l'œuvre de nos auteurs. Ils ont créé une humanité inconnue avant eux, fait surgir une race toute vibrante de désirs imprévus, sensible, nerveuse passionnée comme aucune, douée d'une autre conscience à la fois plus troublante et plus noble ; ils ont évoqué un univers de conceptions et de sentiments dont l'Occident n'avait nulle idée; ils ont doté la littérature de l'âme d'un peuple, âme extraordinairement riche et féconde, profonde, comme un océan, infinie comme les cieux. Et tous se sont courbés, subjugués par la grandeur de ce spectacle, ne trouvant plus de mots que pour admirer, n'ayant plus de sens que pour s'initier autant qu'il leur était permis à ces splendeurs dévoilées.
  Oh! le prince était d'un lyrisme ! Il me semble même l'avoir entendu proférer:
  — Le xviime siècle a été le siècle français; le xviiime a été le siècle allemand; le xixme est le siècle russe.
  Mon Dieu, que sera le xxme? C'est à faire frémir.
  Hélas! il en faut bien rabattre. Sans entrer dans une oiseuse discussion sur l'intérêt qui s'attache depuis une demi-douzaine d'années aux écrivains moscovites, sans rechercher si cet intérêt n'est pas sollicité par des raisons historiques, sociales, voire politiques — et pour en rester simplement au sens esthétique des Russes, la seule question qui m'occupe maintenant — je dois faire remarquer que la littérature est une matière fort complexe. Elle n'est point un art pur comme la peinture ou la musique. Il ne suffit pas de dire qu'un peuple écrit pour laisser entendre qu'il est artiste; il faut encore savoir ce qu'il écrit. Car le besoin d'écrire ne s'empare pas seulement de celui qui veut réaliser le beau : mais de quiconque désire annoncer quelque chose à ses semblables, fût-ce une méthode d'engrais pour la culture des pommes de terre ou une nouvelle façon d'accommoder le veau. Or, on conviendra que des dissertations scientifiques ou philosophiques, quelque profondes qu'on les suppose, ne sont point proprement des manifestations d'art; on accordera même que les genres éminemment favorables à l'expression artistique, la poésie, le roman, le théâtre, n'acquièrent une valeur littéraire que par certaines qualités de conception et d'exécution qui les distinguent des entreprises d'intérêt uniquement spéculatif ou pratique. Que dira-t-on d'une œuvre où la forme, en petit négligé, ne présente qu'un obscur amalgame de mots et de phrases accumulés sans choix, sans discernement, sans intention, indifférents à habiller la pensée d'un vêtement qui lui donne une tournure; où le fond n'offre aucune recherche du beau, du pittoresque, du spirituel, de l'original, et se borne à quelques constatations banales de la vie courante aussi pauvrement imaginées que stupidement dites? Lors même que quelques sentiments moins superficiels, quelques opinions moins faibles qu'ailleurs s'y prélasseraient, lors même qu'on y verrait sévir une de ces idées puissantes qui exercent une action certaine sur les masses, que serait-ce qu'une telle œuvre, si la vulgarité du style et la bassesse de l'esprit la taraient irrémédiablement? Jugeons la Russie sur la littérature, je veux bien: mais ne nous forgeons pas d'illusions sur son sens esthétique avant d'avoir reconnu jusqu'où s'élève l'esthétique de sa littérature.
  Il y a deux sortes d'écrivains russes: ceux qui sont russes et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers, véritablement, n'ont rien à faire dans le débat. Hynoptisés par l'Europe, alors dans tout l'éclat du romantisme, ils ont reconstitué, d'un peu loin, mais avec un réel talent d'adaptateurs, à l'usage de leurs compatriotes peu lettrés, Shakespeare, Byron, Schiller, Musset et Lamartine, ils ont poussé le souci de leur réputation jusqu'à affubler de noms russes des héros aux âmes germaniques ou latines et à les faire se mouvoir, agir, aimer et déclamer dans des paysages de l'Ukraine ou du Caucase : à cela se monte leur part d'invention. Quand, sous prétexte de couleur locale, ils recourent aux moujiks, ce sont des moujiks d'opéra-comique. Cela n'est peut-être pas plus laid qu'autre chose: mais, pour ma part, je ne tiens pas tant à ce décor de fantaisie, et, pour le reste, je préfère lire Shakespeare, Byron, Schiller, Musset et Lamartine dans le texte.
  Avec les « années quarante », nous arrivons aux écrivains russisants. Mais alors le ton change. La méthode, qui de plus en plus s'affirme, consiste en un réalisme rustaud, terre à terre, aussi dépouillé de prestige qu'il est possible, s'efforçant de se ravaler à la vulgarité de la vie, de s'y accrocher, de l'étreindre de l'exprimer toute, dans son humiliante abjection. Il n'est plus question de rivaliser avec l'Occident en poésie, en grâce, en splendeur, en délicatesse, en intelligence: il s'agit de s'installer enfin à sa cuisine, d'attraper la Russie comme une vieille oie qui a échappé jusqu'ici aux doigts des marmitons, mais qu'il est grand temps d'utiliser, et de la servir, dans son horreur de bête coriace, aux mâchoires assez solides pour y mordre et aux palais assez grossiers pour y trouver du goût.
  Les gâte-sauce russes ne se sont pas mis en frais d'invention. Créer un art littéraire national, à quoi bon! Il leur parut bien suffisant de démontrer l'existence de la Russie par de gros récits familiers où défilerait la foule des gens rencontrés quotidiennement sur le terroir monotone des campagnes ou dans les rues maussades de Saint-Pétersbourg ou de Moscou: tchinovniks de tous les degrés, nobles, petits nobles, marchands, officiers, popes, moines et le troupeau imbécile des paysans, avec leurs habitudes, leur langage, leur grouillement banal et bête, leurs pauvres intrigues, leurs innombrables verres de thé et leurs plus innombrables petits verres de vodka. Et le bel œuvre commença, se développa, se continue et se poursuivra longtemps, devenant de plus en plus plat à mesure que s'émousse ce que l'entreprise pouvait d'abord avoir de nouveauté. On assista, on assiste encore à ce spectacle mais de la Russie mangeant, buvant, se soulant, faisant des affaires, vendant, achetant, cultivant son blé, se mariant, procréant des enfants, causant de balivernes, chassant, jouant au wint et volant des roubles, dans le train-train ordinaire de la vie — de la vie russe, ce qui est le comble du train-train ordinaire.
 Et il ne faudrait pas croire que ce soit là du réalisme. Si l'on emploie ce terme pour cataloguer les produits de ce côté-ci de la Vistule, c'est que le mot patronillisme n'existe pas. Il y a autant de différence entre le réalisme et la façon dont les Russes se servent d'une plume, qu'entre les tableaux de François Millet et de Théodore Rousseau, par exemple, et les photographies que les amateurs en promenade tirent des paysages de Barbizon. L'écrivain russe ne voit que la vie réelle, et cela non comme moyen d'art, mais comme but. Il ignore profondément ce que c'est que de faire naître une impression par une description, une scène, un type, un récit. Pour lui, un personnage n'est autre chose que monsieur un tel, dont il vous raconte bêtement l'histoire sans couleur, sans relief, sans dessous, sans atmosphère, et qu'il vous présente comme on vous présente dans l'existence civile des tas de gens, qui intéressent ou n'intéressent pas, pour pouvoir causer d'eux, cancaner sur leur compte, dévoiler leurs petites affaires, narrer leur mariage, leurs aventures, leurs vicissitudes, les plaindre ou se moquer d'eux, suivant que l'on est porté au sentimentalisme ou à la raillerie. Ce n'est pas autre chose que du reportage sur des individus qui n'ont ordinairement pas même le mérite d'être historiques ou simplement connus de vous. On ne peut se faire une idée, en Europe, où les écoles réalistes n'ont jamais cessé de rester littéraires — quel que soit d'ailleurs le jugement qu'on porte sur elles — l'inconcevable gargouillement auquel se complaît la prose russe. Le réalisme n'est point la négation de l'art: c'est, au contraire, une forme de l'art. On a le plaisir, chez un romancier français, anglais, allemand, d'admirer les proportions de l'œuvre, le souffle, la puissance de l'observation, qui consiste non pas dans l'amoncellement d'une foison indistincte de détails, mais dans leur choix, leur ordonnance, leur caractère spécial et frappant de vérité, la perspective des plans où se détachent en vigueur les figures principales, celles-ci bien assises, mises en lumière, solidement et magistralement exposées, tandis qu'autour d'elles, les poussant et les soutenant, les motifs secondaires sont groupés dans une savante et méthodique architecture, qui favorise l'unité de l'ensemble et contribue à maintenir l'édifice dans l'équilibre et l'harmonie qui lui conviennent. Chez le romancier russe, rien. C'est un gâchis de scènes journalières qui se succèdent les unes aux autres, au hasard des événements, avec l'absurdité du relatif et l'inanité du concret, sans vision supérieure ou, du moins, différente de la manière de voir et de sentir de la foule, vision qui seule constitue l'artiste, dont le rôle est justement de révéler à la masse des esprits inféconds les aspects nouveaux qu'il découvre aux choses. Et, suprême reproche, qui peut-être les contient tous: point de style. Le livre russe est mal écrit. Pis: il n'est pas écrit.
 Qu'y a-t-il à ajouter à cela? Bien loin d'être à invoquer, cette littérature constitue une preuve de plus du manque complet de sens esthétique chez les Russes.
 Il n'y a guère que deux écrivains qui aient eu quelque conscience de ce que c'est qu'écrire. L'un, l'initiateur même de ce pseudo-réalisme national, et qui n'espérait, sans doute, pas un pareil succès de progéniture, après avoir copieusement sacrifié au romantisme, fut entraîné par le mouvement de réaction qui produisait Dickens en Angleterre, Balzac en France, tout en gardant cependant de ses premières fréquentations les instincts de couleur, de recherche dans l'expression, de scintillation dans la description, de pittoresque dans le récit, qui lui créeront une place avouable dans les faites littéraires. L'autre, le pilote dont le définitif coup d'aviron poussa complètement l'esquif des lettres russes dans le remous glauque et lent où il stagne depuis lors, participa à l'établissement du naturalisme de concert avec plusieurs romanciers français en compagnie desquels il vécut, dont il partagea les tendances et pratiqua l'esthétique; il affirma toujours, du reste, ses relations avec l'Europe, s'en réclama et arbora glorieusement le surnom d'« Occidental », dont ses compatriote le chargeaient avec colère et souvent même avec mépris. Ces deux écrivains seuls conservèrent un style en prenant une âme russe. Les autres ont peut-être une âme russe, mais ils écrivent comme des co...saques.
 Je ne nie pas qu'à d'autres points de vue des œuvres russes ne puissent avoir quelque valeur. Ce ne sont point des œuvres littéraires, mais ce seront, si l'on veut, des œuvres documentaires, morales, sociales, politique, philanthropiques, religieuses, mystiques même — quoique, à mon avis, le mysticisme slave ne soit rien moins que du mysticisme. De là, sans doute l'erreur des bons enthousiastes de la Russie au sujet de cette librairie. Ils se sont extasiés devant ce fatras de grandes idées humanitaires, ces théories communistes, cet apitoiement sur la souffrance du peuple, ce larmoiement universel, ces diatribes contre l'ordre contemporain, ces retours au christianisme primitif et ces auteurs confectionnant des bottes à leurs moujiks, sans se douter que ces belles choses sont tout ce qu'on voudra, excepté de la littérature.
 A ce propos, une bonne anecdote que m'a contée l'autre jour Micha.
 Il revenait de je ne sais plus où et rencontra dans le train le comte T***, fils du célèbre écrivain.
 — Tiens, où allez-vous comme ça ?
 — A Moscou. Je vais acheter des bottes.
 — Vraiment? Je croyais que votre père...
 — Ah! oui, parlons-en... Les bottes à papa?...
 Et il exhiba d'un air navré ses chaussures qui menaçaient ruine.
 Ce qu'il faut comprendre, c'est que le livre russe n'a point pour but l'art ; c'est avant tout une sociologie de combat. Né du despotisme gouvernemental, vivant de lui, il n'est vraisemblablement pas destiné à lui survivre. Car que dira-t-on, lorsqu'on aura le droit de tout dire? Ces romanciers, ces humoristes, ces auteurs dramatiques, ces poètes même, n'ayant plus aucune retenue à garder, sacrifieront carrément la forme littéraire qui leur pèse et deviendront autant d'avocats, de discoureurs, de politiciens, de journalistes. Leurs idées ne vont pas au-delà de cette terre, et dans cette terre au-delà de l'empire, et dans l'empire au-delà de la meilleure façon de s'y installer pour avoir le ventre satisfait et l'esprit à l'aise. Leur seule raison d'être et leur seule puissance vient de ce qu'ils ont eu la chance de naître dans un pays qui est loin de réaliser l'état social auquel l'homme moderne est en droit de prétendre. Quel excellent prétexte à tagage! Quelle source inépuisable d'énormes in-octavo ! On fit sous toutes les couleurs le procès au gouvernement, on tarabusta l'administration, on flagella le tchinovnisme, on évoqua en tableaux sombres la souffrance du peuple, on dressa comme un fantôme vengeur le moujik abruti ou le révolutionnaire abruti comme la corruption des grands et l'arbitraire des maîtres, on dépassa quelquefois les limites permises, on fut trop clair dans l'allusion et le sous-entendu, on paya ces audaces de la prison, on alla en Sibérie : ce fut très beau. Mais à cela se borne l'intérêt de la littérature russe. Elle offre un sujet d'étude aux historiens et aux philosophes : elle ne regarde en rien les artistes. On peut presque dire, sans crainte de faire un paradoxe, que cette littérature si frondeuse est redevable de son existence à l'autocratie. N'est-ce point sous le règne oppresseur de Nicolas qu'elle a poussé ses plus vigoureuses branches, celles dont les Russes sont le plus fiers ? Mon Dieu! que serait-elle devenue, s'il n'y avait pas eu le servage? Otez le servage, vous la démolissez toute. Preuve évidente qu'elle n'est qu'une grosse agitation de questions sociales. Rien de comique à cet égard comme ce qui arriva au plus grand poète russe — le seul, du reste, et qui n'est, au fond, qu'une sorte de mauvais Jules Vallès qui aurait gâté sa prose en la mettant maladroitement en vers taillés à coups de hache; car on conçoit que la poésie n'ait pas précisément élu domicile en Russie. Le jour de la libération des serfs lui porta un coup mortel. Il n'avait jamais chanté que les misères de l'esclavage. Une fois sujet ravi, il cassa sa lyre.

 En somme, dans toutes ces tentatives, dans ces efforts, ces à peu près pour créer, ne fût-ce que dans un seul domaine, un art national, je ne vois que le néant pour résultat. Tout au plus y eut-il quelques artistes solitaires. Dans un pays de cent millions d'habitants, qui depuis deux siècles est en relation intime avec l'Europe, dans lequel tant de races se mêlent et où tant d'étrangers viennent se fixer et faire souche, il eût été étonnant qu'il n'en émergeât pas quelque-uns. Mais aucun n'a réussi à faire œuvre qui compte: n'a été assez

puissant pour qu'on puisse dire : Il y a lui! Leurs manifestations sont restées isolées, sans écho et sans fécondité. Ni en architecture, ni en peinture, ni en musique, ni en belles-lettres l'art russe n'existe. Il n'y eût ou sur le globe, à la place de la Russie, qu'un vaste désert, que la civilisation cathétique du monde n'eût pas varié d'un iota. C'est une nation qui, en art comme en tant d'autres choses, est restée stérile et, suivant toute probabilité, le demeurera.

Princesse Nadejda.

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